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NOUVELLES COURTES : Histoire de Rose

jeudi 24 mars 2016
par  Hervé Mesdon
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Août 2008, 18h au Gîte des Monges : la vie reprenait vie. Casseroles, marmites, chaudrons, poêles, assiettes recommençaient à faire leurs gammes, se préparant au concert qu’orchestrerait Max d’ici deux heures quand tous seraient attablés. Le torrent presque à sec en ce mois d’août, s’épuisait, rigolant de roche en roche à essayer de faire croire qu’il était encore un torrent. Retour de leurs rêves d’herbes, de caillasses, d’à-pics effrayants, de soleils lourds, d’ombres bienfaisantes, des randonneurs fourbus et poussiéreux, s’étant pour quelques jours transplantés ici du terreau douillet des villes dans la terre rare des éboulis, s’affalaient sur les bancs au bord du torrent.

Assis devant le gîte, je les regardais rentrer. J’étais là depuis une semaine. Leurs rêves à ceux-là n’étaient plus les miens, je faisais avec les récits de leurs exploits, avec leurs yeux émerveillés, avec le souvenir de mes courses anciennes. Pour moi, d’autres plaisirs avaient pris le relais : le rosé, les chèvres chauds de Max, le sourire de Lucile, la serveuse, les tartes de Nanou, les rapaces suivis à la jumelle, la crête de Geruen et ses rocs trembleurs dans les lumières du couchant.

Rose, elle, avait été parmi les premières à rentrer. Elle avait depuis fait une sieste sur une pierre plate et chaude baignée dans des bruits d’eau et là maintenant elle venait de s’installer sur la terrasse à deux tables de la mienne. Devant elle, le ricard que la serveuse venait de lui apporter. « Appelez moi Rose, tout le monde m’appelle Rose, appelez moi Rose, voyons ! » Elle prit dans les siennes la main de la serveuse, la regarda, la caressa, la pressa, leva les yeux vers elle et lui sourit. « Savez-vous qu’Alexis a des mains presque aussi fines que les vôtres ? » Puis finalement elle lâcha la main de Lucile, y laissant une pièce de deux euros. « Ne protestez pas, vous êtes si gentille avec moi. Plus de trente ans qu’on est venu ici pour la première fois, Alexis et moi, alors on les connaît ces montagnes, j’ vous prie de croire, comme nos poches qu’on les connaît ». Une gorgée de ricard : « le ricard j’aime pas trop, c’est pour Alexis vous comprenez, pour lui que j’ fais un effort, vous m’apporterez un kir tout à l’heure, je préfère ». « On n’était plus venu depuis cinq ans, ça n’était plus ça au gîte vous comprenez, ça s’était trop dégradé. La fiesta, vous comprenez, les anciens patrons, des fiestas à n’en plus finir qu’ils faisaient. C’est pas comme ça qu’on tient une boutique pareille, vous comprenez, ils laissaient tout filer. Quand on a appris que c’était de nouveaux propriétaires, on a décidé de revenir. On est vraiment content, vraiment ».

C’est la veille dans l’après-midi que Rose était arrivée au gîte. Elle avait réservé pour deux personnes. Elle avait dit en arrivant : « Alexis viendra plus tard ». Elle avait déposé son sac dans la chambre. Elle s’était promenée un peu et puis ricard sur la terrasse comme aujourd’hui. Repas du soir et avant de regagner sa chambre elle avait demandé à Max qu’on la réveille à sept heures et qu’on lui prépare un pique-nique pour deux : « Alexis me rejoindra sûrement dans la matinée… et vous pouvez rajouter une petite fiole de ricard, ça lui fera plaisir ».

Au matin, bob, sac à dos, bermuda lacé juste au-dessus du genou, mollet sec, doré et nerveux, Max et moi peu avant neuf heures avions vu Rose disparaître sur le chemin qui mène à Feissal. « Sacrée bonne femme, hein, elle doit bien avoir soixante quinze balais » a dit Max. « Je lui ai préparé une gourde de rosé et bonne dose de ricard ». Maintenant, ricard bu, Rose s’était fait servir un kir, « à la mûre » avait-elle précisé à Lucile. Au bout d’un moment, se tournant vers moi : « Monsieur, feriez-vous une partie de scrabble ? » Pourquoi pas. Me voilà donc installé en face de Rose.
- Appelez-moi Rose, tout le monde m’appelle Rose !
- Moi c’est Hervé.
- C’est vous qui marquerez les points.

Manifestement mon nom à moi elle s’en fichait, que moi je l’appelle Rose, ça suffirait bien.
- Prendrez-vous un ricard ? Sans attendre ma réponse : « Lucile, vous apporterez un ricard à monsieur ». Rose commença la partie : VOYEZ – 72 points, pas une débutante. S’appuyant sur son Z, je posai : CHANTEZ – 42 points ; « Je sens que la partie va être rude » dit Rose. Au bout d’une dizaine de coups, je menais de 30 points. Rose légèrement excédée : « comme d’habitude quand tu mènes, tu bouches le jeu ». Quatre tours plus tard, Rose m’avait rejoint au score. Je posai alors, avec blanc pour le R : ATTITREE accroché au T de PLANT, petit scrabble : 68 points. Rose sourit : « tu vas pas l’emporter au paradis, Alexis » et avec l’autre blanc pour le N et se servant du A de ATTITREE qui baillait seul en bout de ligne ouvrant tout l’espace encore libre sur le plateau, elle joua : KERATINE – 87 points.
- Rose, moi c’est Hervé, pas Alexis.
- J’ me comprends, marque moi 87 points en attendant.

Encore trois tours chacun et Rose finalement l’emporta de 12 points : « Vraiment serré, c’est un vrai plaisir de jouer avec vous, vous auriez aussi bien pu être le vainqueur, je vous remercie ». Pendant le repas je remarquai que Rose parlait droit devant elle aux arbres, aux guêpes, aux nuages. Je demandai à Lucile qui venait de me servir son sauté de veau aux bettes et à l’estragon : « qu’est-ce qu’elle raconte ? » -Elle parle à Alexis, elle lui dit qu’il ne devrait pas hésiter à revenir, que c’est à nouveau très bien. Ce soir là j’eus du mal à m’endormir, cet Alexis qui me tournait en tête.

Le matin suivant Rose dit à Max : « aujourd’hui, par le Col de Fombelle, on fera la crête de Geruen ». - Prenez garde aux patous, y en a des mauvais dans c’ coin là, une femme s’est fait bouffer le mollet l’autre jour. - Oh avec Alexis je ne risque rien, il sait y faire avec les patous, il faut leur montrer qu’on ne les craint pas et ne pas s’approcher de leur troupeau. Ce soir là, Rose fit servir en même temps le kir et le ricard. « Je vous accorde votre revanche, venez, votre ricard est servi ».Tout au long de la partie Rose ne fut pas avare de commentaires. Surprise : « Alexis, tout d’ même, tu fais 25 points avec ton X, moi j’ l’aurais gardé ». Amusée : « Et sur ton A, je fais KA deux fois, 64 points ». Impatiente : « Tu en mets du temps pour jouer, tu sais Alexis, en compétition ça ne pass’rait pas ! » Rieuse : « Tu ne m’en voudras pas Alexis, mais je fais encore un scrabble ». Près de 100 points d’écart, elle enleva la partie haut la main : « pour votre revanche, vous repasserez ». « Si je vous appelle Alexis c’est parce qu’il ne veut pas redescendre avec moi, vous comprenez. Aujourd’hui il m’attendait près du Col de Fombelle, demain nous avons rendez-vous au cirque de Costebelle, je ne désespère pas de le décider. Vous n’imaginez pas ce que c’était ici il y a trente ans. Chevreaux, chevrettes cabriolant et partant dans la montagne et repartant. Le soir on s’écroulait de fatigue et de sommeil. On aurait dormi le nez accroché à un clou. Dans ces années soixante-dix, Alexis et moi on était un rien trop vieux pour avoir été des soixante-huitards, un rien trop jeunes pour ne pas avoir souhaité l’être. Alors chaque été on venait courir les monts, jouer à avoir tout quitté pour vivre en sauvages, s’épuiser de nuits étoilées, se gaver de matins bleus, vous comprenez ».

Des jours avaient coulé et les yeux de Rose coulant avec eux jour par-dessus jour s’étaient assombris. J’en étais à ma énième défaite contre Rose qui au fur et à mesure qu’elle s’assombrissait jouait de mieux en mieux. Elle demandait bien encore la fiole de ricard pour Alexis quand elle commandait son pique-nique, elle faisait encore chaque soir servir un ricard pour moi, mais à table elle ne s’adressait plus ni aux oiseaux, ni au ciel, ni à Alexis et les parties de scrabble, à force de silence étaient devenues sinistres.

Ce jour là, comme tous les quinze jours, trois semaines, le maire était venu à la fraîche s’attabler au gîte, histoire de voir si les affaires tournaient bien tout en sirotant un martini. Comme il disait à Max : « le gîte il faut que ça marche tu comprends, il n’y a plus que ça de vivant au village ». Il s’était assis près de moi et me commentait la dernière attaque du loup du côté de Baudinard : « un vrai carnage ». Il s’arrêta net : « mais… mais ça s’rait pas Rose là-bas près du torrent, Rose qui nous serait revenue dis donc ? » « Rose ! Quelle histoire ! Vous la connaissez pas bien sûr l’histoire de Rose. Ça s’est passé en… en 90 … oui c’est ça, en 90, l’année de la foudre sur l’église, un été pourri jusqu’au trognon, un été qu’on aurait cru que tous les nuages de la création s’étaient donné rendez-vous au-dessus de chez nous. Rose et Alexis étaient là et rien ne les aurait empêchés de partir chaque matin. Ce matin là, comme d’habitude, ils ont chaussé les gros godillots, sacs à dos et en route. Dans l’après-midi Rose est rentrée seule, couverte de boue, écorchée de partout, les yeux exorbités. Elle était comme folle. Impossible de lui faire dire où ils étaient allés, ce qui était arrivé. Elle criait, elle pleurait : « faut monter le chercher, faut monter le chercher ». Au bout de deux jours on a retrouvé le corps d’Alexis au pied de la falaise de Geruen. Pendant des années elle a continué à venir tous les étés, seule. Et puis depuis quatre ou cinq ans on ne l’avait pas revue. A l’époque elle faisait comme si Alexis était avec elle ».
- Elle le fait toujours. - Elle le fait toujours ? Elle part toujours avec la fiole de ricard ? - Oui, mais à mon avis elle y croit de moins en moins.

Un peu plus tard, Rose vint s’asseoir en face de moi : « je ne vous propose pas un scrabble, je n’ai pas le cœur à ça, peut-être voudriez-vous autre chose qu’un ricard, Hervé ? » C’était la première fois qu’elle m’appelait par mon prénom. « Trois jours qu’Alexis ne m’a pas rejointe là-haut… je crois qu’il est mort pour de bon cette fois… je ne suis pas triste vraiment… non… inquiète pour lui seulement… un peu vide aussi… mais pas triste, soulagée presque »
- Je prendrais bien un ricard, Rose. - Ah vous êtes gentil.

Le lendemain Rose fit venir un taxi elle fit ses adieux à tout le monde : « Je ne sais pas si je reviendrai voyez-vous… maintenant qu’Alexis est mort ».

12 août 2009, 18 heures Gîte des Monges, une femme d’une quarantaine d’années, une fillette de dix ans : « Madame Charpenton, j’ai réservé pour moi et ma fille. Vous vous souvenez de Rose ? Je dois vous remettre ceci de la part de Rose ». Elle remit à Max une photo dans un cadre de bois doré : face au Gîte des Monges, un homme et une femme posaient en riant. « Ce sont mes parents, Rose et Alexis en 73 ou 74, Rose est morte en juin et elle m’a dit que vous comprendriez. Dans le coffre de ma voiture j’ai son urne funéraire. Je dois demain disperser ses cendres du haut de la crête de Geruen ». Dites, qu’est-ce qu’elle a été ?


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