Le scandale des cabinets de conseil, ou la preuve de l’extrémisme néolibéral.

mercredi 11 mai 2022
par  Thomas Priestley
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Un des grands mérites du rapport de la Commission d’enquête du Sénat, intitulé « l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques », est d’avoir mis crûment au jour la confusion de la sphère des affaires publiques avec celle des affaires privées ainsi que les canaux de l’allégeance de la première aux vues et intérêts de la seconde. La lecture de sa synthèse est très recommandée à tout citoyen désireux d’en prendre la mesure. Pour autant, il ne suffit pas de voir dans ce scandale ce qu’il donne immédiatement à mesurer de l’emprise de ces cabinets sur l’appareil d’Etat et on aurait tort de ne l’imputer qu’à l’exécutif actuel. De fait, il ne révèle pas toute l’amplitude du mal qui s’y attache ni encore moins ses racines, à rechercher dans une histoire plus ancienne de la Vème République que certains de mes souvenirs de fonctionnaire de l’Etat des précédentes décennies me font revisiter. En les réinterprétant à la lumière de cette actualité, ils m’ont permis de retracer le chemin qui nous a conduit à cette extrémité.

En bref, les faits qui font scandale aujourd’hui

La part du rapport sénatorial sur laquelle se focalise le débat médiatique et politique est comme d’habitude avant tout celle qui se rapporte à l’argent, c’est-à-dire au montant « énorme » et brutalement ascendant de celui qu’a dépensé l’Elysée durant ce quinquennat pour confier à des cabinets de conseil privés, souvent étrangers, des missions d’analyse et de conseil en stratégie d’action qui relèvent de la sphère de l’action publique, normalement sous contrôle démocratique : plus d’un milliard d’euros en 2021 (estimation « minimale » selon le Sénat) et un budget dédié à ces missions en constante augmentation durant le quinquennat actuel. Ce à quoi il faut ajouter ce que même le Sénat n’arrive pas à chiffrer du fait de l’opacité, justement dénoncée par son rapport d’enquête, des montages juridiques et financiers qui président aux rapports contractuels de l’Etat avec ses prestataires ; il faut y ajouter en plus le coût de « l’optimisation fiscale » des revenus substantiels qu’en a tirés le cabinet Mac Kinsey, autre raison du scandale.

Viennent ensuite deux autres éléments du rapport sénatorial qui font bouillir à juste titre le débat médiatique et politique : d’une part, le caractère tentaculaire et opaque de la présence de ces cabinets dans l’appareil d’Etat et de leurs interventions en tous domaines, y compris les plus régaliens (armée, justice, éducation...) et, d’autre part, l’inefficacité et l’inutilité avérées d’un nombre important de ces interventions, y compris les plus coûteuses et les plus controversées. Parmi ces dernières, le rapport sénatorial cite la préparation par Mac Kinsey de la réforme des retraites et ses études sur l’avenir du métier d’enseignant au prix de près d’un million d’euros pour l’une et de près d’un demi-million pour l’autre. Plus choquant encore est l’énorme « business de la « démocratie participative » sur lequel a utilement investigué le journal Le Monde(1), visant notamment les « consultations citoyennes » du quinquennat Macron dont l’organisation et la synthétisation ont été confiées à de nombreux cabinets de conseil privés, dont surtout Mac Kinsey, pour un coût estimé de plus de 24 millions d’euros de 2018 à 2022 : recueil, analyse et synthèse des « doléances citoyennes » en 2019 en vue du « grand débat national » devant servir à sortir de la crise des gilets jaunes, organisation de la convention citoyenne pour le climat et consultations pour « le monde d’après covid », pour « l’avenir de l’Europe », sur la vaccination contre le covid, la réforme des retraites, et la réforme de l’hôpital, entre autres. C’était très cher payer ce qui ne fut suivi d’aucune suite concrète et qui en fait de « renouveau démocratique » n’en fut que la mascarade. De plus, confier ainsi dans l’opacité l’organisation théâtralisée d’un prétendu renouveau de notre démocratie à un cabinet privé qui fait de son prix exorbitant un profit fiscalement optimisé, n’est pas seulement choquant, c’est nauséabond. Surtout quand on le met en rapport avec les moyens humains dérisoires, rappelés par Le Monde, des institutions publiques dédiées à l’organisation du débat public, tels ceux du Centre interministériel de la participation citoyenne (13 salariés) qui, en revanche, a attribué en février un marché de 2,8 millions d’euros à neuf cabinets privés pour de futures consultations.

Face à cela, l’argument en défense qui consiste à invoquer l’incompétence et l’absence « d’agilité » des services de l’Etat en rapport avec le savoir, l’expérience et l’agilité des cabinets privés est inaudible. Non seulement parce que l’usage de ces prétendus atouts n’a trop souvent débouché sur aucune suite concrète, mais aussi parce que le recours indiscriminé aux prestations des cabinets de conseil au nom de ces raisons (même si certaines prestations ponctuelles peuvent avoir parfois leur pleine justification) auto-réalise rapidement cette nécessité, en entraînant un long enchaînement d’effets négatifs interactifs pouvant conduire au délabrement de l’appareil d’Etat.

Un long enchaînement d’effets négatifs

Pour dérouler entièrement la longue chaîne de ces effets négatifs que le rapport sénatorial n’évoque pas tous, il faut prendre son souffle. En s’en tenant à l’essentiel, on peut la dérouler ainsi : :
- moins il y a de fonctionnaires et moins ils reçoivent de formation pour concevoir, organiser et préparer la mise en œuvre des politiques publiques, plus leur recours à répétition aux cabinets de conseil privés s’impose, et moins ils sont en mesure d’évaluer et de contrôler leur utilité, la qualité et la justification du coût de leurs prestations ;
- plus l’intrusion des cabinets de conseil dans l’appareil d’Etat augmente, plus ils y propagent à tous ses échelons leurs valeurs et leurs représentations de ce qui doit guider l’action publique, jusqu’à les faire apparaître comme le fondement indiscutable du bien public ;
- des valeurs et des représentations qui sont toutes inspirées par l’idéologie néolibérale et inscrites aussi bien dans les théories et méthodes de management des grandes entreprises mondialisées, en particulier celle du « new public management », que dans leur langue anglo-managériale qui les colporte et les ancre dans l’esprit de leurs cibles, jusqu’à faire de l’Etat une entreprise, la « start-upnation » si chère à E. Macron ,
- une langue dont l’univocité formate la pensée de ceux auxquels elle s’adresse en excluant toute la réflexivité de leur langue naturelle, et qui les soumet à ses vérités,
- une soumission qui engendre à son tour dans les services de l’Etat l’infantilisation résignée des moins formés ou des moins ambitieux et la tentation du pantouflage dans ces cabinets des fonctionnaires les plus formés et les plus imprégnés de leurs valeurs : individualisme, scientisme, obsession du gain financier ;
- un pantouflage devenu normal, qui accentue la porosité, sinon la fusion, sociologique (y compris dans leur vie privée) et culturelle des élites publiques et privées, leur enfermement dans le quant-à- eux, les conflits d’intérêt, leur coupure définitive du territoire et des moins favorisés qui l’habitent, jusqu’à leur séparatisme territorial et culturel qui les ancre dans leurs convictions scientistes,
- une dérive scientiste inspirée par les théories et les méthodes managériales élaborées par les cabinets consultants pour les grandes multinationales privées et dorénavant insufflées dans l’organisation et l’action de l’Etat, qui a pour nom « la gouvernance par les nombres », parfaitement analysée par Alain Supiot (2)
- une gouvernance qui se caractérise à la fois par l’hyper concentration au sommet de la réflexion e tde la conception de l’action stratégique, ignorantes des réalités humaines du territoire et focalisée sur les objectifs chiffrés assignés verticalement aux agents de terrain,
- des objectifs et indicateurs chiffrés dont les concepteurs ne savent même plus très bien ce qu’ils comptent et dont la seule finalité est la réduction des dépenses budgétaires, vue comme indicateur suprême de l’efficacité de l’Etat.
- une obsession d’efficacité budgétaire mesurée par des indicateurs chiffrés et contrôlée par des procédures qui déterminent la création d’une nouvelle bureaucratie de contrôle des agents de terrain et la confiscation d’une grande partie de leur temps de travail au détriment de celui qu’ils ne peuvent plus consacrer à l’écoute de leurs administrés et à la satisfaction de leurs besoins. Les errements bureaucratiques des Agences régionales de santé (ARS) au nom de leurs objectifs chiffrés pendant l’épidémie du covid, au détriment de l’efficacité et du bien-être du personnel soignant des hôpitaux et finalement des patients, l’a dramatiquement illustré. Comment alors s’étonner aujourd’hui de la défiance du peuple français à l’encontre de ses élites publiques et privées ? Une meilleure « traçabilité » des contrats passés avec ces cabinets, préconisée par certains, serait-elle le remède ? Si nécessaire soit-elle, elle ne suffirait pas à prévenir leurs effets négatifs que l’on vient de retracer, ni à rétablir la confiance du peuple en ses élites.

Racines et histoire en bref d’une intrusion et de ce qui s’en est suivi

Certes, l’intrusion des cabinets de conseil privés dans l’appareil d’Etat et leur influence sur la stratégie d’action et l’organisation de ses services sont antérieures au quinquennat Macron. Elles ont pour origine les « nationalisations » de 1982 du secteur bancaire et des grandes entreprises qui ont étatisé leur capital tout en maintenant leur gestion dans le régime du droit privé ainsi que leur finalité et leur gouvernance dans la logique managériale néolibérale. Juste que l’Etat y a placé comme dirigeants et administrateurs des hauts fonctionnaires, surtout ceux de l’inspection générale des finances, qui y ont découvert avec éblouissement le monde merveilleux des affaires en s’y adaptant vite avec délice. Ainsi a commencé la fusion idéologique, culturelle, sociologique et même linguistique des deux sphères des affaires publiques et privées, les allers-retours de hauts fonctionnaires entre les deux et l’allégeance de la logique et des méthodes de la première à celles de la seconde. Il suffit de regarder le parcours des plus célèbres et influents de ces hauts fonctionnaires (Alain Minc, Jacques Attali et tant d’autres) pour s’en convaincre. Le projet macronien de supprimer le statut des fonctionnaires signera l’apogée de cette confusion, car il faut donner au mot statut son plein sens étymologique, un état, celui de l’allégeance des fonctionnaires à la res publica, celle qui leur interdit de se mettre sous celle des intérêts privés, sauf à quitter définitivement la fonction publique. Mais c’est déjà du passé...

Dès la fin des années quatre-vingts, les théories néolibérales de la « modernisation » de l’Etat, entre autres celle du « new public management » qui avait déjà inspiré les réformes de l’Etat de Reagan et Thatcher, déployaient leur influence au sommet de l’appareil d’Etat. Un de leurs principaux propagateurs fut la commission de Bruxelles qui les diffusait dans toute l’Union européenne en « brussanglais » managérial (devenue la seule langue de travail de Bercy), via notamment sa méthode du « benchmarking » assignée à l’élaboration des politiques publiques des Etats membres, celle qui les poussait à adopter les bonnes pratiques définies à partir de la comparaison de leurs résultats, référés à des indicateurs chiffrés totalement abstraits des réalités humaines du terrain. De 1990 jusqu’à ce jour se sont alors succédées à un rythme infernal des réformes législatives dédiées à la modernisation de l’Etat (dont les Lois Organiques relatives aux Lois de Finances, dites LOLF 1 et 2, et la Réforme Générale des Politiques Publiques de 2007, dite RGPP, accompagnées de la création de multiples et éphémères institutions chargées de les mettre en œuvre. L’une d’entre elles, la Direction générale de la modernisation de l’Etat (DGME), créée en 2006 par le gouvernement Raffarin, fut une nouvelle étape de la mainmise des cabinets de conseil sur l’appareil d’Etat. Pour la première fois elle fut rattachée au ministère du Budget, le cœur de l’appareil d’Etat, et dirigée successivement jusqu’en 2012 par deux anciens membres du cabinet américain Mac Kinsey...Du moins cette effervescence réformative, apparemment brouillonne, fut-elle très cohérente par la continuité jusqu’à aujourd’hui de l’objectif principal visé et de l’idéologie qui inspirait ses contenus successifs sous l’influence des cabinets de conseil. Nul parlementaire, média ou institution publique ne s’en émurent alors ou même y prêtèrent grande attention. C’était dans l’air du temps...

De fait, après les flottements sans résultat des réformes de Rocard, qui rêvait d’allier l’objectif de réduction de la dépense budgétaire à la simplification des procédures administratives, à une plus grande écoute des administrés et à une plus grande autonomie des services de l’Etat, seul a prévalu de fait l’objectif de réduction des dépenses budgétaires de l’Etat. Camouflé par le langage aussi habile que mensonger des cabinets de conseil, il était rendu crédible par quelques simplifications administratives qui de fait ne faisait que cacher le dépècement organisé des divers services publics. En prennent ainsi la juste et désolante mesure ceux qui vivent aujourd’hui dans les territoires de France abandonnées par l’Etat où ont été supprimés les services publics de proximité à visage humain, remplacés par ces guichets uniques où la seule présence humaine est celle qui aide les usagers à manipuler les outils informatiques qui ne leur donnent eux-mêmes à échanger avec l’administration qu’avec des logiciels obtus et autoritaires ne répondant qu’aux questions autorisées.

Le tout fut bouclé par le traité de Lisbonne de 2007 qui, après l’échec du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, a constitutionnalisé contre la volonté du peuple le « marché total », la libre concurrence sans limites et l’obligation de l’Etat du laisser-faire au profit des grandes entreprises, couplée avec celle du moins de service public à la française. Ce fut le moment où, comme la grenouille qui se laisse cuire insensiblement dans l’eau de la casserole portée lentement à ébullition jusqu’au moment de ne plus pouvoir s’en échapper, la fraction la plus défavorisée du peuple français commença à réagir à l’eau trop chaude du néolibéralisme, tandis que sa fraction la plus favorisée ou la plus docile s’y laissait cuire en imaginant son bonheur dans sa conformation à ce que disaient devoir l’être ceux qui les y faisaient cuire. Le jeune humoriste Karim Duval (3) en rend parfaitement compte par le rire dans un sketch valant trois volumes de littérature savante sur le sujet. Peut-être est-ce aussi pourquoi le coiffeur parisien en bas de chez moi, comme bien d’autres commerces, croit rejoindre les rangs des gagnants de la mondialisation heureuse en remplaçant son enseigne « Chez Jules coiffeur » par « Rocking hairdresser » et sa signalétique extérieure ouvert et fermé par « yes we are open » et « sorry we are closed ». Le poisson pourrit par la tête, dit le proverbe chinois, mais sa corruption se propage vite vers le reste du corps...social, via une langue essentiellement corruptive. Il en fut de même pour nombre de hauts fonctionnaires, tous contraints à la résignation ou à la vaine résistance pour ceux de la vieille école comme moi-même qui s’y résignaient mal. Il fallait rentrer dans le nouveau moule fabriqué par les cabinets de conseil dont la vérité, devenue celle des gouvernants, ne pouvait déjà plus être mise en doute. Si je me console moralement aujourd’hui d’avoir résisté autant que j’ai pu aux objectifs chiffrés qu’on me demandait d’imposer à mes collaborateurs et à l’obligation de l’emploi presque exclusif de la langue anglo-managériale, je vois maintenant cette résistance comme dérisoire et parfaitement inutile. Il fallait bien que je cuise moi aussi dans la casserole du néolibéralisme chauffée par les cabinets de conseil.

Conclusion : d’un extrémisme à l’autre

Alors faut-il s’étonner maintenant de ce que dénonce la Commission d’enquête du Sénat au sujet de la présence massive et « tentaculaire » des cabinets privés de conseil dans l’appareil d’Etat et de leur influence sur les politiques publiques ? Ce serait bien hypocrite et oublier qu’on a beaucoup tardé à en prendre la mesure. Sans doute faut-il blâmer Macron d’avoir poussé le bouchon très loin, mais peut-être le remercier finalement d’avoir ainsi révélé à son corps défendant à quel extrémisme néolibéral lui et tous les partis dits de gouvernement qui l’ont précédé ont conduit les politiques publiques, jusqu’à ce que A. Supiot nomme « le dépérissement de l’Etat social »(4). Faut-il également s’étonner qu’à cet extrémisme en réponde un autre, tout aussi nocif, auquel plus de 34% de l’électorat populaire français vient de donner sa voix ? Non, car le premier a fort bien nourri le second. Peut-être qu’avant de vouloir lui barrer la route du pouvoir, ceux qui l’ont si bien nourri acceptent de se regarder dans la glace et de se voir eux-mêmes comme des extrémistes qui, pour combattre les adeptes de l’autre extrémisme, doivent d’abord se départir du leur et revenir à une conception nettement plus raisonnable et plus juste du bien collectif et de l’action publique. Thierry Priestley est Directeur honoraire du travail

Notes 1. Le Monde des 27/28 mars p. 12 et 13 2. Alain Supiot : “La gouvernance par les nombres“, Cours au Collège de france , Fayard, avril 2016 . 3. Karim Duval :” Elever son enfant en mode start up “ :https://www.youtube.com/watch?v=Ps3... 4. “Le dépérissement de l’Etat”, tribune d’Alain Supiot parue dans le Monde du 10/02/2022


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