VOUS SAVEZ, ON A EU UNE BELLE VIE, HELENE ET MOI
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Baptiste arrivait vers 6 h : « c’est encore moi, tu vois Yvonne ». Yvonne lui disait : « tiens, prends une chaise ». Il s’asseyait et il pleurait en silence. Il n’essayait pas d’arrêter ses larmes.
Elle continuait à préparer la soupe. Il n’enlevait ni sa vareuse, ni sa casquette d’ancien marin de commerce. Les mains à plat sur ses genoux. Les larmes coulaient et elles tombaient où elles pouvaient.
Je suis venu t’embêter encore avec mes histoires, je vais pas rester .
Pour l’instant c’est histoires sans paroles en tout cas.
Oui, je vais y aller, je reviendrai un autre jour quand ça ira mieux.
Dis pas d’ bêtises, tu vois bien que je fais la soupe, tu vas la manger avec nous.
Petit à petit les larmes diminuaient et puis elles s’arrêtaient.
On dirait que ça va mieux ?
Tu peux pas savoir comme c’est dur Yvonne. Et les larmes recommençaient à couler.
Vers 7 h Adrien rentrait du travail.
-Tiens, Baptiste !
Oui tu vois, c’est encore moi.
-Et elle t’a même pas servi un coup d’ pinard !
Sûrement pas, d’ici que le pinard lui réamorcerait la pompe, je préfère le laisser se vider d’abord.
Baptiste souriait alors. Adrien s’asseyait en face de lui et il remplissait deux verres : « alors, qu’est-ce que tu deviens ? » Dès qu’Adrien était là, Baptiste ne pleurait plus. Il enlevait vareuse et casquette. Il pouvait parler les choses au lieu de les pleurer. A partir de ce moment là, il n’arrêtait plus, il parlait, il parlait, il aurait parlé des heures et des heures. Il parlait d’elle, de lui et elle, il parlait de ce qu’il n’y avait plus et puis il parlait du rien, du vide, du froid, du silence de maintenant. Vers 10 h Adrien disait qu’il fallait aller dormir. Baptiste, docile, s’en allait alors, titubant un peu.
Depuis plus de deux ans c’était ainsi, depuis la mort de la femme de Baptiste. C’était pas une vie pourtant qu’il avait eue Baptiste avec Hélène. Quand elle était morte on avait dit que sûrement c’était une délivrance pour tous les deux. Hélène c’était juste un peu au-dessus du légume : elle grognait, remuait un peu une main, bougeait les yeux. Trente ans qu’elle était comme ça. Le bateau de Baptiste était à Dakar. Un télégramme : « Hélène gravement malade ». Il était rentré par avion. Voilà, il l’avait retrouvée comme ça, une « attaque ». Il y avait son fils de 5 ans, il y avait Hélène. Il avait quitté la marine et trouvé un emploi de magasinier. Il avait élevé son fils, il s’était occupé d’Hélène. Il fallait tout faire pour elle : la lever, la coucher, l’installer dans le jardin en été, près de la cheminée en hiver, la faire manger, la laver. Il fallait tout faire, il avait tout fait. Quand son fils, à 18 ans, était à son tour entré dans la marine, Baptiste avait arrêté son travail pour mieux s’occuper d’Hélène. Ses deux petites retraites, les légumes de son jardin vendus sur le marché, ils avaient vécu de ça. Son fils avait vite cessé de les voir, il n’y avait plus eu qu’Hélène. Il lui arrivait de dire à Yvonne et à Adrien : « vous savez on a eu une belle vie, Hélène et moi ». « Les gens peuvent pas savoir ».
Il disait qu’il avait compris plein d’choses avec elle, des choses qu’on ne peut même pas expliquer : « elle savait se faire comprendre, je la comprenais moi ». Quand Hélène était morte, il s’était dit comme les autres que c’était une délivrance pour tous les deux. Il y avait eu l’enterrement et on lui avait rabâché que c’était sûrement une délivrance et il répondait oui, oui. Mais dès le lendemain matin il avait su que ça n’était pas une délivrance.
Et de n’avoir plus que le mur à qui parler, c’était une délivrance peut-être ? Et de n’avoir plus le chaud de son corps dans le lit ? Et de n’avoir plus à lui mettre son chapeau pour le soleil ? De ne plus lui faire sentir les fleurs du jardin ? Combien de fois il ne s’était pas dit qu’il allait la rejoindre, mais il n’avait pas eu le courage. "Maintenant c’est trop tard ». Et c’était comme ça depuis plus de deux ans. Tous les deux, trois mois il venait, il pleurait avec Yvonne, il parlait avec Adrien. Yvonne se disait qu’on ne pouvait pas continuer à le laisser dans cet état : « une pitié de voir un homme se moisir comme ça ». Un jour elle décida de prendre le taureau par les cornes. Elle se souvint qu’autrefois au bal, Victorine Person et Baptiste dansaient quelquefois ensemble. Et puis Baptiste avait rencontré Hélène. Victorine n’avait rencontré personne. De temps en temps, sur le marché Yvonne et elle faisaient un brin de causette. Victorine n’avait jamais été une beauté et comme tout le monde elle avait vieilli, mais bon… Un dimanche Yvonne invita les deux âmes esseulées. Trois mois plus tard, pour le mariage, Yvonne s’était mise en frais d’un chapeau neuf et Adrien pour une fois avait mis la cravate.
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