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NOUVELLES COURTES

mercredi 24 février 2016
par  Hervé Mesdon
popularité : 1%

Toujours dans le coup ? Ah non merci !

Combien de fois ne s’est-elle pas dit que la mécanique avait dû être montée à l’envers dans sa tête ! Sans doute que c’est rien d’autre qu’une vieille machine à manivelle qu’on lui a installée là-dedans. Elle voit bien les autres, les Madeleine Jégou, Jeanne Quéré, les Sophie Tranchant ou Louise Corre avec leurs machines à vapeur. Des vraies locos. Toujours sur leurs rails. Dévient pas d’un poil. Toujours le doigt en l’air : « M’dame, m’dame ! » Et qui trépignent. Elle, non, rien. Elle a bien essayé quelquefois : « M’dame, m’dame ! » Mais c’est toujours à côté, toujours quelque chose qui cloche. La maîtresse écrit au tableau. « La place du village mesure 100 m de long et 60 m de large et le maire a décidé de la couvrir de plaques de ciment de 50 cm de côté… ». Et voilà ! Jeanne Quéré a plongé dans son cahier de brouillon, Louise Corre sourit aux anges parce que sa loco est bien en place sur les rails… Mais pour elle, Claudie, c’est déjà trop de faire tenir une si grande place dans sa tête ! Et les arbres de la place, qu’est-ce qu’elle en fait dans son histoire, la maîtresse ? Et l’allée de boule des vieux, il va quand même pas y mettre son ciment, le maire ! « Ah c’est le grand-père qui va gueuler ! Avec ses vieux copains, qu’est-ce qu’il va lui passer au maire ! D’avance, elle en rigole.

Elle le sait bien pourtant que la place du problème de la maîtresse c’est une autre, une qui n’existe pas, une sur laquelle on aurait fait ruisseler l’innocence du « comme si », une qui est juste en face des rails des Madeleine et des Sophie. Mais elle, Claudie, elle n’est pas capable d’avoir dans sa tête l’innocence d’une place pareille. La maîtresse a fait venir sa mère l’autre jour. Elle lui a dit que Claudie n’était pas plus bête qu’une autre, mais qu’elle était tête en l’air. Pas plus bête qu’une autre ! Et quoi encore, elle n’allait quand même pas la faire passer pour une demeurée !

Au saut à la corde, la Jeanne Quéré, c’est loin d’être une lumière. Et Madeleine Jégou, elle savait même pas comment on faisait les bébés. Il a fallu l’autre jour que Thérèse et Claudie lui expliquent ! Sophie Tranchant, elle rentre même pas chez elle toute seule. Midi et soir sa mère l’attend devant la porte de l’école. Louise Corre, bon elle d’accord, mais elle c’est une surdouée, d’ailleurs que ça n’a pas l’air de la rendre heureuse tous les jours. Pas plus bête qu’une autre, c’est sûr, oui ! Mais tête en l’air, tête en l’air, ça c’est vite dit alors ! Qu’est-ce qu’elle croit la maîtresse ! Elle réfléchit aussi, elle ! Pas de sa faute si c’est jamais comme voudrait la maîtresse, mais elle réfléchit.

Sans doute sa foutue machine dans sa tête qui n’en fait qu’à sa guise. Comment voulez-vous qu’elle choisisse si c’est S ou ENT qu’il faut écrire quand la dictée de la maîtresse parle du loup dans la montagne avec la chèvre et qu’on sait bien qu’elle va se faire manger mais qu’on se dit quand même que cette fois-ci peut-être (juste cette fois-ci, rien qu’une fois) elle va trouver un truc pour s’en tirer. Ça lui prend trop la tête cette chèvre qui va se faire bouffer ! C’est ça qu’elle appelle « tête en l’air » la maîtresse ? Eh bien non, Claudie se dit que c’est avoir du cœur, c’est tout ! Face à un drame pareil, savoir si c’est S ou ENT qu’il faut mettre, ça lui parait … mais d’un dérisoire ! Pas étonnant après qu’elle ait 24 fautes. Eh oui, « 24 fautes ma pauvre Claudie » comme dit la maîtresse en soupirant. « Comment veux-tu que ça marche l’année prochaine en sixième ? Hein, tu y penses un peu à ça, tu y penses ? Tu y penses un peu quelquefois, hein, tu y penses ? » Et bien sûr la voilà qui s’énerve la maîtresse, la voilà qui fronce les sourcils, la voilà qui fait crier les mots, qui se met à répéter les mots sans se rendre compte qu’elle les a déjà dits. Elle le sait bien Claudie qu’en sixième ça sera pas la fête non plus. Elle le sait qu’il y aura des problèmes avec des places encore plus grandes, des dictées avec des loups encore plus terribles Mais qu’est-ce qu’elle y peut Claudie ? Ce qui l’a inquiétée surtout, quand la maîtresse a parlé à sa mère, c’est quand elle a dit qu’il faudrait qu’elle voit un psychologue. Pourquoi qu’elle verrait un psychologue ? Pour lui remette sa mécanique à l’endroit ? Eh bien franchement, elle aime mieux pas Claudie ! Lui remplacer sa vieille mécanique par une loco comme celles de Sophie ou Jeanne ? Etre toujours sur les rails, toujours dans l’ coup ? Ah non, merci !

Dites, qu’est-ce qu’elle a été ?

« Je ne la connais pas Anjela. Moi je suis celle qu’Anjela a refusé d’être, je suis de celles qui travaillent chez Gad ou chez Doux ou au saumon. Anjela, je l’envie tu sais, elle a pu choisir, elle. Même si elle n’a pas vraiment choisi. Elle a pu tailler le brillant de sa vie dans les lumières, les bruits d’eau, les vents fous, dans la permanence des lieux où elle est née. Elle a des voix qui montent de la terre et qui lui causent. Moi pas, moi je suis Martha. C’est au saumon que je travaille. Comme Anjela j’ai les mains rouges et calleuses, un fichu qui m’emballe toute la tête, des gilets les uns par dessus les autres pour que la vie reste en moi. J’ai des hivers qui me piquent aussi, mais sans les aubes de givre, sans la terre gelée claquant sous les pas. Mes hivers à moi sont congelés dans les saumons que je dépiaute, dans les chocs aseptisés de la chair qu’on prépare, dans mes dents qui n’ont jamais pu supporter la stridulation de la scie qui tranche les têtes. Mon hiver est dans le froid bleu et gris de l’atelier de découpe. Mon hiver c’est la boîte à silence de ma solitude, de ma fatigue, de mon ennui. Et mon hiver est sans été. La voix du chef qui veut que ça aille plus vite n’est pas un été. Le sec et cassant, la bouche raide, les yeux lourds de la dame de la préfecture pour renouveler les papiers, ce n’est pas un été.

La feuille de paye est une désolation. Les dimanches qui traînent en longueur entre les pauvres murs de ma chambre ne sont pas un été. Je n’ai pas la place dans cette chambre là pour tout ce qu’il y a dans mon coeur. Je suis arrivée, il y a cinq ans et dans mon coeur il y avait la haine de là-bas et elle est toujours en moi cette haine là. Une haine qui a moisi, ranci au fond de moi, une haine qui ne saurait même plus dire de quoi elle est faite, ni qui elle vise.

Et j’ai dû y ajouter la haine d’ici, celle de l’OFPRA qui veut me renvoyer là-bas, celle de la préfecture qui ne veut pas de moi ici, celle de tous ceux qui pensent que je leur prends le travail qu’ils ne voudraient pas faire. Je suis Martha Milovic.

Souvent le soir je me demande ce qu’elle a été et ce qu’elle est Martha Milovic. Là-bas, les serbes avaient dit qu’elle était bosniaque. Les bosniaques, Martha Milovic, ils l’appelaient « la gitane ». Ici, les français lui ont dit qu’elle était yougoslave, qu’elle n’avait rien à faire ici, que c’était là-bas qu’elle devait retourner. Qu’est-ce qu’elle a été Martha ? Dîtes, qu’est-ce qu’elle a été ? Elle a été Martha d’un ailleurs qui n’existe pas, d’une terre des autres qui ayant leur terre, n’ont plus d’ailleurs.


Commentaires

Logo de Aline EA
dimanche 28 février 2016 à 18h33 - par  Aline EA

Hervé,

Je viens de lire la nouvelle de ce mercredi de février.
Toujours avec le même plaisir...

Au plaisir de découvrir les suivantes

Bien à vous

Aline EA

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