« L’Europe, l’Europe » : Laurent Joffrin espère domestiquer la dissidence
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« Laissons parler le "non" ! », s’exclame Laurent Joffrin dans le titre de son éditorial du Nouvel Observateur du 3 mai 2005. Dans son hebdo, tous les commentateurs sont pour le Oui. Sur France Inter, Le même Joffrin affronte Tesson, partisan du Oui. Enfin, sur LCI, le directeur adjoint Julliard affronte Ferry partisan du oui lui aussi. Mais, s’adressant d’abord à ses confrères, le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, demande aux autres gardiens de l’espace médiatique de desserrer leur contrôle et de laisser venir à lui les brebis égarées : « « Laissons parler le "non" ! »... Et lisons patiemment cette directive venue des sommets de l’Olympe médiatique.
La démocratie du contrepoint
Pour Laurent Joffrin, qui défend la cause du « oui » à la fois dans Le Nouvel Observateur, sur LCI, à France Inter et partout ailleurs, « on » se trompe : « On a grand tort de ne pas faire parler assez les défenseurs du non ». Car, selon notre « expert », « moins ils s’expriment, plus ils convainquent ». Et d’asséner des certitudes dans un style où s’épanouit une infaillibilité quasi pontificale : « Les partisans du Traité constitutionnel doivent le savoir : la domination du oui sur le système médiatique, en fait, favorise le non. En donnant le sentiment de fausser le jeu démocratique, les grands médias alimentent une polémique dans laquelle ils tiennent le mauvais rôle. » Avertissement solennel du stratège aux tenanciers des « grands médias » : vous ne faussez pas le « jeu démocratique », vous en donnez « le sentiment ». Et si vous tenez le mauvais rôle, ce n’est pas dans le « jeu démocratique », c’est dans « la polémique ». Quoi qu’il en soit, Joffrin entreprend de rassurer aussitôt ses confrères : « Bien sûr, chaque journal a droit à ses préférences et il a le devoir de les afficher - ce que nous faisons ici. » « Bien sûr », mais... : « Mais il doit aussi, au moins en contrepoint, laisser s’exprimer le non. » Avis aux partisans du « non » et plus généralement aux contestataires de l’emprise des journaux dominants : si « on » vous laisse vous exprimer, c’est « au moins en contrepoint ». D’ailleurs, l’ineffable Laurent Joffrin se fend d’une note de bas de page pour citer en exemple Le Nouvel Observateur, grand spécialiste en « contrepoints » : « Le Nouvel Observateur le fait cette semaine en laissant un espace significatif à Laurent Fabius ou à Jean-Luc Mélenchon. » Mais, première précision, l’ « espace significatif » (une demi page du newsmagazine) attribué à Jean-Luc Mélenchon est aussitôt suivi d’une réponse, tout aussi significative de ... Laurent Joffrin à Mélenchon. Et, seconde précision, le propos de Laurent Fabius est précédé d’une analyse favorable au « oui » de Simone Veil, laquelle suit une tribune elle aussi favorable au « oui » de Jürgen Habermas, puis celle de Laurent Joffrin. Et laquelle des deux tribunes (Simone Veil ou Laurent Fabius) est annoncée en une ? ... Oui, oui, oui : celle de l’avocate du « oui ». L’espace accordé est donc un espace concédé et bien encadré. Moins envahissant que les pages de publicité du Nouvel Observateur, moins aguicheur que les pages « people » de l’austère hebdomadaire qui ne manque jamais une occasion de se conformer à la définition qu’en donna Laurent Joffrin lui même à des étudiants en journalisme : un « Gala pour riches » [1]. Invités à décorer le « Gala pour riches », les contestataires pourront, si Laurent Joffrin est entendu, bénéficier également dans les médias audiovisuels de la « règle » qu’il vient d’édicter. Quelle « règle » ? La règle du « contrepoint » ! Car, explique le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, « la règle vaut encore plus pour les médias audiovisuels, qui n’ont pas pour vocation de s’engager autant que la presse écrite. » La critique de Laurent Joffrin est terrible. D’autant plus terrible qu’elle vise un certain Joffrin Laurent qui, sur France Inter, « s’ engage » en faveur du « oui » face à Philippe Tesson, lui aussi favorable au « oui ». Elle est encore plus redoutable quand on sait que le directeur adjoint du Nouvel Observateur, Jacques Julliard, « s’ engage » lui aussi en faveur du « oui » sur LCI. Face à qui ? Chacun a compris : face à un autre partisan du « oui », le regretté ministre de l’éducation Luc Ferry. Heureux médias audiovisuels donc. Ils ne sont que très partiellement privés d’une « vocation » militante que Laurent Joffrin semble réserver prioritairement à ses confrères en papier... Si partiellement d’ailleurs que l’absence de différence saute aux yeux et crève les tympans. De concession en concession, Laurent Joffrin parvient cependant à transformer le « contrepoint » (qu’il réclame en même temps qu’il le refuse) en « équilibre » : « Faute de cet équilibre, les défenseurs du non peuvent dénoncer - c’est de bonne guerre - la “ dictature de la pensée unique ” et gagner dans la bataille le prestige de ceux qui sont négligés, censurés, bâillonnés même par “ l’information officielle ”. » Le « jeu démocratique » n’est à l’évidence qu’un « jeu » : un « jeu de société », semblable au jeu de Go ou à une bataille navale livrée sur la nappe en papier d’un restaurant. Ou à un remake de la bataille navale de Trafalgar (Le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur se veut aussi spécialiste de Napoléon). Un divertissement réservé à la « bonne société » : celle où il n’est question que de « prestige » et surtout d’apparences. Dans ce jeu, les défenseurs du « non » disposeraient, selon Joffrin, d’un atout écrasant pour « dénoncer » (à tort..) et « gagner » (en « prestige ») : « Ils le font d’autant plus facilement qu’ils disposent de leurs propres canaux d’expression. » A quoi tient cette « facilité » et que sont ces redoutables « canaux d’expression » ? C’est ce que l’Amiral Joffrin va nous apprendre.
Les classiques face aux dissidents
Car, voyez-vous, « Depuis au moins dix ans en France, il n’y a pas un système médiatique mais deux. » « Le premier est composé des grandes chaînes de télévision, des principaux réseaux radiophoniques, des quotidiens et des hebdos généralistes. Pour des raisons diverses - influence des actionnaires dans certains cas, convictions des éditorialistes dans d’autres, choix délibérés des équipes rédactionnelles dans d’autres encore, le oui domine ce qu’on pourrait appeler le système “ classique ”. » Les « raisons diverses » que Laurent Joffrin se garde bien d’analyser « expliquent » donc la domination du « oui », dans des médias que par pudeur, notre éditorialiste se garde de qualifier de « dominants ». Ils sont tout simplement « classiques » ! Là tout est simple et, croit-on comprendre, concentré, alors que « le second système est plus complexe et diffus ». Laurent Joffrin entreprend d’arpenter ainsi les dédales de la complexité du « second système » : « Il compte des journaux militants, des radios moins traditionnelles, des réseaux associatifs ou d’éducation politique et, surtout, une myriade de sites Internet, collectifs ou individuels, permanents ou éphémères, dont l’influence n’a cessé de grandir au fil des années. Dans ce système médiatique “ alternatif ” ou “ dissident ”, le non domine de manière écrasante. » Et de mentionner le site de M. Etienne Chouard, dont le texte aurait « suscité [...] un engouement [...], bien plus efficace - ou ravageur - que dix émissions de grande écoute. Et il y a en France des centaines d’Etienne Chouard. » Dans le brouillard qui baigne cet océan de complexité, Laurent Joffrin fait briller quelques lueurs de lucidité. « Le système classique [qui a perdu ses guillemets...] est plus puissant (il compte en son sein la plupart des médias de forte audience). Mais l’autre système, le système dissident, est plus crédible aux yeux de l’opinion. Pour beaucoup de gens, il n’est pas entaché des défauts qu’on attribue au système classique, tout simplement parce qu’il émane de la base de la société et non du sommet. Rien ne sert, dès lors, de seriner la chanson du oui sur toutes les chaînes de radio et de télévision. L’opinion se fie plus à ce qu’elle lit sur Internet ou à ce qu’elle entend auprès des militants ou des simples citoyens qui se sont renseignés auprès du système dissident. Le oui domine un instrument officiel, dont on doute ; le non tient les territoires alternatifs, qu’on respecte. » Le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, chroniqueur de France Inter, invité fréquent de France Culture, de France 5, de LCI, de la Chaîne Histoire poursuit, spécialiste des médias à force de sautiller de l’un à l’autre : « Mais pourquoi, dira-t-on, introduire les partisans du non à égalité dans le système classique ? ». Subitement, le timide « contrepoint » s’est transformé en audacieuse « égalité ». Une égalité qu’il conviendrait d’introduire dans « le système ». Mais comment serait-ce possible sans le transformer radicalement ? A cette question délicate (posée ici en « contrepoint »), Laurent Joffrin préfère cette autre, plus aride : Pourquoi ? Pourquoi l’égalité ? Et il répond : « Parce que ce rééquilibrage est plus démocratique, bien sûr, mais aussi parce que les deux planètes médiatiques n’obéissent pas aux mêmes règles. Le système classique, contrairement à ce qu’on entend tout le temps, n’est pas seulement le monde de la connivence et de la “ pensée unique ”. Il doit tout de même obéir - même s’il ne le fait pas toujours - à des règles professionnelles qui l’obligent à pratiquer l’information équilibrée et la délibération rationnelle : vérification des sources, confrontations de points de vue, recours aux experts, analyse des documents, etc. Alors que le système dissident, à côté de réseaux militants ou experts très estimables, charrie ce qu’il y a de meilleur et de pire en matière d’information. ». La paille et la poutre Ne croyez pas que notre spécialiste des « systèmes et des « règles » se satisfait d’une opposition aussi sommaire. Il sait que les règles professionnelles obligent très peu, que l’information est déséquilibrée et que la délibération rationnelle est dévorée par le spectacle. C’est pourquoi, Laurent Joffrin, gagné par le sens de la nuance, argumente : « Instrument incomparable de diffusion et de culture, les médias dominants sont aussi le royaume de la rumeur, de la manipulation, de l’arrogance pathologique et de l’invention pure et simple. Les médias dominants sont une réalité à la fois assujettie à la financiarisation et à la publicité modernes et aux modes de domination les plus archaïques, hyper libérales et moyenâgeuse. Premier vecteur du système de domination idéologique, ils flattent les penchants irrationnels autant que les virtualités créatrices. » Erratum ! Laurent Joffrin n’est pas l’auteur de cette citation ! Il écrit au contraire : « Instrument incomparable de diffusion et de culture, Internet est aussi le royaume de la rumeur, de la manipulation, de la protestation pathologique et de l’invention pure et simple. La “ toile ” est une réalité à la fois futuriste et archaïque, hyper technologique et moyenâgeuse. Premier vecteur du système dissident des médias, elle en flatte les penchants irrationnels autant que les virtualités créatrices. » Confortement installé dans le « système médiatique » dominant, Laurent Joffrin préfère se charger d’abord de l’autocritique de l’autre... Sans doute est-ce pour échapper à ce grief que l’éditorialiste, au comble de la lucidité, écrit : « Dans le système classique, on peut soutenir que la crise économique est un bienfait parce qu’elle disciplinera des salariés gavés de privilèges, que la première guerre du Golfe était propre, que le traitement médiatique de la guerre du Kosovo fut « exemplaire » ; que les accusés du procès d’Outreau étaient coupables, que l’affaire du RER D était un dérapage imputable aux seuls responsables politiques ; que des centaines d’heures de diffusion de l’agonie du Pape, de son enterrement, de l’élection d’un successeur n’étaient pas un signe religieux ostensible ; que l’élection de Miss France est égale en importance à la vie des SDF ; que le remariage du prince Charles oblige le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur à analyser la vie amoureuse de la famille royale britannique pendant un quart d’heure à la télévision, en compagnie de deux autres spécialistes, une journaliste de Point de Vue, une autre de Paris Match [2] ; que l’on peut tronquer indéfiniment les citations du Traité constitutionnel sans crainte d’être contredit ; et, comble de la rationalité, prendre les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs pour des imbéciles. » Nouvel erratum ! Nous nous sommes égarés en attribuant à Laurent Joffrin la citation qui précède. Il écrit au contraire : « Dans ce système dissident, on peut soutenir indéfiniment qu’aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone le 11 septembre 2001, ou encore que Dominique Baudis a tué des enfants dans des séances sado-masochistes [3] On peut tout autant dénigrer sur des bases entièrement fausses le traité constitutionnel sans être contredit par des défenseurs du oui qui se contentent d’occuper le système classique des médias. » Pauvres défenseurs du « oui », confinés dans les médias dominants ! Vient alors le moment de l’aveu.
La ruse et le mépris
Car Laurent Joffrin parle haut et fort. Il se soucie du pluralisme comme d’une guigne. Seule l’intéresse la victoire du « oui » et le maintien de la domination d’un « système » médiatique dont il est le fier défenseur. S’il faut « laisser parler le non », c’est pour « contraindre au débat » ... ceux-là mêmes qui le réclament en vain et qui n’en étaient privés jusque là que parce qu’ils forment un peuple d’imbéciles ! A lire et méditer par tous ceux qui, satisfaits du rôle de contrepoints dans la symphonie orchestrée par les Laurent Joffrin, essaient de se tailler une place dans les médias dominants sans contester leur domination : « L’intérêt des partisans du oui, au-delà des principes, c’est donc de ramener le débat sur le terrain rationnel, en pleine lumière, à armes égales entre le oui et le non. Le traité n’a rien à craindre d’un duel à la loyale. Il a beaucoup de défauts mais pas les tares dont on l’afflige dans le système dissident des médias. Le choix européen n’est pas forcément un élan poétique ou une vibration de l’âme. Il est fondé sur des arguments qu’il faut faire valoir de manière contradictoire pour leur rendre leur crédit aux yeux de l’opinion. Au lieu de laisser s’ébattre sans contradicteurs les pythies et les gourous du Net, il faut les contraindre au débat . Et cette fois, plus ils s’exprimeront, moins ils convaincront. » La pauvre théorie des « deux systèmes » (qu’aucun critique des médias n’aurait osé soutenir sans l’aide de Laurent Joffrin) n’était donc que cela : l’alibi d’un projet, dérisoire mais significatif, de normalisation ou de domestication de la dissidence. Derrière le rideau de fumée démocratique, cette simple évidence : la partialité des médias est devenue tellement visible que cette visibilité commence à poser un problème aux patrons de presse et à leurs contremaîtres.
Notes : [1] Propos rapporté par François Ruffin dans Les petits soldats du journalisme, Editions Les Arènes, 2003. Voir ci même un échange entre François Ruffin et Michel Polac sur ce propos : « Droit de réponse » ... à Michel Polac et Michel Polac répond à François Ruffin. [2] Sur cette prouesse, lire dans PLPL n°24, « Le journaliste le plus bête de France » [3] Comme le laissait entendre... Le Monde dont le directeur, Jean-Marie Colombani, siège en tant qu’actionnaire du Nouvel Observateur dans une des instances de commandement de l’hebdomadaire qui, avec beaucoup d’autres médias, a recours aux services de Laurent Joffrin
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