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SENTIR FORT LE FADO

jeudi 18 août 2011
par  Albert Houcq
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Je grimpe les interminables marches qui conduisent de la rua Sao Paulo au Bairro Alto (1) proprement dit. Montée d’autant plus laborieuse qu’elle s’effectue en présence d’autres degrés - centigrades ceux-là - qui ne favorisent guère mon ascension. Régulièrement, je m’arrête pour reprendre mon souffle et bénéficier du panorama sur le Tage, qui s’étend grandissant pour former cette " mer de paille " qui l’a rendu célèbre.

Je ne suis pas persuadé que la curiosité soit réellement ce vilain défaut tant décrié. C’est sans doute pourquoi mon regard pénètre dans les demeures du quartier chaque fois que se présente une porte ou une fenêtre ouverte. C’est tantôt le visage d’une vieille dame émergeant curieusement d’un chambranle - une sorte de femme-tronc ne vantant pas pour une fois d’insipides programmes télévisés ; tantôt un chien hargneux, bruyant nain à quatre pattes, plus proche du rat aboyant que du labrador. Une chose canine révélant ma présence à des maîtres qui s’en contrefichent. Parfois encore, c’est le sourire d’une gamine observant avec malice les phases de mon ascension.

Le Bairro Alto, c’est un peu la rue des enfants-rois. Ils la possèdent tout entière, la transformant au gré de leurs jeux, en terrain de football, en vélodrome, en arène... Ici comme ailleurs, l’imagination de ces petits monstres s’avère sans limite. Sauf que dans le Bairro Alto, elle s’exprime entre les bagnoles. A même le pavé.

Volontairement, je m’égare de ruelles en placettes de cinquante mètres carrés - parfois moins - comiquement plantées en leur centre d’un arbre unique.

Et partout, l’identique ambiance de village : des matous faméliques qui se chamaillent ou dorment paisiblement sur les capots tièdes des voitures, les étalages bigarrés des épiceries, les commères bavardant devant leur pas de porte, le linge qui sèche au-dessus de leur tête... Et soudain, dans un tintamarre d’apocalypse, l’arrivée d’un tramway vient troubler durant quelques secondes la quiétude de la rue.

Il faut bien le reconnaître, ces tramways ont un je ne sais quoi d’irréel. L’inconfort de leurs banquettes n’a d’égal que celui des antiques wagons du métro parisien - ceux dans lesquels il était interdit de fumer bien sûr, mais aussi de cracher. Leur carrosserie bariolée de publicités donne un air de fête à leur bref passage, tout en masquant leur authentique vétusté. A vrai dire en les observant gravir ou descendre les pentes du quartier, l’on s’étonne qu’ils ne déraillent pas. Mais surtout, le plus spectaculaire reste les conditions dans lesquelles s’effectue le périple : au ras des habitations - parfois à vingt centimètres des murs ! - comme au cœur d’une piste de bobsleigh.

Je ne me lasse pas de contempler la rue, source inépuisable de scènes éternellement renouvelées. La rue, c’est le cinéma permanent avec les odeurs en prime. A ce propos, Lisbonne n’en est pas avare. Les fumets des grillades se mêlent aux relents des égouts créant d’étranges senteurs qui agressent les narines. Ailleurs, c’est la fraîcheur d’une lessive qui accueille le marcheur, et plus loin encore, ce sont d’épouvantables senteurs d’urine.

A m’imprégner du spectacle multisensoriel du Bairro Alto, j’en ai manqué le coucher de soleil, cet incendie quotidien dont je ne parviens pas à me rassasier. Qu’importe, je m’adonnerai à la balade crépusculaire voire au noctambulisme après un rapide dîner.

Et quoi de mieux que la marche pour atténuer les effets volontiers soporifiques du " baccalhau da la casa " ? Bonne fille, la nuit est maintenant tombée, modifiant l’aspect de cet enchevêtrement de ruelles, de ce labyrinthe qu’est le Bairro Alto. L’éclairage public délivré avec une franche parcimonie accroît même l’intimité de l’ambiance. Deux cents mètres plus bas, un autocar du " Lisbonne by night " déverse sa cargaison de touristes - sa marchandise devrais-je dire. Ils descendent en rangs serrés comme ces parachutistes yankees jadis lancés sur Sainte-Mère-L’Eglise. Une fois rassemblée, la meute s’empresse toujours en troupeau compact, de gagner l’une des enseignes lumineuses qui fleurissent dans le quartier : folklore à paillettes, fado présenté comme authentique et whisky typiquement lisboète. Je fuis prudemment deux rues plus loin, et soudain je l’aperçois. Elle est là, étendue sur une table de bistrot attendant que l’on fasse courir des doigts sur elle. Elle, c’est bien évidemment une guitare. La complice sans laquelle les plaintes du fado n’auraient aucun sens. Car si ses cordes se trouvent déjà dans la place, c’est que la septième, la vocale, n’est pas bien loin.

Je m’installe donc à une table de formica - à vue de nez, milieu du vingtième - et promène un regard distrait sur le décor. Quelques photographies où le flash a sauvagement frappé rendant les personnages à la fois souffreteux et méconnaissables, des affiches de diverses manifestations, des cartes postales, des billets de banque autant exotiques que fatigués. Un bistrot en somme. Dans un recoin grignoté par la pénombre, l’un des " piliers " de cet honorable établissement soliloque. Un verre à la main, et vraisemblablement quelques autres dans le nez, il refait le monde à sa manière, diluant les mensonges frustrants de l’existence dans le vieil adage : In vino veritas. Je songe qu’il s’improviserait en un merveilleux correspondant de guerre pour Voyages Cuvés, une publication qui reste à créer.

La patronne, une adipeuse matrone me demande d’un ton faussement rogue ce que je désire consommer tandis qu’un moustachu ténébreux s’empare de la guitare. Il finit de l’accorder lorsque ma ginja, cette liqueur de cerise douce-amère, me parvient.

Dès les premiers accords, l’un des consommateurs se lève et commence à chanter. C’est surprenant, du moins pour le profane que je suis. Très vite toutefois, je m’habitue à cette plainte gutturale parsemée de chuintantes et à son accompagnement instrumental volontairement pauvre. Je découvre que la mélodie n’est nullement prépondérante dans le fado ; la vedette est réservée au chanteur - ou fadista - qui se met littéralement en scène. Par son aspect théâtral, le fado rejoint la chanson réaliste en vogue dans les années trente.

Le chanteur fait rapidement vibrer la salle à l’unisson de sa plainte ; ses yeux clos en accroissent le pathétique. Au-dessus de sa tête, les bouteilles de vinho tinto rangées sur une étagère semblent elles aussi écouter. Je ne suis plus installé dans un bar à siroter un verre, mais je me retrouve assis sur une caisse oubliée sur les docks, compatissant aux déboires sentimentaux d’un marin. Inévitablement, je pense à Brel, à la môme Piaf... Puis, les ultimes mesures sont jouées crescendo par le moustachu, presque hurlées par le fadista. Et avant que ce dernier n’ait achevé sa chanson, métamorphosée en un formidable cri d’espoir (réminiscence : Et Madeleine, elle aimera çaaah ! "), un tonnerre d’applaudissements se greffe à la voix, manquant de faire trembler les murs comme en cette Toussaint maudite de 1755 (2).

Le fadista fait preuve d’une imperturbable sérénité face à l’ovation. Un imperceptible sourire de remerciement à son auditoire, et il enchaîne une seconde complainte aussi épurée, aussi poignante que la précédente. Tout aussi brève également. Dans le fado, il n’est pas d’usage de prolonger la chanson, ne serait-ce qu’au moyen d’un discret solo de guitare. Une soirée de fado n’est décidément pas un concert de rock n’roll. Et c’est peut-être là, dans la durée de ses complaintes, que réside le talon d’Achille du fado : ces couplets ont un incontestable goût de trop peu, à l’instar de cette délicieuse ginja.

Bien qu’une nouvelle fois acclamé, le chanteur se rassoit et passe le relais. Un autre candidat au succès se lève, s’entretient trois secondes avec le guitariste, puis entonne un chant où les termes " Portougal " - avec une kyrielle de P - et " Lijboa " frisent le leitmotiv. Sacré nationaliste !

Généralement peu enclin à écouter ce genre de textes, je me surprends à apprécier cette évocation de l’amère patrie. Douleur, sincérité, nostalgie se donnent rendez-vous dans cette chanson. Je touche enfin du doigt cette fameuse " saudade ", ce sentiment intraduisible qu’éprouvent un jour ou l’autre, tous les exilés du monde. Et il m’apparaît soudain évident que les Africains arrachés à leur terre natale prirent jadis les Portugais de vitesse. Sinon, ce serait bien évidemment ces derniers qui auraient inventé le blues.

Et puis, ce fadista est attachant à plus d’un titre ; ne serait-ce qu’en raison des déformations faciales dont il anime sa prestation. Ses lèvres se tordent, son visage prend des expressions hallucinantes à la frontière de la grimace. Du grand spectacle.

Faute de posséder le quatre-vingt-dix millimètres qui ici serait idéal, je fixe le cent-trente-cinq sur le boîtier, et commence à jouer des coudes afin d’effectuer mes premiers cadrages.

La manœuvre se révèle épique. D’une part parce que le bar s’est considérablement rempli depuis mon arrivée, et d’autre part en raison de l’éclairage qui s’avère aussi peu violent que l’accompagnement du guitariste. Bah !... Avec le concours des dieux du fado, tout reste envisageable ! Même rapporter quelques portraits de cette mêlée qu’est devenu l’estaminet lisboète.

L’œil rivé au viseur, je déclenche dès que mon " premier plan " s’assagit. Du reste, je ne suis pas le seul à maugréer à l’encontre des spectateurs, la patronne intervient elle aussi pour réclamer le calme. Accessoirement, elle rappelle qu’il ne faudrait pas que ses clients oublient l’essentiel. A savoir qu’ils ont avant tout le statut de consommateurs. Le message est clair : La sobriété est une plaie pour ce type d’établissement. Discours que l’auguste pilier approuve en hochant la tête et en émettant quelques commentaires interrompus par un éclat de rire général.

Est-ce la crainte de se faire morigéner davantage ? Les commandes affluent au comptoir. Les verres se remplissent de vinho verde, les bouteilles de cerveja circulent de main en main, et chacun - chacune - boit la sienne au goulot. En toute simplicité. La pédanterie n’est pas de mise ici.

Un troisième larron se lève à la fin du logique doublé précédent. Sont-ce les séquelles d’une trachéite ? Sa voix enrouée ne délivre qu’un fa dièse très approximatif. On l’applaudit tout de même ; il chantera mieux une prochaine fois...

De sa voix criarde, la tenancière en profite pour revenir à la charge. Elle vocifère sans remarquer qu’elle se montre ainsi bien plus bruyante que tous ses clients réunis. Visiblement, elle ignore que ce sont toujours les " Chut ! " tombant au cœur d’un brouhaha qui y sèment le plus de décibels. Le silence est une notion affreusement subjective.

Et puis, je perçois l’imminence d’un grand moment. La serveuse, une dame sans âge, quitte son zinc maculé de taches de vin, et s’approche du moustachu. Elle le charrie un peu tout en plongeant un regard dubitatif sur ses partitions. Elle affiche une moue cocasse devant le répertoire du guitariste, lui décoche un sourire et se met à chanter. Le silence se fait instantanément.

Sa voix il est vrai, impose bien plus que le respect. Elle dégage une chaleur étonnante en remplissant l’espace. En fait, cette femme n’est pas l’anonyme serveuse d’un bar, où les célébrités du quartier viennent pousser la chansonnette ; elle est la mémoire de tout un peuple. Elle est mille histoires à la fois. Mille histoires qui se répondent, se complètent les unes les autres. Des histoires où le sordide n’existe pas, car il s’y appelle " pathétique ", voire dans les cas extrêmes " quotidien ".

Même si son physique ne s’y prête plus guère, elle incarne l’authentique fille à matelots. La femme flouée sur qui le malheur se plaque tel un second épiderme. Le mètre-étalon de la souffrance. Ses mains s’élèvent comme pour une prière puis retombent, se refermant en deux poings rageurs, dérisoires alliés face aux coups du sort. Toute la révolte désespérément inutile avec laquelle d’aucuns croient vaincre l’iniquité, s’imprime sur le visage de cette femme. C’est à la fois simple et beau. Comme les amours à jamais disparues.

Son tablier noué autour de sa taille est le seul élément évoquant encore la serveuse, car la chanteuse a totalement fusionné avec le personnage de la plainte. Une plainte qu’elle pousse d’ailleurs à son paroxysme dans les dernières mesures. Poignant. L’ovation la rejoint comme il se doit avant qu’elle n’ait achevé son chant, et l’escorte encore au delà. Un triomphe. La gargotière va-t-elle derechef oser brailler son " Silencio ! " habituel ?

Seconde cantilène et nouvelle consécration pour la serveuse qui s’en retourne docile, derrière son comptoir où l’attend la gamme des peu exaltants vinho tinto, verde ou branco3. Combien y a-t-il de talents similaires dans le Bairro Alto ? Quelques dizaines ? Des centaines ? Et vraisemblablement autant dans l’Alfama (3)...

La soirée se termine. C’est au moustachu, et en soliste, qu’échoit l’honneur de la conclure. Le ton est curieusement plus enjoué, guilleret presque. On jugerait le regretté Brassens. A y regarder de près d’ailleurs, le guitariste possède une petite ressemblance avec Tonton Georges. C’est bon, très bon même. Bien que la performance vocale de la serveuse soit encore dans toutes les mémoires. Du moins, l’est-elle dans la mienne !

A la fin du récital, la patronne avec son indéfectible aplomb, confie prestement - mais en souriant - ses clients aux pavés de la ruelle. Le pilier proteste un peu pour la forme, puis s’éloigne en bougonnant... Vers d’autres aventures ?

Plus loin, les touristes venus s’encanailler dans le quartier, regagnent quatre par quatre leurs autocars qui s’apprêtent à les avaler, tels des Saturne à roulettes.

Additif :

Lisbonne a bien changé en moins d’une dizaine d’années. le Bairro Alto a cessé d’être un quartier purement populaire pour s’affirmer franchement " branchouille ". A l’image de ces quartiers parisiens, autrefois habités par des populations modestes, et qui sont devenus très " tendance " sous les effets de la spéculation immobilière. D’ailleurs, sept ans après cette mémorable découverte du fado, je n’ai pas retrouvé la trace de ce bar extraordinaire tant par son activité musicale que par sa convivialité. Cette absence ne fait du reste qu’accentuer la vivacité de ce souvenir hors du temps.

(1) Bairro Alto : L’un des quartiers les plus attachants de la capitale portugaise. Une certaine idée de la mixité sociale. (2) Le premier novembre 1755, Lisbonne était en grande partie détruite par un tremblement de terre et un raz-de-marée d’une violence inouïe. Probablement plus de trente mille personnes périrent dans la catastrophe. (3) Alfama : Quartier populaire qui a pratiquement conservé le même aspect depuis le XVI e siècle.

paru sur : http://wizzz.telerama.fr/alberthouc...


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