ALGÉRIE : SOUBRESAUTS DE L’ACCOUCHEMENT D’UN CAPITALISME BALBUTIANT
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Jusqu’à récemment, les hommes d’affaires en Algérie s’abstenaient de s’activer en politique. Le pouvoir en place, monopolisant les dollars du pétrole, leur en octroyait une partie sous forme d’autorisations d’importation de produits sous tension à revendre ou de matières et semi-produits à transformer. Ils s’enrichissaient ainsi, accumulaient des fortunes aussitôt placées à l’étranger. Le reste de la rente pétrolière était destiné à deux usages : entretenir l’appareil militaire et sécuritaire et acheter la paix sociale par l’importation de produits fondamentaux dans la consommation (blé dur, sucre, médicaments, etc.), par une politique publique d’accès à l’école, aux soins, au logement, à l’électricité, au gaz, à l’eau, etc., et enfin, une politique de subventions au prix de certains produits de consommation de masse (principalement alimentation et énergie). Cette équation tenait tant que le régime pouvait, en premier lieu, limiter l’enrichissement et le nombre des hommes d’affaires en sélectionnant par ses signatures administratives ceux qu’il transformait en clientèle politique soumise et, en second lieu, tant que le prix du pétrole lui permettait d’allouer les sommes nécessaires au maintien de la paix sociale. Or, c’est cette dernière variable que le pouvoir ne maîtrisait pas. Si on y ajoute la démographie – 10 millions en 1962 et 40 millions aujourd’hui – accompagnée du désir de chaque génération de vivre au moins comme vivait la précédente – bénéficier d’une redistribution généralisée – , on s’aperçoit, qu’avec le temps, l’équation devient intenable. Quand le père pouvait acheter la baguette de pain, le litre de lait ou d’essence à un prix dérisoire parce que subventionné ou aller dans une école propre, le fils doit débourser aujourd’hui un prix qui se rapproche du prix réel et même, dans quelques cas, contribuer à nettoyer son école. Les forces politiques d’opposition surfent sur cette nostalgie d’un âge d’or. Du côté des hommes d’affaires, la démographie joue aussi. Un desserrement législatif progressif les a poussés à s’autonomiser et gagner des dollars par eux-mêmes. Ils s’en sont avérés incapables, ne produisant presque rien d’exportable. Ils frappent toujours aux guichets du pouvoir pour avoir des devises. Les multiples desserrements législatifs n’ont eu comme résultat que de multiplier leur nombre, de nouveaux venus se lançant dans l’aventure du négoce d’importation ou de la transformation légère. Une vive compétition s’est installée pour accéder aux précieuses devises entre les hommes d’affaires installés et les nouveaux. Chaque groupe, pour accroître ses chances, a dû chercher à s’intégrer dans un réseau de clientèle d’hommes au pouvoir ou, s’il le pouvait, pousser des personnalités « amies » vers le centre du pouvoir. La chute du prix du pétrole en 2018 a aiguisé les compétitions pour les devises. En arrivant au pouvoir en 1999, M. Bouteflika a amené dans ses fourgons de nouveaux venus qui, placés dans des positions à signature, ont dû aussi bien satisfaire des appétits personnels (son frère, par exemple) que tenter de limiter les allocations attribuées aux anciens hommes d’affaires installés depuis quelques décades. D’un coup, ceux-ci se retrouvent démunis d’influence. Il n’est qu’à lire les communiqués du groupe Cevital, fondé par l’un d’entre eux, M. Rebrab, dont la fortune a été organiquement liée aux signatures d’importation, et qui s’est joint aux manifestants protestataires. Fin février 2019, le groupe rend public un communiqué où on lit ceci : « En cette période électorale, vous [Bouteflika] multipliez les déclarations appelant, au nom d’une certaine continuité, à la nécessité de développer et de diversifier notre économie. Il se trouve que, jusqu’à présent, il a été plutôt question de blocages et d’entraves à cette diversification ». Le groupe signale qu’il n’arrive toujours pas, après plus de 700 jours, à débloquer son projet de trituration de graines oléagineuses à Béjaïa. Il avait déjà subi plusieurs refus de signature pour d’autres affaires. Si auparavant, il suffisait de s’enrichir, il apparaît au groupe que c’est, maintenant, toute accumulation de capital qui est bloquée. Pour protester contre le blocage du projet, un comité a été créé par certains employés de Cevital et des citoyens qui ont organisé des manifestations à Béjaïa et à Tizi-Ouzou. Les mots d’ordre sont : « Non au blocage des investissements de Cevital », « Oui à la répartition équitable des richesses du pays » et « Non à la politique de deux poids, deux mesures dont est victime la Kabylie ». Voilà donc une affaire de signature administrative bloquant un investissement en capital qui se transforme en action politique mobilisatrice autour d’équité et de justice, et même de régionalisme. Débloquer ces situations exige d’accéder à une puissance de type politique. Chose inouïe il y a peu. Bref, certains hommes d’affaires ne peuvent plus se contenter de chercher à entrer dans les bonnes grâces du pouvoir installé. Ils entrent publiquement dans la scène politique. Ils ne se contentent plus d’accumuler en silence des fortunes à l’étranger. Or même pour maintenir cette dynamique, ils doivent poursuivre une accumulation dans le pays. Et voilà qu’on leur bloque cette accumulation ! Dès lors, ils entrent en conflit avec le pouvoir et veulent ne plus se contenter de quémander des signatures mais de les exiger. Pour cela, la puissance de l’argent corrupteur ne suffit pas. Il leur faut de la puissance sociale. Il faut donc faire de la politique. C’est bien la naissance balbutiante d’un capitalisme qui vise l’hégémonie politique. Le groupe ne cache pas son rejet d’un éventuel cinquième mandat du président Bouteflika. « Cevital, déclare-t-il, est une entreprise citoyenne qui forme les jeunes et crée des emplois et des richesses partout en Algérie. Pourquoi l’en empêchez-vous ? Pourquoi vous dressez-vous contre les aspirations légitimes de notre jeunesse à un emploi et à un avenir décent ? (..) Votre continuité, est-ce celle de la continuité dans le sabotage de notre pays au profit d’une poignée d’individus prêts à sacrifier l’avenir de nos enfants pour sauvegarder des intérêts particuliers mal acquis ? » Le même jour, des événements spectaculaires vont permettre de savoir qui est visé. Il existe, en effet, un autre groupe d’hommes d’affaires qui semblent, eux par contre, avoir l’oreille du pouvoir en place. Une conversation téléphonique étrange est diffusée sur certains réseaux sociaux révélant que M. Sellal, ancien chef de Gouvernement de M. Bouteflika, devenu son directeur de campagne pour la présidentielle, aurait convenu avec M. Haddad, président du Forum des chefs d’entreprise (FCE), de faire appel à des « casseurs » pour « tabasser » les manifestants dans les rues d’Alger. De Genève où il est hospitalisé, le président Bouteflika annonce illico le limogeage de son directeur de campagne. S’en suit une cascade de démissions au FCE : celles du PDG du groupe Sogemetal, Mohamed-Arezki Aberkane et du PDG de l’Alliance Assurances, Hassen Khelihfati. Ils sont rejoints par M. Mohamed Laïd Benamor, qui annonce le gel de ses cotisations et sa démission du poste de vice-président du FCE. Il écrit dans sa lettre à M. Haddad qu’en « tant qu’industriel, je reste convaincu que relever le défi de la diversification réclame de la stabilité. Mais relever ce défi réclame aussi l’adhésion du peuple ». Le quotidien Liberté, lié au groupe Cevital, s’en félicite et titre : Le navire Ali Haddad sombre (Liberté, 03 mars 2019). Les patrons algériens sont donc clairement entrés en politique. Il y aurait donc certains d’entre eux qui se heurteraient aux blocages administratifs et qui soutiennent les manifestations populaires contre la « continuité » et d’autres qui seraient prêts, pour maintenir la stabilité du pouvoir, à recourir à la force. La retenue des forces de sécurité laisse supposer un attentisme, le temps de l’arbitrage. Si les partisans de l’usage de la force avaient eu le dernier mot, ils auraient, comme d’habitude, bien trouvé une quelconque provocation. L’étranger n’y est pas pour grand-chose. Il avait bien accepté, fermé les yeux et puis soutenu le maréchal Sissi qui, en Égypte, avait ordonné une répression sanglante. Si en Algérie, les « décideurs » ne l’ont pas fait, c’est qu’un arbitrage est en cours où interviennent des forces nouvelles. Les manifestations qui, elles, expriment un mécontentement pour tout autre chose, sont utilisées comme prétexte par les uns et les autres pour raffermir leurs positions antagoniques. Ce sont ces antagonismes qui semblent avoir provoqué l’attentisme des forces de répression. Pour l’essentiel, on observe une individualisation des hommes d’affaires avec un chacun pour soi inédit. Ce ne sont plus des moutons suiveurs du pouvoir quel qu’il soit. Ils veulent avoir leur mot à dire. Ils proposent même des solutions à la crise sociale en créant des emplois à gogo. Cevital n’hésite pas à annoncer 100.000 emplois pour son projet. En bref, une alternative à la redistribution sociale de la rente pétrolière par une économie de croissance. La population semble, elle, surtout nostalgique de cette redistribution. L’alternative serait donc entre un enrichissement d’individus pourvoyeurs d’emplois et le maintien d’une redistribution collective garante de la paix sociale. Les désirs d’enrichissement individuels, à l’exemple de ceux pratiqués par la « famille » du président, devenus la règle, vont à l’encontre de cette redistribution collective que garantissait le pouvoir d’avant. L’un des actes décisifs dans la voie de l’individualisation a été l’éviction il y a trois ans d’un seigneur militaire de l’« ancien » régime. Celui-ci, patron des services de renseignement, représentait les forces qui assuraient jusque là, l’hégémonie d’un pouvoir collectif de contrôle de l’enrichissement et de redistribution collective, garant de la pérennité de la domination collective de la génération de la guerre de libération. Les soubresauts que connaît actuellement l’Algérie sont l’expression des antagonismes engendrés par ce chacun pour soi qui remet en cause le contrôle de l’enrichissement privé et, par conséquent, les fondamentaux de la redistribution collective de la rente. Ils expriment également l’entrée fracassante dans l’arène politique de puissances d’argent jusqu’ici discrètes. C’est l’indice que l’armée n’est plus la seule maîtresse du jeu. Le pays est-il en train d’accoucher d’une dynamique où, profitant de manifestations populaires réclamant le maintien de la redistribution collective, des forces économiques se sentent assez puissantes pour exiger, au contraire, la levée des freins à l’accumulation individuelle ?
Ahmed Henni est économiste, enseignant à l’Université d’Artois
Article paru dans le revue Recherches internationales (http://www.recherches-internationales.fr)
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