La croisée des chemins

Illustration de Jancry
vendredi 14 août 2020
par  Alastair Crooke
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Il y a des moments où, collectivement comme individuellement, nous, les humains, arrivons à une bifurcation sur la route. Nous pouvons rester indécis sur la direction à prendre pendant un certain temps, mais en fin de compte, nous devons choisir d’emprunter l’une des voies qui s’offrent à nous.

Nombreux sont ceux qui aujourd’hui ressentent le vide, un sentiment de changement imminent. Le coronavirus nous a fait prendre conscience des failles qui se manifestent dans tous les aspects de nos sociétés. Le sentiment que l’après-guerre – peut-être même le Siècle des Lumières en Europe – est arrivé à son terme, que ce dernier a en quelque sorte échoué. Certains souhaitent passionnément – voire un peu hystériquement – prolonger le présent familier : conserver les valeurs fondatrices des États-Unis. Mais beaucoup d’autres sont mécontents. Ils veulent que notre présent soit radicalement modifié (voire anéanti) – mais tous se demandent ce qui pourrait arriver ensuite.

Ce qui est déjà clair, c’est qu’il ne peut y avoir de « retour à la normale ». Ce n’est plus possible. Il y a sur la table des propositions vraiment explosives, soit pour une utopie technologique matérielle (c’est-à-dire « La Grande Réinitialisation »), soit, venant des éveillés, pour une insurrection culturelle ascendante de type Gramsci visant à renverser le monde. (Cette dernière option n’est pas vraiment envisageable dans l’immédiat). D’autres semblent plus prêts à prendre les armes (du moins aux États-Unis), contre ces deux notions, pour poursuivre les vertus et l’identité de « l’âge d’or » de Trump : une lutte pour préserver l’éthique protestante traditionnelle.

Aujourd’hui, certaines élites occidentales tentent de mettre en place un « frein » à cette cascade de « désordres » qui émergent du mécontentement populaire et de l’effondrement structurel. Ces désordres, craignent-ils, alimentent le populisme et le sentiment nationaliste, et menacent donc la durabilité de leur « mythe » central – la notion d’une humanité mondiale fondée sur des « valeurs » communes, poursuivant un itinéraire vers un ordre et une gouvernance mondiaux basés sur la technologie. Ils voient le risque. Ils peuvent observer que « d’autres » valeurs, opposées à l’universalisme, sont issues de couches profondes de l’expérience et de l’histoire humaines. L’establishment les rejette purement et simplement en les qualifiant de « populisme ». Mais, sous le palimpseste du populisme, nous sommes également témoins de valeurs anciennes et éternelles, qui reviennent sous une nouvelle forme féconde. La plupart des « mécontents » d’aujourd’hui ne connaîtront pas l’histoire des valeurs qu’ils épousent et ne s’intéresseront peut-être jamais sérieusement aux couches profondes de la pensée dans lesquelles ils vivent. Mais là n’est pas la question – des graines sont en train de germer dans notre psyché collective.

Ce qui fait du choix de la voie à suivre une telle source de tension, c’est qu’on nous dit sans cesse que ces deux voies sont radicalement différentes – même en guerre l’une contre l’autre ; alors qu’en réalité, elles partagent certaines caractéristiques essentielles. Elles ont une finalité similaire. Il n’y a pas ou peu de choix, sauf en ce qui concerne l’illusion politique dans laquelle chaque voie a été enfermée. Les deux voies sont ancrées dans un consensus exprimé très clairement par le Forum Économique Mondial, que le Président de « Davos », Klaus Schwab, a décrit comme la Quatrième Révolution Industrielle (4RI) : « La première révolution, qui a commencé dans les années 1700, a utilisé l’énergie de l’eau et de la vapeur pour mécaniser la production. La seconde, entre le XIXe siècle et la Première Guerre Mondiale, a progressé vers l’énergie électrique pour créer la production de masse de biens. La troisième a utilisé l’électronique et les technologies de l’information pour commencer à automatiser la production. La quatrième révolution cherche à s’appuyer sur la troisième, et est appelée révolution numérique ». Schwab la décrit comme une « fusion des technologies » qui englobe les sphères physique, numérique et biologique. Les percées technologiques concerneront des domaines tels que l’intelligence artificielle, la robotique, les véhicules autonomes, l’impression 3D, la nanotechnologie, la biotechnologie, le stockage de l’énergie et l’informatique quantique.

Selon Schwab, le monde peut s’attendre à ce que la révolution soit une symbiose entre les micro-organismes, le corps humain, les produits que les gens consomment et les bâtiments que nous habitons. Le « futur » humain est donc appelé à converger avec les mondes numérique et biologique – et à en faire partie, prévoit la plateforme d’intelligence stratégique de Davos. Il s’agit là d’un « truc » très sérieux – une tentative de brouiller la frontière entre le robot et l’humain, tout comme la séparation entre le mâle et la femelle est devenue opaque.

Si la 4RI jouit d’une certaine acceptation au sein des élites occidentales (y compris au sein de l’équipe Trump), ce qui sépare ces dernières des véritables mondialistes, ce sont les add-ons : En 2014, Christine Lagarde (alors à la tête du FMI) a appelé à une « réinitialisation » de la politique monétaire (face aux « bulles qui se développent ici et là »), de l’environnement réglementaire du secteur financier et des réformes structurelles des économies mondiales pour faire face à la stagnation de la croissance et du chômage. L’année suivante, les Nations Unies ont défini l’Agenda 2030 et l’Accord de Paris sur le climat a été lancé. Et en 2016, le Forum Économique Mondial (FEM) s’est déroulé avec le récit de la 4RI (mise en place de plateformes d’experts pour faire avancer le projet). Puis, en juin de cette année, le FEM a lancé la Grande Réinitialisation. En bref, la « maison du nouvel ordre mondial » était construite de bas en haut, pour accomplir une course contre la souveraineté nationale, en l’érodant pièce par pièce, plutôt que par une attaque frontale (comme le journal CFR l’avait préconisé dès 1974). C’est cette course, et notamment aux Etats-Unis– qui est dans le collimateur des mondialistes.

Avec un chômage mondial en hausse suite au confinement dû au coronavirus, et avec les États-Unis en pleine « révolution culturelle », les mondialistes ont saisi l’occasion : La fusion des technologies de la 4RI, ainsi que les « réinitialisations complémentaires » climatiques et monétaires, ont été lancées le mois dernier dans le cadre de la « Grande Réinitialisation ». Même l’accord sur le Fonds de Relance de l’UE (Covid) conclu la semaine dernière s’inscrit dans le cadre du plan de relance (comme l’a fait remarquer Ambrose Pritchard-Evans) : « L’importance est politique. Le fonds est un changement profond dans la structure et le caractère du projet européen. Pour la première fois, la Commission aura le pouvoir de lever des fonds importants sur les marchés des capitaux et de diriger l’affectation des dépenses, transformant ainsi cette étrange créature hybride en une institution encore plus extraordinaire. Où ailleurs dans le monde un seul organisme non élu a-t-il le « droit d’initiative » en matière de législation, et les pouvoirs exécutifs d’un proto-gouvernement, et les prérogatives de dépenses d’un parlement, le tout enveloppé dans un seul et même document ? C’est un cas de césaropapisme, à la limite du totalitarisme en termes constitutionnels, la plupart du temps sans contrôle parlementaire significatif… [et cela correspond à] un thème récurrent dans les innombrables sommets que j’ai couverts en tant que correspondant à Bruxelles. Ils ont toujours fait avancer l’agenda Monnet par le biais de la fraude, de précédents et de l’établissement des faits sur le terrain. Le consentement démocratique à cette érosion du contrôle national souverain était plus mince que les enthousiastes de l’UE ne se sont jamais souciés de l’admettre ».

Oui, mais en accord total avec la pensée de Davos (Schwab à nouveau) : « Les entreprises n’auront d’autre choix que de s’adapter… Les gouvernements aussi doivent se transformer. S’ils peuvent acquérir de nouveaux pouvoirs technologiques pour « accroître leur contrôle sur les populations (sous la forme de systèmes de surveillance et de contrôle des infrastructures numériques), ils devront également suivre le rythme de l’évolution technologique ». Cela va tout bouleverser. Il en résultera d’énormes tensions sociales. Néanmoins, « Prêts ou pas », prévient Schwab, « un nouveau monde est à nos portes ».

Selon Schwab, la 4RI « conduira à un miracle du côté de l’offre, avec des gains d’efficacité et de productivité à long terme pour les entreprises ». Le coût des affaires diminuera. Oui, il y aura peut-être moins d’oligarques PDG (résultant de la consolidation), mais ceux qui resteront incontestablement seront les nouveaux « élus », qui géreront le monde grâce à leurs outils numériques et l’intelligence artificielle. Mais que feront l’Europe ou les États-Unis des 20 ou 40% de la main-d’œuvre qui ne seront plus nécessaires (ou qui s’avéreront technologiquement inadéquats) dans ce nouveau monde robotisé ? Pas de problème, répond Schwab : les travailleurs licenciés bénéficieront de « leur filet de sécurité » (un revenu de base universel).

Alors, revenons à la question posée de savoir si cette « bifurcation » sur la route est une véritable bifurcation ? Eh bien, d’une part, les facteurs qui ont favorisé la guerre culturelle aux États-Unis (c’est-à-dire Big Philanthropy, Big Tech et la Silicon Valley) permettent en même temps Davos et l’initiative de la « Grande Réinitialisation ». Ils ne font qu’un. En d’autres termes, ceux qui aident à démembrer la culture étasunienne travaillent en même temps à faire avancer le projet de centralisation de l’UE (qui, selon eux, devrait finalement réprimer la révolution de l’éveil par le biais d’un crédit social à grande échelle et d’un contrôle numérique des devises). Ce changement idéologique doit être absorbé : Big Philanthropy, Big Tech et les grands chefs d’entreprise sont avec les militants de « l’éveil » et de BLM, et les aident à s’autonomiser (certaines de ces fondations ont des ressources qui éclipsent celles des États). Mais ils sont aussi avec « Davos ». C’est une Maison divisée contre elle-même, (mais dont le but est encore une fois de contourner Trump, et sa base souverainiste). La jeune génération de l’Éveil est prête à annuler l’identité culturelle des États-Unis telle qu’elle l’imagine (et comme Christopher Lasch l’avait prévu dans son livre « La Révolte des Élites », ces jeunes de plus de 20 ou 30 ans ont une vision sombre de la culture américaine) : « Une nation technologiquement arriérée, politiquement réactionnaire, répressive dans sa morale sexuelle, moyennement sourcilleuse dans ses goûts, suffisante et complaisante, terne et dépravée »).

Pourquoi alors les grands bailleurs de fonds et les grandes entreprises étasuniennes devraient-ils permettre un mouvement qui méprise les principes fondateurs US ? Pour dire les choses simplement : l’UE est le véhicule idéal pour construire une nouvelle oligarchie aristocratique de la 4RI. Une telle construction, en fait, a toujours été latente dans le projet de l’UE, comme l’a fait remarquer Ambrose Pritchard-Evans, alors que ce n’est pas le cas pour les États-Unis – comme l’imaginent ces facilitateurs de Davos. Les structures juridiques et culturelles des États-Unis sont contraires. Mais le corollaire de cette évaluation est évident : L’Europe est destinée, dans cette optique, à être le centre de la puissance occidentale. Et les États-Unis à ne plus l’être. Trump et d’autres membres de l’élite US, mais surtout les militaires, acceptent sans réserve que la 4RI soit le « changeur de jeu » mondial, mais ils sont condamnés à laisser la primauté US échapper à l’Europe – sans parler de la Chine. D’où la « guerre » de Trump avec Merkel (sur Nordstream 2), qu’il soupçonne probablement de vouloir être le nouvel émir de l’Occident. Cela explique aussi que Trump ait ciblé le Parti Communiste Chinois.

Les États-Unis peuvent faire l’une des deux choses suivantes : ils peuvent tenter de devancer la Chine sur l’IA et le big data, ou travailler en coopération avec elle. Apparemment, Trump veut que les États-Unis dépassent la Chine et présentent cet objectif comme la plate-forme électorale de novembre : Gagner la guerre commerciale contre la Chine. Mais pour réussir, il doit perturber à la fois la Chine et l’UE. Et si la Chine et l’UE commençaient à s’entendre ? La primauté géopolitique – dans ce récit – reposera sur celui qui contrôle les normes technologiques et les règles d’octroi de licences, au cours des prochaines décennies.

Le petit secret quelque peu sale de ce plan est que, si les États-Unis réussissaient à s’emparer des sommets de Big Tech, cela ne résoudrait toujours pas la question de savoir que faire des 20% des Etasuniens qui perdront leur emploi à cause de l’automatisation et de la robotisation. Nombre d’entre eux seront des cols bleus partisans de Trump. Gagner la « guerre de la technologie » ne ramènera pas ces emplois perdus au pays. Au contraire, l’automatisation envisagée dans la 4RI en « supprimera » encore plus.

En résumé, les deux voies, celle de Trump et celle du mondialisme, mènent toutes deux à un féodalisme soft-tech – chômage et contrôles sociaux : un choix d’Hobson. Mais avec Trump, espèrent ses partisans, les États-Unis resteraient le numéro un mondial et conserveraient une certaine éthique chrétienne (telle que la centralité de la famille) ; mais d’autres vertus « libérales » primordiales telles que l’indépendance solide, la liberté et le mépris du contrôle gouvernemental centralisé devraient être sacrifiées à la bête affamée de l’industrie robotisée. Un aperçu des pratiques de travail actuelles chez Amazon en donne un avant-goût.

Le célèbre essai de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire « est habituellement lu comme l’apologie du capitalisme rampant et des interventions anglo-américaines au Moyen-Orient », mais ce serait une erreur, note Gavin Jacobson. Au contraire, Fukuyama – largement considéré comme l’apôtre prêchant l’arrivée du Nouvel Ordre Mondial dirigé par les Américains – n’a pas crié Hosanna ! au NOM (comme on le suppose souvent). Au contraire : il a dit que cela pourrait conduire à une révolte populaire. En effet, l’avenir, écrit Fukuyama, risque de devenir une « vie d’esclavage sans maître », un monde de putréfaction civique et de torpeur culturelle, exfolié de toute contingence et complication. Les « derniers hommes » seraient réduits à l’Homo Economicus, « guidés uniquement par les rituels de consommation, et dépouillés des vertus animatrices et des pulsions héroïques qui propulsent l’histoire ». Fukuyama a averti que les gens accepteraient cet état de fait, ou, plus probablement, se révolteraient contre l’ennui de leur propre existence. Les « grandes visions » précédentes (comme l’industrialisation soviétique) se sont pour la plupart mal terminées.

Il se trouve que nous connaissons quelques détails sur l’initiation chez les Grecs de l’Antiquité, en particulier chez les Grecs du sud de l’Italie. Et le détail le plus célèbre est peut-être le fait qu’après avoir fait leur voyage dans le monde souterrain, les initiés étaient confrontés à un choix entre deux voies. Pour être plus précis, ils arrivaient à la fameuse bifurcation, où une décision majeure attendait d’être prise quant à la voie à suivre. L’un d’eux est le chemin que seul l’initié (qui est maintenant « conscient ») est capable de suivre : il mène à la Vie – la vraie vie. L’autre est le chemin de l’oubli, d’une descente vers le sommeil et finalement vers la torpeur, comme un monde à la « Walking Dead ». La connaissance sur ces chemins était habituellement maintenue comme un mystère. Les détails étaient cachés dans les énigmes de l’initiation. Mais ces dernières avaient toutes pour but de suggérer aux initiés une réalité très différente de celle qu’ils considéraient comme acquise. Et l’indice de « celui » auquel les anciens faisaient allusion est un chemin menant à la vie, plutôt qu’un chemin nous obligeant à chasser une « réalité » illusoire – qu’il s’agisse du mythe irrésistible d’une prospérité sans fin, fondée sur l’endettement, ou d’un techno-futur universel orwellien. Ces deux artifices sont puissants, à leur manière.

Il ne s’agit cependant pas de savoir quel artifice est plus, ou moins proche, du réel que les autres. Le fait est que vous ne pouvez pas approcher, ni atteindre le réel de cette manière. Ce n’est pas un « chemin ». Ce ne sont que deux illusions, deux « réalités » illusoires parmi tant d’autres. Il n’y a pas de « nouveau monde » Schwabien – « prêts ou non » – sur le point de s’abattre sur nous. Juste, peut-être, une autre façon d’être humain, au milieu des outils numériques. « L’autre voie » – une voie moins mentionnée – est un retour à la simplicité. Et à la recherche d’une « souveraineté » intérieure.

Article paru sur le site de la Strategic Culture Foundation


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Commentaires

Logo de Zara Medina
dimanche 23 août 2020 à 08h50 - par  Zara Medina

En effet, la pandémie Covid-19 nous fait prendre conscience sur ce qui se passe réellement autour de nous. Mais le plus triste, c’est qu’on n’est plus en position d’agir pour y remédier. On ne reverra plus certaines habitudes qui ont forgé notre personnalité (comme le bis, etc.) et c’est ce qui rend l’avenir encore incertain.

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jeudi 20 août 2020 à 10h22 - par  Elisa Lambert

Après tous les coups de fouet (métaphores) qu’on a dû prendre à cause de la pandémie Covid-19, je pense qu’il nous est encore difficile de retrouver nos petites habitudes d’avant. Pour être plus réaliste, je pense qu’on ne les retrouvera jamais plus.

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