De la justice à la démocratie en passant par les cloches

dimanche 3 janvier 2021
par  José Saramago
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Je commencerai par vous raconter en très peu de mots un épisode remarquable de la vie paysanne qui eut lieu dans un village des environs de Florence, il y a plus de quatre cents ans. Je me permets de demander toute votre attention pour cet important événement historique parce que, contrairement à l’habitude, la leçon morale à tirer de cet épisode n’aura pas à attendre la fin du récit ; elle ne tardera pas à vous sauter aux yeux. Les habitants étaient chez eux ou travaillaient dans leurs champs, chacun vaquant à ses affaires, quand, soudain, on entendit sonner la cloche de l’église. En ces temps de piété (nous parlons de quelque chose qui arriva au XVIe siècle), les cloches sonnaient plusieurs fois durant la journée ; il n’y avait donc pas de raison de s’en étonner. Cependant, cette cloche sonnait le glas tristement, et cela, oui, c’était surprenant, étant donné que l’on n’avait pas eu connaissance de l’agonie de quelqu’un du village. Les femmes sortirent donc dans la rue, les enfants se rassemblèrent, les hommes abandonnèrent leur labour ou leur travail, et, peu de temps après, ils étaient tous réunis sur le parvis de l’église, attendant qu’on leur dise qui ils devaient pleurer. La cloche sonna encore durant quelques minutes, mais, finalement, elle se tut.

Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrait et un paysan apparaissait sur le seuil. Alors, puisque cet homme n’était pas celui qui était chargé habituellement de sonner la cloche, on comprend que les habitants lui aient demandé où se trouvait le sonneur et qui était mort : « Le sonneur n’est pas ici, c’est moi qui ai sonné la cloche », répondit le paysan. « Mais alors, personne n’est mort ? », insistèrent les habitants ; le paysan répondit à nouveau : « Non, pas quelqu’un qui aurait un nom et l’aspect d’une personne, j’ai sonné le glas pour la Justice, parce que la Justice est morte. » Qu’est-ce qui s’était passé ? Il s’était passé que le cupide seigneur de la région (quelque comte ou marquis sans scrupule) changeait depuis longtemps les bornes des limites de ses terres, et les faisait avancer à l’intérieur du petit lopin de terre du paysan, et chaque avancée réduisait un peu plus ce lopin. La victime avait commencé par protester et réclamer contre l’injustice, ensuite, elle implora la compassion et, finalement, décida de se plaindre aux autorités et de demander la protection de la justice. Tout cela demeura sans résultat et la spoliation continua. Alors, désespéré, il décida d’annoncer urbi et orbi (un village est à l’exacte dimension du monde pour celui qui y a toujours vécu) la mort de la Justice.

Peut-être avait-il pensé que son geste d’indignation exaltée réussirait à émouvoir et mettrait en branle toutes les cloches de l’univers, sans distinction de race, de credos et de coutumes, et que toutes, sans exception, accompagneraient son glas pour la mort de la Justice et ne se tairaient pas avant que celle-ci ne ressuscite. Une telle clameur, volant de maison en maison, de village en village, de ville en ville, sautant par-dessus les frontières, lançant des ponts sonores au-dessus des rivières et des mers, devrait forcément réveiller le monde endormi... Je ne sais pas ce qui arriva ensuite ; je ne sais pas si le bras populaire vint aider le paysan à remettre les bornes à leur place, ou si les habitants, une fois la Justice déclarée défunte, étaient retournés, tête basse et l’âme en berne, à leur triste vie quotidienne. Il est bien avéré que l’Histoire ne nous raconte jamais tout...

Je suppose que ce fut la seule fois où, en un endroit quelconque du monde, une cloche, un bourdon de bronze inerte, après avoir tant sonné pour la mort d’êtres humains, pleura la mort de la Justice. On n’entendit plus jamais ce glas funèbre du village de Florence, mais la Justice continua et continue à mourir tous les jours. Aujourd’hui même, en cet instant où je vous parle, loin ou près d’ici, à la porte de notre maison, quelqu’un la tue. A chaque fois qu’elle meurt, c’est comme si finalement elle n’avait jamais existé pour ceux qui avaient eu confiance en elle, pour ceux qui attendaient d’elle ce que nous avons tous le droit d’attendre de la Justice : la justice, simplement la justice. Non point celle qui se drape dans des tuniques de théâtre et nous entortille avec des fleurs de vaine rhétorique judiciaire. Non point celle qui a permis qu’on lui bande les yeux et que l’on falsifie le poids de la balance ; non point celle dont l’épée coupe plus d’un côté que de l’autre, mais une justice humble, une justice compagne quotidienne de l’homme, une justice pour laquelle juste serait exactement, rigoureusement synonyme d’éthique ; une justice qui réussirait à être aussi indispensable au bonheur de l’esprit que l’est la nourriture du corps pour la vie. Une justice exercée par les tribunaux, sans doute, dans tous les cas prévus par la loi, mais, aussi et surtout, une justice qui soit l’émanation spontanée de la société elle-même agissante ; une justice dans laquelle se manifeste, comme un impératif moral incontournable, le respect pour le droit à l’existence qui est celui de tout être humain. Mais les cloches, heureusement, ne sonnaient pas seulement pour pleurer ceux qui mouraient. Elles sonnaient aussi pour indiquer les heures du jour et de la nuit, pour appeler les croyants à la fête ou à la dévotion ; et il y eut une époque, pas si lointaine, où c’était le tocsin qui avertissait la population en cas de catastrophes, d’inondations ou d’incendies, de désastres ou de tout autre danger qui aurait menacé la communauté. Aujourd’hui, le rôle social des cloches se trouve limité à l’accomplissement des obligations rituelles, et l’acte illuminé du paysan de Florence serait considéré comme l’œuvre démente d’un fou, ou, pis encore, comme une simple affaire de police. Ce sont d’autres cloches, bien différentes, qui, aujourd’hui, défendent et affirment la possibilité, enfin, de l’implantation dans le monde de cette justice compagne de l’homme, de cette justice qui est la condition du bonheur de l’esprit et même, pour aussi surprenant que cela puisse nous paraître, la condition de la nourriture même du corps.

Cette justice existerait-elle, qu’il n’y aurait plus un seul être humain mourant de faim ou de toutes ces maladies guérissables pour les uns, mais pas pour les autres. Cette justice existerait-elle, que l’existence ne serait plus, pour plus de la moitié de l’humanité, la condamnation terrible qu’elle a été jusqu’à présent. Ces cloches nouvelles, dont l’écho se répand, chaque fois plus fort, à travers le monde entier, ce sont les multiples mouvements de résistance et de mobilisation sociale luttant pour l’avènement d’une nouvelle justice distributive et transformatrice que tous les êtres humains puissent parvenir à reconnaître comme intrinsèquement leur justice ; une justice protectrice de la liberté et du droit, et en aucune façon de ce qui les nie.

J’ai dit que, pour cette justice, nous disposons déjà d’un code d’application pratique à la portée de tout entendement, et que ce code se trouve consigné depuis cinquante ans dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, ces trente droits de base essentiels dont on ne parle plus que vaguement, quand on ne les passe pas systématiquement sous silence. Ils sont plus méprisés et souillés de nos jours que ne le furent, il y a quatre cents ans, la propriété et la liberté du paysan de Florence. Et j’ai dit aussi que la Déclaration universelle des droits de l’homme, telle qu’elle est rédigée, et sans qu’il soit nécessaire d’en modifier ne serait-ce qu’une virgule, pourrait remplacer avantageusement, en ce qui concerne la rectitude des principes et la clarté des objectifs, les programmes de tous les partis politiques de la Terre.

Je pense notamment à ceux de ce que l’on appelle la gauche, ankylosés dans des formules caduques, non concernés ou impuissants pour affronter les réalités brutales du monde actuel, fermant les yeux aux menaces déjà évidentes et redoutables que le futur nous prépare contre cette dignité rationnelle et sensible qui est, nous l’imaginons, la suprême aspiration des êtres humains. J’ajouterai que ces mêmes raisons qui me conduisent à me référer aux partis politiques en général, je les retiens de la même manière pour les syndicats de chaque pays, et, en conséquence, pour le mouvement syndical international dans son ensemble. D’une manière consciente ou inconsciente, le syndicalisme docile et bureaucratisé qui nous reste est, en grande partie, responsable de l’assoupissement social qui découle du processus de globalisation économique en cours. Cela ne me réjouit pas de le dire, mais je ne saurais le taire. Et même, si l’on m’autorise à ajouter quelque chose de mon cru aux fables de La Fontaine, je dirai alors que, si nous n’intervenons pas à temps, c’est-à-dire tout de suite, la souris des droits de la personne finira par être implacablement dévorée par le chat de la globalisation économique.

Et la démocratie, cette invention millénaire d’Athéniens ingénus pour lesquels elle devait signifier, dans le contexte social et politique particulier de cette époque, et selon l’expression consacrée, un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ? J’entends souvent des personnes sincères, dont la bonne foi est prouvée, et d’autres qui ont intérêt à simuler cette apparence de bonnes dispositions, soutenir ceci : bien que l’état catastrophique dans lequel se trouve la majeure partie de la planète soit une évidence indéniable, ce sera précisément dans le cadre d’un système démocratique général que nous aurons le plus de probabilités d’arriver à faire respecter pleinement, ou tout au moins de manière satisfaisante, les droits de la personne. Rien de plus sûr, à condition que soit effectivement démocratique le système de gouvernement et de gestion de la société qu’actuellement nous appelons démocratie. Et il ne l’est pas. C’est vrai que nous pouvons voter, c’est vrai que nous pouvons, par délégation de souveraineté que l’on nous reconnaît comme citoyens électeurs et normalement par la voie des partis, choisir nos représentants au Parlement. C’est vrai enfin que, de l’importance numérique de telles représentations et de combinaisons politiques que la nécessité d’une majorité viendrait imposer, sortira toujours un gouvernement. Tout cela est vrai, mais il est vrai également que la possibilité d’action démocratique commence et finit là.

L’électeur pourra renverser un gouvernement qui ne lui plaît pas et le remplacer par un autre, mais son vote n’a jamais eu, n’a pas, et n’aura jamais un quelconque effet visible sur l’unique force réelle qui gouverne le monde, et par conséquent son pays et sa personne : je fais allusion, évidemment, au pouvoir économique, en particulier au secteur en augmentation constante, qui est géré par les entreprises multinationales selon des stratégies de domination qui n’ont rien à voir avec ce bien commun auquel, par définition, aspire la démocratie. Nous savons tous qu’il en va ainsi et, malgré cela, par une sorte d’automatisme verbal et mental qui ne nous permet pas de voir les faits dans leur nudité sans fard, nous continuons à parler de démocratie. A en parler comme s’il s’agissait de quelque chose de vivant et d’efficace, alors qu’il ne nous reste guère autre chose d’elle que cet ensemble de formes ritualisées, les passes inoffensives et les gestes d’une sorte de messe laïque. Et nous ne nous apercevons pas, comme si pour cela il ne suffisait pas d’avoir des yeux, que nos gouvernements, ceux-là mêmes que, pour le meilleur et le pire, nous avons élus et dont nous sommes par conséquent les premiers responsables, se transforment chaque jour davantage en simples « commissaires politiques » du pouvoir économique, avec la mission objective d’élaborer les lois qui conviennent à ce pouvoir. Ensuite ces lois, enveloppées dans les édulcorants de la publicité intéressée, officielle ou privée, seront introduites sur le marché social sans provoquer trop de protestations, si ce n’est celles de certaines minorités éternellement mécontentes...

Que faire ? De la littérature à l’écologie, de la fuite des galaxies à l’effet de serre, du traitement des déchets aux embouteillages, tout se discute en ce monde. Mais le système démocratique, comme s’il s’agissait d’une donnée définitivement acquise, intouchable par nature jusqu’à la consommation des siècles, cela ne se discute pas. Alors, si je ne suis pas dans l’erreur, si je ne suis pas incapable d’additionner deux et deux, alors, parmi tant d’autres discussions nécessaires ou indispensables, il est urgent, avant qu’il ne soit trop tard, de promouvoir un débat mondial sur la démocratie et les causes de sa décadence ; sur l’intervention des citoyens dans la vie politique et sociale ; sur les relations entre les Etats et le pouvoir économique et financier mondial ; sur ce qui consolide et sur ce qui nie la démocratie ; sur le droit au bonheur et à une existence digne ; sur les misères et les espoirs de l’humanité, ou, pour parler de façon moins rhétorique, des simples êtres humains qui la composent, pris individuellement ou dans leur ensemble. Il n’est pas de pire erreur que celle de celui qui se trompe lui-même. C’est pourtant ainsi que nous vivons. Je n’ai rien à ajouter. Ou plutôt si, un seul mot, pour demander un instant de silence. Le paysan de Florence vient de monter une fois de plus au clocher de l’église, la cloche va sonner. Ecoutons-la, s’il vous plaît.


Commentaires

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mercredi 6 janvier 2021 à 04h59 - par  Ophélie Martinez

Aujourd’hui, le mot justice et richesse se confond tout le temps ou presque. On dirait qu’on suit encore un régime royaliste dont les nobles accusent les autres classes sans qu’ils aient le droit de protester. C’est vraiment triste.

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