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L’île des Naufragés

samedi 25 septembre 2010
par  Michel Portal
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“L’Île des Naufragés” est un des premiers écrits du canadien Louis Even. Cette fable a permis à bien des gens de comprendre l’argent. Vous en trouverez ici une adaptation.

1 Sauvés du naufrage

Une explosion a détruit leur bateau. Les survivants se sont agrippés aux premières pièces flottantes qui leur tombaient sous la main. Cinq ont fini par se trouver réunis sur cette épave que les flots emportent à leur gré. Des autres compagnons de naufrage, aucune nouvelle. C’était avant les téléphones portables. Depuis des heures, de longues heures, ils scrutent l’horizon : quelque navire en voyage les apercevrait-il ? Leur radeau de fortune échouerait-il sur quelque rivage hospitalier ? Tout à coup, un cri retentit : “Terre ! Terre là-bas, voyez ! Justement dans la direction où nous poussent les vagues !” A mesure que se dessine, en effet, la ligne d’un rivage, les figures s’épanouissent. Il y a François, le grand et vigoureux charpentier qui a le premier lancé le cri : Terre ! Paule, cultivatrice ; c’est elle que vous voyez en avant, à gauche, à genoux, une main à terre, l’autre accrochée au piquet de l’épave ; Jacqueline, spécialisée dans l’élevage des animaux : c’est la femme au pantalon rayé qui, les genoux à terre, regarde dans la direction indiquée ; Henriette, l’agronome horticultrice, un peu corpulente, assise sur une valise échappée au naufrage ; Thomas, le prospecteur minéralogiste, c’est le gars qui se tient debout en arrière, avec une main sur l’épaule du charpentier.

2. Une île providentielle

Remettre les pieds sur la terre ferme, c’est pour nos Humains un retour à la vie. Une fois séchés, réchauffés, leur premier empressement est de faire connaissance avec cette île où ils sont jetés loin de la civilisation. Ils la nomment “L’Île des Naufragés”. Une rapide tournée comble leurs espoirs. L’île n’est pas un désert aride. Ils sont bien les seuls à l’habiter actuellement. Mais d’autres ont dû y vivre avant eux, s’il faut en juger par les restes de troupeaux demi-sauvages qu’ils ont rencontrés ici et là. Jacqueline, l’éleveuse, affirme qu’elle pourra les améliorer et en tirer un bon rendement.

Quant au sol de l’île, Paule le trouve en grande partie fort propice à la culture. Henriette, elle a découvert des arbres fruitiers, dont elle espère pouvoir tirer profit. François a surtout remarqué les belles étendues forestières, riches en bois de toutes sortes : ce sera un jeu d’abattre des arbres et de construire des abris pour la petite colonie. Quant à Thomas, le prospecteur, ce qui l’a intéressé, c’est la partie la plus rocheuse de l’île. Il y a noté plusieurs signes indiquant un sous-sol richement minéralisé. Malgré l’absence d’outils perfectionnés, Thomas se croit assez d’initiative et de débrouillardise pour transformer le minerai en métaux utiles. Chacun va donc pouvoir se livrer à ses occupations favorites pour le bien de tous. Tous sont unanimes à louer le dénouement relativement heureux d’une grande tragédie.

3. Les véritables richesses

Et voilà nos habitants à l’ouvrage. Les maisons et des meubles sortent du travail du charpentier. Les premiers temps, on s’est contenté de nourriture primitive. Mais en quelques mois les champs produisent et Paule a des récoltes. A mesure que les saisons succèdent aux saisons, le patrimoine de l’île s’enrichit. Il s’enrichit, non pas d’or ou de papier monnaie, mais des véritables richesses : des choses qui nourrissent, qui habillent, qui logent, qui répondent à des besoins. La vie n’est pas aussi douce qu’ils la souhaiteraient. Il leur manque bien des choses auxquelles ils étaient habitués dans la civilisation. Mais leur sort pourrait être beaucoup plus triste. D’ailleurs, ils ont déjà connu des temps de crise dans leur ancien pays. Ils se rappellent les privations subies dans les années trente, alors que des magasins étaient trop pleins à dix pas de leur porte. Au moins, dans l’Île, personne ne les condamne à voir pourrir sous leurs yeux des choses dont ils ont besoin. Et puis les taxes sont inconnues. Les saisies d’huissier ne sont plus à craindre. Si le travail est dur parfois, au moins on a le droit de jouir des fruits du travail. Somme toute, on exploite l’île en bénissant la Nature, espérant qu’un jour on pourra retrouver les parents et les amis, avec deux grands biens conservés : la vie et la santé.

4. Un inconvénient majeur

Nos homo-sapiens-sapiens se réunissent souvent pour causer de leurs affaires. Dans le système économique très simplifié qu’ils pratiquent, une chose les taquine de plus en plus : ils n’ont aucune espèce de monnaie. Le troc, l’échange direct de produit contre produit, a ses inconvénients. Les produits à échanger ne sont pas toujours en face l’un de l’autre en même temps. Ainsi, du bois livré à la cultivatrice en hiver ne pourra être remboursé en légumes que dans six mois. Parfois aussi, c’est un gros article livré d’un coup par un des membres, et il voudrait en retour différentes petites choses produites par plusieurs des autres à des époques différentes. Tout cela complique les affaires. S’il y avait une monnaie en circulation, chacun vendrait ses produits aux autres au juste prix. Avec l’argent, il achèterait aux autres les choses qu’il veut, quand il les veut et qu’elles sont là. Tous s’entendent pour reconnaître la commodité que serait un système monétaire. Mais aucun d’eux ne sait comment en établir un. Ils ont appris à produire la vraie richesse, les choses et des services. Mais ils ne savent pas en faire les signes, l’argent. Ils ignorent comment l’argent commence, et comment le créer quand il n’y en a pas et qu’on décide ensemble d’en avoir... Bien des êtres instruits seraient sans doute aussi embarrassés ; les divers pays l’ont bien été “avant guerre”. Seul, l’argent manquait, et le gouvernement restait paralysé devant ce problème.

5. Arrivée d’un nouveau réfugié

Un soir que les naufragés, assis sur le rivage, ressassent ce problème pour la enième fois, ils voient soudain approcher une chaloupe avironnée par un seul homme. On s’empresse d’aider le nouveau naufragé. On lui offre les premiers soins et on cause. On apprend qu’il a lui aussi échappé à un naufrage, dont il est apparemment le seul survivant. Son nom : Martin. Heureux d’avoir un compagnon de plus, nos cinq amis l’accueillent avec chaleur et lui font visiter l’île. — « Quoique perdus loin du reste du monde, lui disent-ils, nous ne sommes pas trop à plaindre. La terre rend bien ; la forêt aussi. Une chose nous manque : nous n’avons pas de monnaie pour faciliter les échanges de nos produits. » — « Bénissez le hasard qui m’amène ici ! répond Martin. L’argent n’a pas de mystère pour moi. Je suis banquier, et je puis vous installer en peu de temps un système monétaire qui vous donnera satisfaction. » Un banquier !... Un banquier !... Un ange venu du ciel n’aurait pas inspiré plus de révérence. N’est-on pas habitué, en pays civilisé, à s’incliner devant les banquiers ? Ils contrôlent les pulsations de la finance.

6. Le dieu de la civilisation

— « Monsieur Martin, puisque vous êtes banquier, vous ne travaillerez pas dans l’île. Vous allez seulement vous occuper de notre argent. » — « Je m’en acquitterai avec la satisfaction, comme tout banquier, de forger la prospérité commune. » — « Monsieur Martin, on vous bâtira une demeure digne de vous. En attendant, peut-on vous installer dans l’édifice qui sert à nos réunions publiques ? » — « Très bien, mes amis. Mais commençons par décharger les objets dans la chaloupe que j’ai pu sauver : une petite presse, du papier, des accessoires, et surtout un petit baril que vous traiterez avec grand soin. » On décharge le tout. Le petit baril intrigue nos braves gens. — « Ce baril, déclare Martin, c’est un trésor sans pareil. Il est plein d’or ! » Plein d’or ! Cinq âmes faillirent s’échapper de cinq corps. Le dieu de la civilisation entré dans l’Ile des Naufragés. Le dieu jaune, toujours caché, mais puissant, terrible, dont la présence, l’absence ou les moindres caprices peuvent décider de la vie des nations ! — « De l’or ! Monsieur Martin, vrai grand banquier ! Recevez nos hommages et nos serments de fidélité. » — « De l’or pour tout un continent, mes amis. Mais ce n’est pas de l’or qui va circuler. Il faut cacher l’or : l’or est l’âme de tout argent sain. L’âme doit rester invisible. Je vous expliquerai tout cela en vous passant de l’argent. »

7. Un enterrement sans témoin

Avant de se séparer pour la nuit, Martin leur pose une dernière question : — « Combien vous faudrait-il d’argent dans l’île pour commencer, afin que les échanges marchent bien ? » On se regarde. On consulte humblement Martin lui-même. Avec les suggestions du bienveillant banquier, on convient que 200 unités pour chacun paraissent suffisantes pour commencer. Rendez-vous fixé pour le lendemain soir. Les Humains se retirent, échangent entre eux des réflexions émues, se couchent tard, ne s’endorment bien que vers le matin, après avoir longtemps rêvé d’or les yeux ouverts.

Martin, lui, ne perd pas de temps. Il oublie sa fatigue pour ne penser qu’à son avenir de banquier. A la faveur du petit jour, il creuse un trou, y roule son baril, le couvre de terre, le dissimule sous des touffes d’herbe soigneusement placées, y transplante même un petit arbuste pour cacher toute trace. Puis, il met en œuvre sa petite presse, pour imprimer mille billets d’un dollar. En voyant les billets sortir, tout neufs, de sa presse, il songe en lui-même : — « Comme ils sont faciles à faire, ces billets ! Ils tirent leur valeur des produits qu’ils vont servir à acheter. Sans produits, les billets ne vaudraient rien. Mes cinq naïfs de clients ne pensent pas à cela. Ils croient que c’est l’or qui garantit les pézettes. Je les tiens par leur ignorance ! » Le soir venu, les cinq arrivent en courant près de Martin.

8. A qui l’argent frais ?

Cinq piles de billets étaient là, sur la table. — « Avant de vous distribuer cet argent, dit le banquier, il faut s’entendre. « L’argent est basé sur l’or. L’or, placé dans la voûte de ma banque, est à moi. Donc, l’argent est à moi... Oh ! ne soyez pas tristes. Je vais vous prêter cet argent, et vous l’emploierez à votre gré. En attendant, je ne vous charge que de l’intérêt. Vu que l’argent est rare dans l’île, puisqu’il n’y en a pas du tout, je crois être raisonnable en demandant un petit intérêt de 8 pour cent seulement. — « En effet, monsieur Martin, vous êtes équitable. — « Un dernier point, mes amis. Les affaires sont les affaires, même entre grands amis. Avant de toucher son argent, chacun de vous va signer ce document : c’est l’engagement par chacun de rembourser capital et intérêts, sous peine de confiscation par moi de ses propriétés. Oh ! une simple garantie. Je ne tiens pas du tout à jamais avoir vos propriétés, je me contente d’argent. Je suis sûr que vous garderez vos biens et que vous me rendrez l’argent. — « C’est plein de bons sens, monsieur Martin. Nous allons redoubler d’ardeur au travail et tout rembourser. » — « C’est cela. Et revenez me voir chaque fois que vous aurez des problèmes. Le banquier est le meilleur ami de tout le monde... Maintenant, voici à chacun ses deux cents dollars. » Et nos cinq personnages s’en vont ravis, les billets plein les mains et plein la tête.

9. Un problème d’arithmétique

L’argent de Martin circule dans l’île. Les échanges se multiplient en se simplifiant. Tout le monde se réjouit et salue Martin avec respect et gratitude. Cependant, le prospecteur, est inquiet. Ses produits sont encore sous terre. Il n’a plus que quelques dollars en poche. Comment rembourser le banquier à l’échéance qui vient ? Après s’être longtemps creusé la tête devant son problème individuel, Thomas l’aborde socialement : « Considérant la population entière de l’île, songe-t-il, sommes-nous capables de tenir nos engagements ?

Martin a créé une somme totale de 1000. Il nous demande au total 1080. Quand même nous prendrions ensemble tout l’argent de l’île pour le lui porter, cela ferait 1000 pas 1080. Personne n’a fait les 80 de plus. Nous nous rendons service et nous faisons des choses, mais pas de billets. Martin pourra donc saisir toute l’île, parce que tous ensemble, nous ne pouvons rembourser le capital et les intérêts !Si ceux qui en sont capables remboursent pour eux-mêmes sans se soucier des autres, quelques-uns vont tomber tout de suite, quelques autres vont survivre. Mais le tour des autres viendra et le banquier saisira tout. Il vaut mieux s’unir tout de suite et régler cette affaire collectivement. » Thomas n’a pas de peine à convaincre les autres que Martin les a dupés. On s’entend pour un rendez-vous général chez le banquier.

10. Bienveillance du banquier

Martin devine leur état d’âme, mais fait bon visage. L’impulsif François présente le cas : — « Comment pouvons-nous vous apporter 1080 quand il n’y a que 1000 dans toute l’île ? » — « C’est l’intérêt, mes bons amis. Est-ce que votre production n’a pas augmenté ? » — « Oui, mais l’argent, lui, n’a pas augmenté. Or, c’est justement de l’argent que vous réclamez, et non pas des produits. Vous seul pouvez faire de l’argent. Or vous n’avez fait que 1000 et vous demandez 1080. C’est impossible ! » — « Attendez, mes amis. Les banquiers s’adaptent toujours aux conditions, pour le plus grand bien du public... Je ne vais vous demander que l’intérêt. Rien que 80. Vous continuerez de garder le capital. » — « Vous nous remettez notre dette ? » — « Non pas. Je le regrette. Un banquier ne remet jamais une dette. Vous me devrez encore tout l’argent prêté. Mais vous ne me remettrez chaque année que l’intérêt, je ne vous presserai pas pour le remboursement du capital. Quelques-uns parmi vous peuvent devenir incapables de payer même leur intérêt, parce que l’argent va de l’un à l’autre. Mais organisez-vous en nation, et convenez d’un système de contributions. On appelle cela taxer. Vous taxerez davantage ceux qui auront plus d’argent, les autres moins. Pourvu que vous m’apportiez collectivement le total de l’intérêt, je serai satisfait et votre nation se portera bien. » Nos humains se retirent, mi-calmés, mi-pensifs.

11. L’extase du banquier

Martin est seul. Il se concentre. Il conclut : « Mon affaire est bonne. Bons travailleurs, ces êtres, mais ignorants. Leur ignorance et leur crédulité font ma force. Ils voulaient de l’argent, je leur ai passé des chaînes. Ils m’ont couvert de fleurs pendant que je les roulais. « Oh ! Grand Banquier, je sens ton génie s’emparer de mon être. Tu l’as bien dit : "Qu’on m’accorde le contrôle de la monnaie d’une nation et je me fiche de qui fait ses lois". Je suis le maître de l’Ile des Naufragés parce que je contrôle son système d’argent. Je pourrais contrôler un univers. Ce que je fais ici, moi, Martin, je puis le faire dans le monde entier. Que je sorte un jour de cet îlot et je sais comment gouverner le monde sans tenir ni le sabre, ni le sceptre, ni la couronne. » Toute la structure habile du système bancaire apparaît dans l’esprit ravi de Martin.

12. Crise de vie chère

Cependant, la situation dans l’Île se dégrade. La productivité a beau augmenter, les échanges ralentissent. Martin pompe régulièrement ses intérêts. Il faut songer à mettre de l’argent de côté pour sa banque. L’argent colle, circule mal. Ceux qui paient le plus de taxes crient contre les autres et haussent leurs prix pour trouver compensation. Les plus pauvres, qui ne paient pas de taxes, crient contre la cherté de la vie et achètent moins. Le moral baisse, la joie de vivre s’en va. On n’a plus cœur à l’ouvrage.

“A quoi bon ? Les produits se vendent mal ; et quand ils se vendent, il faut verser des taxes. On se prive. C’est la crise. Et chacun accuse son voisin de manquer de vertu et d’être la cause de la vie chère ! Un jour, Henriette, réfléchissant au milieu de ses vergers, conclut que le « progrès » apporté par le système monétaire du banquier a tout gâté dans l’Ile. Assurément, nous cinq avons nos défauts ; mais le système Martin nourrit ce qu’il y a de plus mauvais dans la nature humaine. Henriette décide de convaincre et rallier ses compagnons. Elle commence par Jacqueline. Ce fut vite fait : « Eh ! Jacqueline, je ne suis pas savante, moi ; mais y a longtemps que j’le sens : l’argent est plus pourri que le fumier de mon étable ! » Tous sont gagnés l’un après l’autre. Une nouvelle entrevue avec Martin est décidée.

13. Chez le forgeur de chaînes

Ce fut une tempête chez le banquier : — « L’argent est rare sur l’île, Monsieur, parce que vous nous l’ôtez. On vous paie, on vous paie, et on vous doit encore autant qu’au commencement. On travaille, on fait de belles cultures, de belles industries, et nous voilà plus mal qu’avant votre arrivée. Dettes ! Dettes ! Dettes par-dessus la tête ! » — « Allons, mes amis, raisonnons un peu. Si vos terres sont superbes, vos ateliers modernes c’est grâce à moi. Un bon système bancaire est le plus bel actif d’un pays ! Mais pour en profiter, il faut garder, avant tout garder confiance dans votre banquier. Venez à moi comme à un père... Vous voulez d’autre argent ? Très bien. Mon baril d’or vaut multes fois mille dollars... Tenez, je vais hypothéquer vos nouvelles propriétés et vous en prêter mille de plus tout de suite. » — « Deux fois plus de dette ? Deux fois plus d’intérêt à payer tous les ans, sans jamais finir ? » — « Oui, mais je vous en prêterai encore, tant que vous augmenterez votre richesse. Et vous ne me rendrez jamais que l’intérêt. Vous empilerez les emprunts ; vous appellerez cela “dette consolidée”. La dette pourra grossir d’année en année. Mais votre revenu aussi. Grâce à mes prêts, vous développerez votre pays. » — « Alors, plus notre travail produira, plus notre dette augmentera » — « Comme dans tous les pays civilisés. La dette publique est le baromètre de la prospérité. »

14. Le loup mange les agneaux

— « C’est cela que vous appelez monnaie saine, Monsieur Martin ? Une dette nationale, celle de nous tous, devenue nécessaire et impayable, ce n’est pas sain, c’est malsain. » — « Mesdames, Messieurs, toute monnaie doit être basée sur l’or et sortir de la banque à l’état de dette. La dette nationale est une bonne chose : elle place les gouvernements sous la sagesse incarnée des Banquiers. Je suis le flambeau de la civilisation dans votre île. » — « Monsieur Martin, nous sommes des illettrés de la finance, mais nous ne voulons pas de cette civilisation-là ici. Nous n’emprunterons plus un seul sou de vous. Monnaie saine ou pas saine, nous ne voulons plus faire affaire avec vous. » — « Je regrette cette décision maladroite, Mesdames et Messieurs. Mais si vous rompez avec moi, j’ai vos signatures. Remboursez-moi immédiatement tout, capital et intérêts. » — « Mais c’est impossible, Monsieur, vous le savez. Quand même on vous donnerait tout l’argent de l’île, on ne serait pas quitte. » — « Je n’y puis rien. Avez-vous signé, oui ou non ? Oui ? Eh bien, en vertu de l’irréversibilité des contrats, je saisis toutes vos propriétés gagées, tel que convenu entre nous, au temps où vous étiez si contents de m’avoir. Vous ne voulez pas servir de bon gré la puissance suprême de l’argent, vous la servirez de force. Vous continuerez à exploiter l’île, mais pour moi et à mes conditions. Allez. Je vous passerai mes ordres demain. »

15. Contrôle des médias

Martin sait que celui qui contrôle le système d’argent d’une nation contrôle cette nation. Il sait aussi que, pour maintenir ce contrôle, il faut entretenir le peuple dans l’ignorance et l’amuser avec autre chose. Martin a remarqué que, sur les cinq insulaires, deux sont de droite, conservateurs et trois sont de gauche, progressistes. Cela paraît dans les conversations le soir, surtout depuis qu’ils sont devenus ses esclaves. On se chicane entre bleus et rouges, entre rouges et verts ; entre bleu-vert et rouge foncé. Voire orange ou violet. De temps en temps, Henriette, moins partisane, suggère une force rassemblée pour faire pression sur la dictature de fait... C’est une force dangereuse pour Martin. Martin va donc s’appliquer à envenimer leurs discordes politiques le plus possible. Il se sert de sa presse et fait paraître deux feuilles hebdomadaires : « Le Soleil », pour les uns ; « L’Étoile », pour les autres.

« Le Soleil » dit en substance : Si vous n’êtes plus les maîtres chez vous, c’est à cause de ces arrièrés de Bleus qui profitent, collés aux gros intérêts. « L’Étoile » dit en substance : Votre dette nationale est l’œuvre des maudits Rouges fainéants. Les deux groupes politiques se chamaillent de plus belle, oubliant le véritable responsable des chaînes.

16. Une épave précieuse

Un jour, Thomas, le prospecteur, découvre, échouée au fond d’une anse, au bout de l’île et voilée par de hautes herbes, une caisse assez bien conservée.Il l’ouvre : outre du linge, des graines, de menus objets et des papiers, son attention s’arrête sur un livret intitulé : Qu’est-ce que l’argent ?

Curieux, notre homme s’assied et ouvre ce volume. Il lit. Il dévore. Il jubile : « Mais, s’écrie-t-il, voilà ce qu’on aurait dû comprendre depuis longtemps ! “L’argent ne tire nullement sa valeur de l’or, mais des produits que l’argent achète”. “L’argent peut être une simple comptabilité. Crédits et débits passant d’un compte à l’autre selon les achats et les ventes.” “Le total de l’argent est en rapport avec le total de la production des biens et des services”. “A toute augmentation de production, doit correspondre une augmentation équivalente de la monnaie”... “Jamais d’intérêt à payer sur l’argent naissant”... “Le progrès est représenté, non pas par une dette publique, mais par un dividende égal à chacun”... “Des prix, ajustés au pouvoir d’achat “... Thomas n’y tient plus. Il se lève et court, avec son livre, faire part de sa splendide découverte à ses quatre compagnons.

17. L’argent ? Simple comptabilité

Et Thomas s’installe professeur : Voici, dit-il, ce qu’on aurait pu faire, sans le banquier, sans or, sans signer aucune dette. “Nous ouvrons un compte au nom de chacun de nous. D’un côté, les crédits, ce qui ajoute au compte ; de l’autre, les débits, ce qui le diminue”. On avait besoin chacun de 200 pour commencer. D’un commun accord, nous inscrivons 200 au crédit de chacun. Chacun a tout de suite 200 dollars, 200 euros ou 200 autres unités de compte. François achète des produits de Paule, pour 10. Je retranche 10 à François, il lui reste 190. J’ajoute 10 à Paule, elle a maintenant 210. Jacqueline achète des légumes pour 8 à Paule. Je retranche 8 à Jacqueline, elle est à 192. Paule, elle monte à 218. Paule achète du bois de François, pour 15 unités. J’ôte 15 à Paule, solde : 203 ; j’ajoute 15 à François, il remonte à 205. Et ainsi de suite ; d’un compte à l’autre, tout comme des billets en papier vont d’une poche à l’autre. Si l’un de nous a besoin d’argent pour augmenter une production utile sur l’île, notre conseil après discussion lui ouvrira le crédit, sans intérêt. Il rembourse le crédit quand sa production est vendue. Même création de monnaie pour les travaux d’utilité publique.

Si l’essai de progrès a été un échec (ça peut arriver), on répartira son prix sur chacun. C’est possible sans trop de désagréments puisque la décision de départ a été commune. On augmente aussi, périodiquement, les comptes de chacun d’une somme en plus, sans rien ôter à personne, en fonction des augmentations de production de l’île. C’est le dividende national que chaque personne reçoit. L’argent devient ainsi un instrument de service.

18. Désespoir du banquier

Tous ont compris. La petite nation est devenue libre. Le lendemain, le banquier Martin reçoit une lettre signée des cinq :

Monsieur, Vous nous avez endettés et exploités sans nécessité. Nous n’avons plus besoin de vous pour régir notre système monétaire. Nous aurons désormais tout l’argent qu’il nous faut, sans or et sans dette. C’est à chacun d’être honnête et de ne pas entrer dans un échange frauduleux avec l’autre. C’est à la collectivité de se surveiller elle-même et de veiller sur chacun. Nous établissons immédiatement dans l’île un système équitable où chacun a son relevé de compte dans sa poche. Le dividende national remplace la dette nationale.

Si vous tenez à votre remboursement, nous pouvons vous remettre tout l’argent que vous avez fait pour nous, pas plus. Vous ne pouvez réclamer ce que vous n’avez pas fait.

Martin est au désespoir. Son empire s’écroule. Les cinq sont désillusionnés. ”Que faire ? Leur demander pardon ? Devenir comme l’un d’eux ? Moi, banquier, faire cela ?... Non ! Je vais plutôt essayer de me passer d’eux et de vivre à l’écart. »

19. Supercherie mise à jour

Pour se protéger contre toute réclamation future possible, nos habitants ont décidé de faire signer au banquier un document attestant qu’il possède encore tout ce qu’il avait en venant dans l’île. D’où l’inventaire général : la chaloupe, la petite presse et... le fameux baril d’or. Martin a dû indiquer l’endroit. On déterre le baril. Les hommes le sortent du trou sans excès d’attentions. L’or n’est qu’un fétiche. Un beau fétiche, mais un fétiche. Le prospecteur, en soulevant le baril, trouve que, pour de l’or, ça ne pèse pas beaucoup : « Je doute fort que ce baril soit plein d’or », dit-il.

L’impétueux François n’hésite pas plus longtemps. Un coup de hache et le baril étale son contenu : d’or, pas une once ! Des roches, rien que de roches ! Les gens n’en reviennent pas :
“Dire qu’il nous a mystifiés à ce point-là. Misérable !”
“Misérables a-t-il fallu que nous soyons pour être gogos à ce point ! pour être fasciné au seul mot OR !” _“Dire que nous lui avons gagé nos propriétés pour des bouts de papier basés sur quatre pelletées de roches !” _“Dire que nous nous sommes boudés et haïs les uns les autres pendant des mois et des années pour une supercherie pareille !”

A peine François avait-il levé sa hache que le banquier était parti à toutes jambes vers la forêt. Avec l’idée déraisonnable d’y vivre seul. Mais personne n’est autarcique et un banquier moins que beaucoup. Au bout de quelques jours seulement, Martin affamé s’approcha d’un des vergers. Henriette prend son petit déjeuner dans sa cuisine face à la fenêtre ouverte comme d’habitude. Elle est à l’écoute des chants d’oiseaux qui l’inspirent. Quand soudain la silhouette du banquier apparaît dans son champ de vision. Elle observe sans bouger. Puis elle décide de s’approcher aussi discrètement qu’elle peut. Martin a très faim, il a oublié toute vigilance. Henriette sourit puis elle rit franchement : _“Ah, ah ! je vous y prends ! Vous n’avez pas honte ? Eh bien ce sera 350 dollars, l’exact remboursement des intérêts que je vous “devais” à l’échéance. Martin comprend encore très vite ce langage d’argent et il accepte le marché sur le champ ; malgré le prix exorbitant du kilo de prunes. L’accord fut scellé par un thé ou un café, je ne sais plus, à deux.

20. Adieux des Naufragés à l’île

A quelque temps de là, un navire écarté de sa route ordinaire, remarqua des signes de vie sur cette île non enregistrée. Il jeta l’ancre au large du rivage.Les habitants apprennent que le navire vogue vers l’Amérique. Ils décident rapidement de prendre avec eux leurs effets les plus transportables et de s’en retourner dans leur pays. Les émigrants tiennent à emporter le fameux album. Mais une dispute commence entre eux pour savoir qui gardera l’original une fois les copies faites. Henriette et Martin en profitent alors pour annoncer qu’ils décident de rester sur l’île. Ils proposent aussi de garder l’original sur place. _“Ça pourrait favoriser un tourisme éducatif et rémunérateur, disent-ils.” C’est un énorme éclat de rire, puis des applaudissements et des chansons jusqu’au départ.


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