FAUT-IL ENCORE DES HAUTS (?) FONCTIONNAIRES ET COMMENT LES RECRUTER ?
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La consolidation des institutions républicaines est, pour une part non négligeable, liée à la mise en place d’une Fonction publique, d’un ensemble de corps de fonctionnaires ou d’agents publics, recrutés dans des conditions et placés sous un statut les mettant, au moins en principe, à l’abri des sujétions, et des pressions du monde des affaires ou des politiques, des protections de toutes natures gouvernant antérieurement l’accès aux emplois publics. Tous les membres de cette Fonction publique, qu’il s’agisse de hauts ou de moins hauts fonctionnaires n’ont pas toujours suffisamment illustré la véritable magistrature ou quasi magistrature que les promoteurs les plus éclairés de la démarche avaient entendu leur conférer, et par quoi il faut entendre une activité pour l’exercice de laquelle la liberté de conscience et l’autonomie de jugement ne peuvent être exagérément réduites sans que la fonction n’en vienne à être dévoyée. Mais beaucoup l’ont été. Une rumeur confuse, mais insistante veut aujourd’hui que la Fonction publique soit composée de prébendiers, de parasites que leur statut protège indûment des aléas de la vie économique alors même qu’ils n’ont jamais eu ou n’ont pas songé à entretenir les compétences nécessaires à l’exercice de leur fonction, l’ouverture à la société et à ses problèmes sans laquelle ils ne peuvent qu’être nuisibles. Et pourtant ?
Le ministre de l’artisanat du premier gouvernement de la gauche m’a, un soir de l’automne 1981, prudemment approché à peu près en ces termes : « Alors, voilà, on me dit que tu es, en général, de bon conseil. Mon problème est le suivant. On va me changer mon sous-préfet. Je ne voudrais pas, bien sûr, d’un sous-préfet trop droitier ; mais je ne voudrais pas non plus, d’un camarade, cela risquerait de faire, en quelque sorte, tu vois ce que je veux dire, double emploi. Alors ne connaitrais-tu-pas, cela me conviendrait assez, comment dire, un fonctionnaire ? ». Merveilleuse lucidité, ne s’embarrassant d’aucune considération inutilement théorique, mais nourrie de fortes intuitions républicaines, et démocratiques (les deux ne vont pas toujours de pair), ainsi que d’une vieille expérience militante, de l’exercice, avant des responsabilités ministérielles, de responsabilités électives probablement tantôt dans la majorité, dans la minorité au niveau local.
Peut-on, de fait, se passer de fonctionnaires ? De vrais ? Qui ne le soient pas à titre provisoire, comme une étape d’un itinéraire de promotion individuelle, dans le cadre d’une stratégie des deux (ou trois) échelles, après avoir été permanents d’appareils politiques et/ou membres de cabinets ministériels, après avoir triomphé, ou avant de le faire, dans des fonctions électives nationales ou des fonctions managériales ? Je ne le crois pas. Autant, en effet, il y a toutes sortes de raisons de se méfier des bureaucrates ou des technocrates (désignation à la fois réprobatrice et souvent indûment flatteuse) enclins à des comportements fatalement conservateurs parce que paresseux, narcissiques, féodaux, corporatistes, et de se prémunir contre les paralysies, embolisations, guet-apens, que cette pente risque de les inciter à infliger aux décideurs issus du suffrage, autant il paraît conforme à la traditions républicaine la mieux comprise (elle ne l’est pas toujours parfaitement), et à la discipline démocratique, que soit, parun procédé ou par un autre, assurée, par-delà les alternances politiques, une forme de continuité de la gestion publique, de permanence des interlocuteurs du citoyen/usager, d’indépendance (jusqu’à un certain point, qu’il n’est pas, il est vrai, facile de fixer avec précision) de ceux-ci vis-à-vis des autorités élues. Pour que le citoyen/usager, quelles que soient ses préférences philosophiques ou partisanes n’entre pas en désespérance ou en insurrection.
Il faut, de fait, probablement affirmer haut et fort qu’entre le marché tout court et le marché politico-électoral, il y a place pour quelque chose, et même pour plusieurs, au nombre desquelles l’engagement citoyen, sans volonté ni de concurrencer les pouvoirs ni d’entrer au service de l’État, autrement dit la vie associative, pour peu qu’elle soit digne de ce nom… et la Fonction publique ; une Fonction publique qui ne se pose en rivale ni des détenteurs de mandats électifs, ni des super héros du monde des affaires, et n’entende pas cultiver par intérêt ou snobisme l’enchevétocratie avec les uns et les autres au point d’y perdre toute identité propre (un peu de mobilité fait du bien, trop nuit)…
La question se pose alors du mode de recrutement des membres de cette Fonction publique. Ce recrutement ne saurait reposer sur les services rendus en qualité d’apparatchik, d’agent électoral, de nettoyeur de tranchées, de victime des jeux électoraux, en un mot sur un spoil system, ni sur les performances attestées dans le monde des affaires comme conducteur d’OPA, de liquidations d’entreprises ou de licenciements massifs. On ne voit pas davantage, certes, que la sélection des fonctionnaires puisse s’opérer selon des critères analogues à ceux qui ont cours pour la sélection des universitaires, des chercheurs, ou des intellectuels organiques, encore moins des publicitaires ou des journalistes. C’est en fait d’une culture à plusieurs titres mixte, juridique, économique, sociologique, anthropologique, psychologique, et encore tout à la fois théorique et pratique, que les fonctionnaires de tous niveaux ont besoin pour répondre, dans une mesure raisonnable, aux attentes de leurs employeurs et de leurs utilisateurs. Il faut donc éviter les écueils des parcours de formation et des processus de sélection mandarinaux, débouchant sur des intronisations irrévocables et des déroulements de carrière impénitemment hors sol, coupés d’autres mondes que celui du sérail. Mais il ne faut pas pour autant renoncer à une sélection par le mérite ; un mérite évalué selon des procédés suffisamment différenciés pour éviter à la fois la caricature du chien savant et celle du pragmatisme ; le retour en force, encore, en dépit de critères prétendument objectifs, de la cooptation, du népotisme, de la reproduction sous le signe du conservatisme social, de l’arbitraire intellectuel, et des préférences de parti, de chapelle ou de réseau.
L’existence de l’ENA, des IRA, et d’autres concours administratifs ne sont pas, dans cette perspective, le vrai sujet. Ce sont les conditions de présentation au concours, les programmes des concours, les filières de préparation à ceux-ci, le mode de composition des jurys, les programmes de scolarité, qu’il faut probablement profondément reconsidérer ; ainsi que les critères de choix des responsables, dont beaucoup ont, au cours des dernières années, sous couvert de cultiver différentes formes d’excellence, ce qui n’était déjà pas dépourvu d’une certaine forme d’obscénité, en réalité poursuivi, de façon forcenée, un véritable endoctrinement, en vue de rallier le futur personnel public aux représentations managériales, néo-libérales, conservatrices, xénophobes, en honneur au sein de la majorité. Ceci dans le même temps où la contribution à la mobilité sociale ascensionnelle qu’avaient dans le passé apporté les écoles de fonctionnaires, ENA comprise, s’effritait, pour ne pas dire pire, tragiquement. Et où une véritable mobilité ne pouvait être pour de bon consacrée qu’au prix d’une déférence sans réserve au crédo majoritaire.
Une Fonction publique (un ensemble de corps de fonctionnaires) n’a, quoi qu’il en soit, de sens qu’au service d’un État qui n’a pas abjuré la conviction que la démocratie politique doit s’appuyer sur une véritable démocratie sociale, implique la préservation, et même le développement, dans un périmètre suffisamment étendu, de services publics dignes de ce nom, c’est-à-dire destinés à satisfaire aux besoins du public, non pas seulement à prospérer comme des entreprises ordinaires ou à servir de faire valoir aux détenteurs de pouvoirs électifs.
Reste qu’on n’a rien dit d’utile tant qu’on n’a pas ausculté au plus près ce qu’il en va aujourd’hui des sujets précédemment évoqués, et notamment de la façon dont sont désormais compris les critères de sélection et organisées les épreuves de recrutement à divers concours administratifs, au premier rang desquels, naturellement, l’ENA, institution tout à la fois exagérément admirée et injustement décriée. De l’auscultation nécessaire, à laquelle on peut procéder en lisant attentivement les rapports établis par les présidents des jurys -j’ai lu, pour ma part, ceux dus, entre 2006 et 2012, à la plume de mesdames et messieurs François Auvigne, Yves Mansillon, Martine Lombard, Olivier Schrameck, Michèle Papalardo, Yves Gaudemet, Annie Podeur-, en assistant à tout ou partie aux épreuves orales, et notamment à ce qui reste du grand oral, force est, malheureusement, d’avouer qu’on sort très éprouvé. Le ton des rapports, tout d’abord, a considérablement évolué dans un sens qu’on ne peut regarder comme positif ni, sauf exception, stylistiquement, ni quant au fond. Il y est dangereusement question, dans le désordre, d’esprit collectif, d’implication, de projet, d’engagement, de concertation, d’intégration, de vivre ensemble, de capacité de réflexion (cela est mieux), de résistance au stress (pourquoi pas ?), d’empathie (très bien), de loyauté sans complaisance ni servilité (cela va de soi), et plus d’un président de jury se targue de mettre en place un projet de recrutement -on peine à se persuader que cela lui incombait- sur un mode qui ne convainc ni ne réconforte. Mais l’épreuve !? À vouloir trop creuser les motivations du candidat (pourquoi passe-t-il ce concours plutôt qu’un autre ?, où veut-il servir ?), on n’est rarement loin de l’inquisition. Les membres du jury ont étudié son CV, regardé internet pour en savoir plus que lui, ce qui n’est pas difficile, sur les départements où il a séjourné, les administrations où il a fait des stages ; et l’épreuve de grand oral se termine très vite en épreuve très technique sur ce que le malheureux, qui n’est pas toujours ni prudent, ni habile, ni modeste (mais qui l’y aurait préparé ?) a donné comme verges pour se faire battre. Il ne sait pas tout des subtilités du contrôle fiscal, ni des débats entre hommes de protection du patrimoine ? Son sort est scellé. Mais sans doute cela n’est-il qu’une étape puisque les auteurs de rapports de président de jury les plus diserts n’hésitent pas à proposer qu’on en finisse avec ces restes du passé, qu’on ne note plus l’épreuve, qu’on apprécie, avec un poids déterminant pour l’issue du concours, le savoir-être du candidat, sa personnalité, ses ambitions raisonnées, sa force d’âme, sa créativité, son aptitude à travailler en équipe, à être un bon collaborateur, et/ou à donner envie de l’avoir comme tel… Selon quelle grille d’appréciation ?
À quoi il faut ajouter que trop de sujets de compositions écrites se prêtent à des corrections d’où les considérations idéologiques ne peuvent être absentes (« la célèbre phrase de Valéry sur les civilisations qui sont mortelles s’applique-t-elle à l’Europe d’aujourd’hui ? »), ou traduisent un narcissisme idiosyncrasique qui peut perturber nombre de candidats (« la question des tournants de l’action publique ?)
Je suis à peu près convaincu, eu égard à mes origines, et bien que j’ai été précédé dans la carrière par un frère ainé, que je n’aurais pas, si les méthodes de sélection étaient celles en vigueur aujourd’hui, réussi à satisfaire aux exigences de jurys visités par de semblables convictions. Non que celles des jurys du passé aient été dépourvues d’aspects caricaturaux, mais à tout prendre moins arbitraires. Car on n’avait pas encore alors le souci, pour être sûr de ne pas être en infraction avec la mode et l’idéologie dominantes, de remplacer les universitaires par des hommes de ressources humaines, et si tous les universitaires, pas plus que les membres des corps, n’étaient exempts de préventions, de mépris ; au moins n’était-ce pas le même type d’élitisme… Je n’ai jamais eu l’honneur d’être invité à présider ou à être membre d’un jury de l’ENA, je n’ai présidé qu’un concours de la Fonction publique territoriale où la façon d’apprécier les candidats, et de les interroger, des responsables administratifs locaux m’a plus d’une fois paru préoccupante, que je me montre préoccupé les indisposant. Tout cela m’inquiète. Autant que la double tentation, qui n’est pas sans influence sur l’évolution des pratiques en vigueur, de ne plus recruter la basse Fonction publique que comme on recrute n’importe quels collaborateurs d’entreprise, et la haute au vu de parcours managériaux ou politiques prestigieux, ce qui est déjà pour partie le cas dans nombre de fonctions de responsabilité, et n’a pas porté de fruits exemplaires.
Jean-Michel Belorgey, est député honoraire, et Président de Section honoraire au Conseil d’État
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