Le futur de l’alimentation et de l’agriculture
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Bonjour, je m’appelle Morgan Ody, je suis paysanne en Bretagne, dans l’Ouest de la France. Je cultive des légumes sur 1 ha, que je vends sur les marchés et en paniers en direct aux consommateurs. Je suis militante de la Confédération Paysanne et fais partie du comité de coordination de la Coordination Européenne Via Campesina.
L’agriculture, tout comme l’ensemble de nos sociétés, entre dans un temps mouvementé. Le changement climatique, mais aussi l’effondrement de la biodiversité, de la fertilité des sols, de la qualité des eaux et de l’air, la multiplication des zoonoses et des pandémies liées à ces premiers éléments, tout cela créé des incertitudes multiples sur la capacité à produire de manière durable une alimentation saine pour les peuples des différentes régions du monde. Face à ces catastrophes qui se multiplient, on a pendant plusieurs décennies observé la mobilisation de la société civile et des mouvements sociaux, tandis que les entreprises multinationales minoraient les effets du changement climatique et niaient que ses causes soient liées à l’activité humaine.
Un des événements clé de ces toutes dernières années est le revirement profond de cette élite économique et financière. A présent, les plus grandes entreprises mondiales ne nient plus la crise environnementale, au contraire elles en reconnaissent l’importance, les dangers, ainsi que l’impact des activités humaines sur ces dérèglements. Et elles se présentent comme les seuls acteurs capables d’y apporter des « solutions ». Est-ce vraiment une bonne nouvelle ? La concentration des capitaux a atteint des niveaux jamais connus avant. Quelques entreprises gestionnaires de fonds d’investissement contrôlent la quasi totalité des multinationales du monde occidental, dans tous les secteurs d’activité, que ce soit l’automobile, la pharmacie, les mines, l’énergie, et bien sûr l’agroalimentaire et le commerce agricole. Mais il est une chose qu’elles ne contrôlent pas, ou pas encore vraiment : c’est la production agricole. Car nous résistons, nous les paysannes et les paysans.
Certes dans les pays du Nord, nous avons été en grande partie anéantis. Nos cultures, nos langues, nos outils, nos savoirs-faire, nos pratiques, ont été dénigrés, marginalisés, souvent interdits. Et cependant, nous sommes encore là. Et même en Europe, les petites fermes sont encore très largement majoritaires : plus de 80 % des fermes de l’UE font moins de 10 hectares. Encore aujourd’hui, ce sont nous, les petits producteurs italiens, français, roumains, polonais, grecs, allemands, suédois,... qui fournissons l’essentiel de la nourriture à la population de nos pays. En Italie par exemple, les grandes exploitations produisent seulement 5,4 % de la production nationale, tandis que les plus petites exploitations produisent 25,5 % de la production totale. Nous sommes invisibilisés, ou pire, traités comme des éléments de folklore, et cela est encore plus vrai pour les femmes paysannes. Et pourtant, la réalité est là : notre rôle est encore central dans la production alimentaire. Les multinationales tentent depuis longtemps de prendre le contrôle de l’agriculture et de l’alimentation, comme l’atteste leurs efforts pour s’emparer des semences et de breveter toutes les ressources génétiques. Cependant, ces dernières années, et notamment depuis le début de la crise du COVID, elles se sont rendues compte qu’elles pouvaient utiliser le désarroi de nombreuses populations et la désorganisation des Etats pour avancer beaucoup plus rapidement dans la mise en place de leur projet.
Quel est le projet des plus grandes multinationales, réunies au sein du Forum Economique Mondial ? C’est la convergence NBIC, pour Nanotechnologies, Biotechnologies, l’Informatique et les sciences Cognitives (intelligence artificielle et sciences du cerveau). C’est un projet de nouvelle révolution techno-scientifique proche de l’idéologie des transhumanistes, avec des « hommes-machines » ultra-performants et une modification profonde de notre environnement, entièrement remodelé selon les caprices de ces « humains augmentés ». La convergence NBIC concerne en premier lieu l’agriculture et l’alimentation. Le projet est de finaliser l’industrialisation de la production alimentaire en artificialisant totalement les processus reproductifs. La viande de laboratoire est un bon exemple de ce projet. La viande ne serait plus issue d’animaux vivants, élevés dans des champs par des paysans. Elle serait le résultat de la reproduction cellulaire effectuée en usine, dans des boîtes de petri géantes, en atmosphère contrôlée. « C’est le modèle Food-as-software, dans lequel les aliments seraient conçus par des scientifiques au niveau moléculaire et téléchargés dans des bases de données. » (rapport RethinkX financé par le GFI et la fondation Jeremy Coller)
Ce projet de « smart agriculture » est celui d’une agriculture sans paysans, basé sur la robotisation, le big data, la chimie, les biotech et une mécanisation toujours plus omniprésente. Mais même avec toutes les technologies du monde, toute production a encore besoin de ressources pour l’alimenter. L’agriculture cellulaire, par exemple, a besoin d’immenses quantités de biomasse et d’énergie. Ainsi, les conflits se durcissent entre les communautés paysannes et autochtones d’un côté, et les multinationales de l’autre, pour s’accaparer ces ressources, au premier rang desquelles l’eau. Les multinationales se présentent comme « les championnes » du climat et de la biodiversité, pour tenter de légitimer l’accaparement des terres, des eaux, des semences et des ressources génétiques végétales et animales. En gros, leur discours c’est : « Nous sommes les seules capables, grâce à la digitalisation et à tous nos outils « de précision », d’utiliser de façon efficace et rationnelle les richesses du monde pour fournir les biens dont les gens ont besoin, et au premier rang desquels, la nourriture. Donc, vous devez nous laisser le contrôle des ressources naturelles ». Cette prétention des multinationales, au premier rang desquels les GAFAM, à prendre la direction du monde pour le « sauver », au nom de la lutte contre le changement climatique, dans un discours de type messianique, est une attaque sans précédent contre les paysannes et les paysans du monde entier. De plus, ce discours contredit une évidence que prouvent tous les chiffres de la FAO et les études scientifiques sérieuses.
Cette évidence, c’est que nous les paysannes, les paysans et les communautés indigènes de tous les continents, nous savons produire la nourriture en quantité et qualité suffisante. Nous savons le faire tout en ravivant la biodiversité et en émettant très peu de Gaz à Effet de Serre. L’agriculture paysanne produit plus de 70 % de l’alimentation disponible sur la planète avec moins de 30 % des ressources productives. Nous produisons une alimentation saine : ce n’est pas nous qui fournissons la junk food hyper-tranformée, trop salée, trop sucrée, trop grasse, pleine d’additifs chimiques, responsable de tant de maladies et de l’affaiblissement de l’immunité générale. Nous produisons en préservant les écosystèmes : la polyculture-élevage, tout comme le pastoralisme ou l’agroforesterie traditionnelle, sont des modèles d’économie d’énergie, de captation de carbone et d’entretien des milieux riches en biodiversité. Les cultures associées agroécologiques produisent toujours plus de nourriture par unité de surface que toutes les monocultures industrielles sous perfusion chimique. Et face à nous, les mêmes multinationales qui ont développé l’agriculture industrielle, qui ont inondé nos campagnes de produits chimiques nocifs, qui ont développé une production alimentaire basée sur les énergies fossiles, nous disent qu’il faudrait leur laisser les rennes du système alimentaire mondial ??
Mais attention, car elles ne font pas que le dire. Profitant du désordre créé par la pandémie de COVID-19, elles ont accru leurs efforts pour mettre la main sur la gouvernance mondiale de l’alimentation. Le Forum Economique Mondial a obtenu du secrétaire général de l’ONU, Antonio Gutteres, l’organisation du Sommet de l’ONU sur les Systèmes Alimentaires, un sommet entièrement dirigé par les multinationales, avec comme directrice Agnès Kalibata, qui est aussi la directrice de AGRA, la branche de la Fondation Bill et Melinda Gates qui tente d’imposer l’agriculture industrielle et les biotech en Afrique. Le pré-sommet a eu lieu en juillet à Rome et le sommet aura lieu le 23 septembre à New York. Un grand nombre d’Etats, et notamment les pays pauvres, n’ont pas été vraiment impliqués ni consultés dans ce sommet, où les centaines de réunions étaient uniquement en anglais, essentiellement en visio-conférence, un processus impossible à suivre y compris pour les diplomaties bien dotées des pays riches. Les organisations de la société civile, au premier rang desquels les organisations de petits producteurs, de pêcheurs et des peuples autochtones, ont dénoncé sans relâche ce processus entièrement capturé par le FEM et les fondations « philantrophiques » qui représentent les intérêts de l’élite économique et financière. Et ils ont eu le culot de dire que c’était un « sommet des peuples » !
Avec peu de surprises, les solutions portées par le sommet tournent toutes autour des nouvelles technologies. Le rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, Michael Fakhri, a dénoncé le manque de prise en compte des causes structurelles de la faim dans le monde, que sont les inégalités sociales, les conflits armés et la concentration du pouvoir des entreprises. Nous refusons la colonisation des institutions de l’ONU par les milieux d’affaire. Nous savons aujourd’hui que notre projet de souveraineté alimentaire est la clé d’un futur viable et réellement démocratique. Les peuples doivent pouvoir décider comment et par qui leur alimentation est produite pour garder le contrôle de leur destin. L’alliance des producteurs de l’alimentation avec les autres secteurs de la société est une des clés de notre avenir. La souveraineté alimentaire est porteuse d’espoir. Face aux accords de libre-échange et l’OMC, nous promouvons la coopération internationale fondée sur le respect de la diversité. Face au dumping social et environnemental, nous nous battons pour une hausse des prix payés aux paysans et aux travailleurs ruraux pour garantir un revenu décent et couvrir les coûts d’une production de qualité, tout en supprimant les profits financiers abusifs et la capture des subventions publiques par l’industrie agro-alimentaires.
Face aux délires de la techno-science qui mettent en péril l’environnement et accroissent de façon démesurée le pouvoir des très grandes entreprises, nous défendons l’innovation populaire, paysanne, la recherche participative et la désescalade technologique sur les innovations dangereuses. Face au changement climatique et à la crise de la biodiversité, nous affirmons qu’il faut réduire drastiquement les inégalités et assurer un partage juste des ressources naturelles. « Il y a assez de richesse dans le monde pour satisfaire aux besoins de tous les humains, mais pas assez pour assouvir l’avidité des plus riches ». (Gandhi) Nous, les paysannes et les paysans, sommes en première ligne pour défendre un avenir fondé sur le bien-vivre de tous, la justice sociale, l’autonomie collective, l’harmonie avec les milieux naturels et la souveraineté alimentaire des peuples
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