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FADO

mercredi 19 novembre 2014
par  Pierre Thomas
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La relative fraîcheur qui faisait suite à la chaleur accablante de l’après-midi m’avait un peu requinqué. L’Alfama, ce vieux quartier de Lisbonne, m’offrait l’ombre de ses rues enchevêtrées, étroites, sillonnées par des rails vieillots et sinueux, sur lesquels arrivaient à grand fracas des tramways bariolés, monstres d’un autre âge très prisés des Lisboètes. J’allais d’escalier en ruelle, de place pavée en impasse, jouissant des couleurs et des parfums, croisant des groupes d’enfants bavards, des femmes aux cabas chargés, des employés copies conformes de leurs homologues d’autres cités, et les inévitables touristes s’efforçant de suivre l’itinéraire improbable décrit dans le guide. Par quelques échappées, je pouvais apercevoir le Tage tout proche. Progressivement, me laissant aller à mes intuitions, je m’imprégnais du climat propre à ce quartier, sensible à l’étrange fantaisie méditerranéenne qui s’en dégageait.

Sans m’en apercevoir, je m’étais retrouvé dans une rue mal éclairée aux pavés irréguliers, qui s’enfonçait au milieu de bâtisses construites sans souci d’alignement. Le soir tombait. Est-ce que j’allais pouvoir trouver un restaurant dans ce secteur ? J’ai failli rebrousser chemin, mais attiré par le mot FADO inscrit en lettres rouges dans une encoignure, je me suis approché. La pancarte indiquait un menu unique et un prix, spectacle compris. Comme beaucoup, je ne connaissais du fado que les chants d’Amália Rodriguez. Chants populaires que j’écoutais avec plaisir une demi-heure. Au delà, c’était plus difficile.

J’hésitais. Un homme s’approcha et me dit dans un français impeccable (comment savait-il que j’étais français ?) : vous pouvez entrer, ça ne paie pas de mine mais c’est ici qu’on chante le meilleur fado de tout Lisbonne. Il poussa la porte pleine qui donnait sur une petite cour intérieure, et me fit signe de le suivre, de manière à la fois insistante et amicale. Au fond, la salle de restaurant semblait bondée. Mon « hôte » vit mon embarras : ne vous inquiétez pas, dit-il, on me connaît ici, on vous trouvera une place en se serrant un peu.

C’était à croire que tout Lisbonne avait choisi de se donner rendez-vous dans cette salle, basse de plafond, étroite, mal aérée. Impossible de progresser entre les tables sans pousser un dos ou une chaise. La négociation avec une serveuse délurée prit deux secondes, et déjà on installait assiette et couverts supplémentaires là où deux convives avaient commis l’imprudence de laisser un peu de vide entre eux, intervalle repéré depuis longtemps par un personnel aux aguets. Vous voyez, conclut mon guide, il n’y avait pas de problème. Il me lança un sourire victorieux, fit un geste de la main et se dirigea vers un groupe d’amis.

Mon installation m’imposa quelques contorsions qui amusèrent mes voisins de table. Aucun ne parlant français, ma participation à la conversation s’annonçait plutôt limitée. Mais on essaya fort gentiment de m’intégrer. On servit l’açorda, excellente soupe traditionnelle. Je mis à profit ce répit pour examiner la salle.

Ce sont d’abord les nombreuses photographies fixées aux murs qui ont éveillé ma curiosité. Des portraits de jeunes femmes, pour l’essentiel, traités à la mode des années cinquante : visages nimbés de zones floues mettant en évidence des regards sombres, des sourires à peine amorcés, des formes douces, un port de grande dame…Tout l’art du photographe avait été de magnifier la beauté propre à chaque visage, la personnalité de chaque modèle. Des noms figuraient au bas des photos. C’était à n’en pas douter une galerie, un peu flétrie par le temps, de célébrités ayant fréquenté cette taverne. Au fond, bien éclairé, on reconnaissait le profil d’Amália, prêtresse talentueuse du fado. Tous ces portraits distillaient la nostalgie d’une époque finissante, frémissant encore des accents émouvants de ces voix d’autrefois chargées des espoirs et des douleurs d’un peuple.

L’éclairage électrique a soudain diminué d’intensité, entraînant l’arrêt immédiat des conversations. Le petit espace préservé au centre de la pièce venait d’être occupé par un guitariste. Et j’ai vu s’approcher la fadista, la chanteuse de fado, sous les applaudissements. Je l’avais remarquée en entrant. Elle se tenait dans l’embrasure d’une petite fenêtre donnant sur la salle de restaurant. Une lumière rasante et blafarde accentuait ses traits fatigués. D’immenses anneaux aux teintes cuivrées oscillaient à ses oreilles. Elle regardait la salle sans la voir. J’avais été frappé par l’étrange beauté qui avait résisté aux offenses du temps, par la tristesse aussi, marquée au coin de la bouche. J’avais laissé longtemps mon émotion se nourrir de cette image.

Puis le silence s’est fait. Un silence d’église. Une attente épaisse, dense, comme figée dans le temps. Tous les regards s’étaient accrochés à la frêle silhouette vêtue de noir, immobile maintenant, exposée. Je ressentais une tension très forte, accentuée par le sentiment d’être un voyeur profitant de la fragilité d’une vieille femme soumise aux règles impitoyables d’un rituel mercantile. Le guitariste la regardait aussi, attendait un signal. Il n’y en eut pas, mais au moment où la magie risquait de s’évanouir, il fit sonner une corde, et la vibration cristalline, unique, libérant tous ses harmoniques, emplit l’espace lourd de toutes les impatiences retenues. Et la légèreté de cette note d’espoir redonna au temps son mouvement naturel, perceptible à travers quelques raclements de gorge et frottements de pieds. D’autres notes ont alors jailli de l’instrument, par paquets rythmiques, invitant la chanteuse à se tenir prête. Je me demande encore aujourd’hui comment une voix aussi généreuse, aussi agile, aussi somptueuse, avait pu soudain naître de ce corps usé et las. Elle me rappelait Piaf, dans ses prestations les plus pathétiques. Dès le premier refrain, toute la salle s’est trouvée sous le charme. Et, au fur et à mesure que se succédaient les mélodies, dont certaines ravivaient des airs enfouis dans ma mémoire, la communion se faisait plus intime entre la fadista et le public. Il y avait à ma table un groupe de femmes qui, manifestement, venaient ici périodiquement faire leur plein d’émotions. Un verre d’alcool, une cigarette, et elles se laissaient bercer, accompagnant à voix basse la chanteuse, les yeux embués, arrachées aux contingences du monde ordinaire, libérant tous les nœuds que la vie avait installés en elles… Le plaisir, le bonheur, là, devant moi, au cœur d’une pénombre complice. Toute la salle reprenant en chœur les refrains. On ne voyait plus de la fadista que les éclairs de lumière renvoyés par les anneaux de cuivre. Ainsi, je pouvais l’imaginer dans toute sa splendeur de jeune femme, divinité soumise à l’adoration de ses fidèles désireux de recevoir leur part de volupté terrestre. Et d’anciennes images, qui ne m’avaient jamais habité, venaient peupler mes rêveries. Elles venaient de loin, remuaient d’antiques désirs non assouvis, bouleversaient mon ordre établi, brisaient les barrières que j’avais érigées à coups de conformismes consentis. J’avais peine à contenir le déferlement d’émotions qui naissait de cette atmosphère chargée de sensualité, d’amertume et de bonheur mêlés.

Avec une brutalité totalement inopportune, l’éclairage électrique a subitement redonné matière à la réalité, dévoilant, en un instantané de vérité, les attitudes et les mimiques intimes des uns et des autres, que seule l’ombre autorise, aussitôt suivi d’une explosion d’applaudissements. La fadista se tenait là, apparemment insensible à cette manifestation de joie. Elle ne bougeait pas, ne remerciait pas, ne souriait pas, ne regardait pas le public enthousiaste. Son visage ruiné par l’intensité de la lumière n’exprimait rien d’autre que la fatigue. Peut-être songeait-elle qu’une fois encore elle avait vaincu les forces mauvaises à l’œuvre dans son corps. Peut-être songeait-elle qu’elle vivait l’un de ses derniers moments de gloire, avant la chute finale. J’étais bouleversé.

Quelqu’un lui apporta un panier contenant des CD, et elle commença, ultime effort, à proposer aux tablées ses enregistrements. Il restait encore quelques CD lorsqu’elle est venue à ma table. J’en ai accepté un comme on reçoit un cadeau de valeur et ai déposé dans la main tendue la somme demandée. Une photographie montrait la chanteuse de profil, au sommet de son art. Un beau profil régulier, un peu charnu, qui disait la générosité de l’âme. Ce profil ne figurait pas dans la collection affichée sur les murs.

Sur le point de quitter la taverne, je me suis arrêté dans la cour intérieure. Toujours sous le coup du sortilège, l’idée m’était venue d’obtenir une dédicace de la fadista. Je suis donc allé m’en expliquer, difficilement, à l’accueil. On m’avait bien compris puisque je l’ai vue sortir et se diriger vers moi. Mon dieu, qu’elle était petite ! Assis, dans la salle basse, je ne m’en étais pas aperçu. Elle s’est approchée, je lui ai tendu mon stylo et le CD…C’est alors qu’elle m’a lancé un regard furieux, et, sans un mot, a fait demi-tour pour disparaître au plus vite ! Je venais à coup sûr de commettre une lourde maladresse. Probablement s’attendait-elle à recevoir un bon pourboire de ma part ! Je suis resté un moment complètement désemparé, au milieu de la cour, pestant contre ma bêtise.

Mon « hôte » avait vu la scène. Il posa une main apaisante sur mon épaule, et me dit : « Vous ne pouviez pas savoir, monsieur. Vous venez, sans le vouloir, de toucher un point très sensible de l’histoire de mon pays. Si vous avez un peu visité le Portugal, vous avez pu découvrir la richesse de notre passé culturel et artistique. Songez par exemple, monsieur, qu’à Coimbra, on a édifié l’une des plus anciennes universités dont la réputation dépassait largement nos frontières… » Je me demandais où il voulait en venir. Il continua : « Après une longue période de prospérité, mon pays a sombré sous la dictature de Salazar. Le recul économique et culturel a été particulièrement sévère. La priorité de ce régime n’était pas l’alphabétisation de la population, c’est le moins qu’on puisse dire, aussi, comme beaucoup de nos concitoyens relativement âgés, ‘votre’ fadista ne sait ni lire ni écrire. Et elle porte cette malédiction comme une inavouable tare. Ne la jugez pas, monsieur. Pour nous elle demeure une ‘grande’ ».

La lune faisait luire les rails des tramways, humides de la fraîcheur de la nuit. Je marchais en trébuchant parfois sur les pavés glissants, sans but précis. Je voulais simplement par ma seule présence attentive dire à tous les habitants de ce quartier déshérité qui vivaient là, derrière ces murs et ces fenêtres, combien j’allais avoir du mal à les quitter.


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