LA TYRANNIE DE LA MODERATION
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Ces dernières années, des secteurs populistes de la droite européenne sont parvenus à une certaine proéminence. L’essentiel de leur message découle de l’hostilité envers l’influence supposée étrangère des populations musulmanes. Un homme politique néerlandais, Geert Wilders (…) dénonce "l’islamisation" de l’Europe. Le Parti du peuple danois lance un appel à la défense de l’identité chrétienne du pays contre l’immigration musulmane. Le BNP (British National Party) britannique (deux sièges au parlement européen) déclare l’islam un cancer. En novembre (dernier), les électeurs de 22 des 26 cantons de la Confédération suisse entérinent l’interdiction de construire des minarets proposée par le Parti populaire suisse.
Ces dissensions ont été illustrées – et amplifiées - de façon exemplaire par un extraordinaire conflit ayant éclaté en 2005. Un quotidien danois (Jyllands-Posten) publia douze caricatures du prophète Mohammed. Quelques mois plus tard, sur tous les continents - Amérique latine exceptée - des manifestations éclatent. Les musulmans se déclarent indignés par le "blasphème". À Damas, les ambassades de Norvège et du Danemark sont incendiées, avec connivence manifeste des autorités syriennes. Mahmoud Ahmedinejad, marionnette présidentielle de l’Iran, reçoit en congrès les dénégateurs de la Shoah. Des voix d’une modération ostensible comme celle du Vatican, avancent que le droit de s’exprimer librement n’entraîne pas celui de porter atteinte à la susceptibilité religieuse de croyants.
Pourtant, en dépit de son retentissant effet d’annonce l’affaire danoise des caricatures reste assez obscure. Jytte Klausen, une universitaire danoise établie aux USA a écrit ce qui doit constituer le compte-rendu définitif de l’affaire. (…) Elle démontre que le grabuge global ne traduisait pas une éruption spontanée de colère mais bien une campagne concertée à des fins politiques par toute une série d’acteurs. C’est ainsi que se sont successivement manifestés des militants musulmans au Danemark, un gouvernement égyptien soucieux d’étayer sa crédibilité islamique, et des militants à l’oeuvre au Liban, au Nigeria, au Pakistan et dans d’autres pays où l’opposition islamiste a établi un camp retranché, qui travaillent à saper l’action du gouvernement.
L’internationalisation initiale des protestations fut impulsée par un effort délibéré de lobbying du ministère égyptien des Affaires étrangères qui en décembre 2005 avait invité au Caire les imams protestataires du Danemark. La décision fut alors prise d’intensifier les actions diplomatiques en évoquant le motif absurde d’un droit des personnages religieux emblématiques à être protégés contre le dénigrement. Jytte Klausen détaille cette partie de l’histoire avec une clarté exemplaire. Personne n’est parvenu comme elle à expliquer avec un détachement savant mais un profond souci de largeur d’esprit, la motivation tarabiscotée des manifestants et la réaction timorée de gouvernements et médias occidentaux sur la défensive.
(…) L’affaire des caricatures était bien différente. Wilders et ses émules auraient souhaité restreindre les libertés individuelles, liberté d’exercer librement une religion et liberté de mouvement (…). Ceci est analogue aux exigences de ceux qui protestaient contre les caricatures publiées au Danemark : ils demandaient que les autres abandonnent leur liberté d’expression pour ne pas heurter leurs profondes convictions religieuses personnelles. Ce qui donne ici la chair de poule c’est que la campagne de protestations dépassa vite manifestations et boycott pour déboucher sur la violence, le chantage et les menaces de mort. Dans les sociétés occidentales, la réaction des grands de ce monde fut en général de se déclarer de tout coeur du côté des protestataires plutôt que de défendre le droit à l’expression (…). À cet égard, les lamentation de Simon Jenkins dans le Sunday Times sont représentatives : "L’équilibre traditionnel entre la liberté d’expression et le respect pour les sentiments d’autrui devient de toute évidence de plus en plus difficile à conserver".
Il s’agit là d’une vue profondément erronée. Si le respect des sentiments d’autrui constitue bien une vertu, cette vertu personnelle s’avère une fois traduite en termes de politique générale, un principe pernicieux. À partir du moment où les gouvernements et les institutions professent tenir compte des états d’âme des gens – ce que les citoyens croient et ce qu’ils ressentent – il n’y a plus aucune limite aux restrictions qui pourront être imposée aux libertés, dans l’intérêt de la préservation de la cohésion sociale. A l’arrière plan, souvent au premier plan également, on trouvera des petits maîtres qui disserteront sur le fait que tout acte d’opposition militante, terrorisme et meurtre compris, remonte à une provocation qui eût pu être évitée initialement. L’année dernière à Islamabad, à la suite d’un attentat suicide dont la bombe tua six personnes devant l’ambassade du Danemark, un journaliste danois écrivit de l’attaque que bien sûr :"…elle était indéfendable, mais soulevait néanmoins des questions sur l’opportunité d’avoir publié les caricatures, et sur les réactions danoises au courroux des musulmans".
L’ouvrage de Jytte Klausen représente non seulement un guide du déroulement des évènements mais encore une pièce à conviction dans cette lamentable affaire. Après consultation de ses conseillers universitaires Yale University Press, l’éditeur, informa Klausen qu’il ne consentirait pas à inclure dans le livre les reproductions des caricatures. En outre, il ne publierait aucune représentation du prophète, au cas où cela susciterait des protestations violentes. Yale demanda à Klausen - qui refusa de signer - une déclaration selon laquelle elle acceptait cette décision, ainsi qu’un accord de confidentialité. C’est ainsi que l’ouvrage est publié avec deux préfaces distinctes, l’une de l’éditeur, l’autre de l’auteur. La préface de Yale s’efforce de justifier un acte de censure contre l’un de ses propres auteurs. Dans sa préface, Klausen déclare avec une résignation non dépourvue de dignité qu’elle n’avait jamais …"eu l’intention de faire de son livre une démonstration encore pour ou contre les caricatures…" et qu’elle espérait qu’il "…puisse remplir son rôle même en l’absence d’illustrations".
La décision de Yale était bien un acte délibéré d’imposition de limites à une démarche intellectuelle. Si les images du prophète ne peuvent plus figurer dans un travail universitaire essentiellement consacré à cette question, c’est signe que désormais la vie intellectuelle est entachée de corruption. N’est-il pas entièrement concevable en effet, que dans dix ou quinze ans dans les médias et les milieux universitaires, un principe se sera établi selon lequel tout ce qui est exprimé et publié devra être pondéré en fonction de l’offense possible pouvant être perçue par d’autres personnes dans leurs croyances personnelles. C’est tout simplement une culture de science et d’érudition à base de critique qui se sera atrophiée sous le joug tyrannique de la modération.
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