SCHUMPETER : DESTRUCTION CREATRICE OU CREATION DESTRUCTRICE
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Joseph Schumpeter (1883-1950) définit la destruction créatrice comme étant un « processus de mutation industrielle (…) qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs ». On pourrait tout autant postuler que les éléments neufs conduisent à l’obsolescence des plus anciens, ce que l’on pourrait alors nommer une création destructrice. Il peut ainsi expliquer les cycles économiques (reprise, expansion, surchauffe, récession) comme étant le fruit des découvertes les plus importantes faites dans les domaines technique ou scientifique (la machine à vapeur, les chemins de fer…). À un moment du cycle, les entreprises « dépassées » doivent disparaître ce qui provoque une destruction d’emplois.
Un exemple plus précis permet de se rendre compte si la création précède ou suit le processus destructif. Edwin Land (1909-1991), fils d’un ferrailleur, est né à Bridgeport de parents juifs d’Europe centrale. Il fréquente l’école Libre de Norwich puis étudie la chimie à l’Université d’Harvard. Il met au point après un film permettant de polariser la lumière, ce qui le conduit en 1932 à fonder une société, Poland Corp., rebaptisée Polaroid en 1937. Les lunettes de soleil firent usage de ce film. En 1947, il présente à une société savante un appareil photographique capable de produire une épreuve définitive en moins d’une minute. Le procédé, initialement monochrome, fut adapté à la couleur en 1963. Le dispositif est composé de trois doubles couches d’émulsion constituées par des grains d’halogénure d’argent et de colorants les rendant sensibles aux trois couleurs élémentaires. Les halogénures d’argent sont décomposés sous l’action de la lumière en halogènes et argent métal. Il y a ainsi formation d’argent colloïdal dans les zones éclairées. Le développement, après impression du film, commence lorsqu’on tire sur une languette. Un réactif alcalin est alors libéré qui déclenche le développement qui augmente l’étendue des îlots de cristaux d’argent métallique. En 1974, la société Polaroid estime à un milliard le nombre de photos réalisées avec l’appareil instantané et elle commence à concurrencer Kodak qui détient le marché des photographies classiques.
Les appareils photographiques numériques fonctionnent d’une façon entièrement différente, la lumière est recueillie par un capteur électronique plutôt que par une pellicule sensible chimiquement. En 1975, un ingénieur travaillant chez Kodak, met au point le premier appareil photographique électronique. Sony, Nikon et Canon, en plus de Kodak, commercialiseront des appareils entre 1981 et 1990. En 1994, Apple sort le premier appareil photographique grand public couleur. À partir de 1994-1996 apparaissent des appareils photo numériques équipés d’un écran couleur à cristaux liquides. Le premier appareil numérique compact pour le grand public apparut en 1995. Les difficultés dues à la percée de la photographie numérique conduisent la firme Polaroid à se restructurer en 2001. La fabrication des appareils à développement instantané cesse en 2007.
Les téléphones mobiles dont le capteur permet de prendre des photos numériques de haute résolution apparaissent vers 2010 concurrençant directement les appareils photographiques numériques. En 2017, Polaroid Corporation est racheté par l’un des actionnaires de l’Impossible Project, qui devient Polaroid Originals. Les techniques utilisées dans cette saga sont multiples : chimie et photochimie des sels d’argent, physico-chimie des colorants et des pigments, physique des cristaux liquides, cellules photo-électriques, informatique… À ce stade, les choses sont claires, une découverte scientifique, ou plus modestement une innovation technique, conduit à une réorganisation économique pour s’adapter à une nouvelle donne. Le ‘progrès’ peut être discuté mais une certaine utilité sociale est indubitable et est d’ailleurs régulée par son acceptation par les consommateurs. Il semble donc bien que le terme qui convienne est bien ‘création destructrice’.
Les cas sont plus suspicieux lorsque, plutôt que de nouveaux produits, ce sont de nouveaux marchés, de nouvelles méthodes de production ou de nouvelles façons de commercialisation qui sont mises en avant pour expliquer un phénomène de destruction créatrice. Uber développe ainsi des applications pour mobiles pour mettre en contact des utilisateurs et des conducteurs afin de réaliser des activités de transport. Uber fait l’objet de nombreuses polémiques car l’entreprise organise une activité commerciale régulière comme s’il s’agissait d’une activité occasionnelle. La notion de libre concurrence, derrière laquelle elle se réfugie, se heurte à des accusations de concurrence déloyale et de travail dissimulé. Airbnb est une plateforme communautaire payante de location et de réservation de logements de particuliers. La plateforme ‘emploie’ une multitude de personnes comme ‘non salariés’ ou ‘indépendants’. Cette façon de faire pose problème quant au droit du travail en faisant apparaître une zone grise entre travailleur salarié et travailleur indépendant. Amazon est une entreprise de commerce électronique ; elle est accusée de profiter de sa position dominante pour indiquer comme « non disponibles » des ouvrages dont l’éditeur s’est refusé à lui consentir la distribution.
Les ‘nouvelles’ entreprises, par un modèle de marketing para-légal, ont déplacé le centre de création de valeur, et transformé les salariés en auto-entrepreneurs, ce qui revient à transférer les risques de l’employeur au travailleur. Les notions de découvertes, d’innovations, de créations sont pour le moins diffuses pour ce qui les concerne et la notion de destruction créative sert plus leurs intérêts que la description d’une réalité.
Les ‘innovations’ commerciales n’ont rien de commun avec, par exemple, l’invention par T. Newkomen de la machine à vapeur auxquels se référent cependant les tenants de la destruction créative. La machine à vapeur permit maints progrès, les nouveautés commerciales, lourdement financées par des investisseurs, ne relèvent pas d’une même logique. Dans leur cas, il s’agit de détruire un tissu social et économique existant pour mettre à la place non pas quelque chose de plus satisfaisant, mais pour asseoir une domination. La destruction créatrice est appelée à la rescousse pour conquérir une société en diminuant considérablement les droits sociaux des travailleurs les plus modestes en leur promettant un futur radieux qu’ils n’auront jamais. Asservir un peu plus les misérables et libérer les nantis de toute contrainte peut être associé à un changement, pas à un progrès. La notion de destruction créatrice sert à abriter des desseins guerriers derrière des termes empruntés à un économiste brillant qui avait prédit que le capitalisme était voué à disparaître pour des raisons sociales et politiques.
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