A PROPOS DE LA MODERNITE
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"Les idées dominantes d’une époque sont comme le mobilier ou les tableaux des appartements de la classe dominante : ils datent de l’époque précédente".(Régis Debray)
La modernité a peut-être un sens. Dans le champ des arts, par exemple, la modernité indique un dépassement d’une étape précédente. Cela ne disqualifie pas pour autant automatiquement les étapes précédentes. Picasso n’a pas rendu De Vinci, Goya ou Rembrandt ringards. Il n’y a pas, ou plutôt il ne devrait pas y avoir de jugement de valeur. Dans ce domaine, il s’agit à la fois d’innovations, stylistiques, parfois techniques et d’un accord avec l’époque. L’innovation hors époque tombe à plat. Le simple accord avec l’époque, ou plutôt avec ce qu’on croit être l’époque, ne ressort pas de la modernité mais simplement de la mode. Les « modernes » en politique ne sont souvent que des suiveurs de modes.
La plupart des grands artistes n’oublient en général rien du passé de leur art, ils en sont les continuateurs, même si cela passe par de parfois nécessaires, voire violentes, ruptures. C’est la leçon que donne chaque année à Marciac Wynton Marsalis, qui peut réciter, réinterpréter, et avec quel talent, toute l’histoire du jazz et y apporter de nouvelles pierres.
Il n’en va pas de même quand les politiques parlent de modernité, et c’est bien sûr dommage. On sait le procès que la « gauche » auto-proclamée moderne a instruit contre Jean-Pierre Chevènement, désigné ringard, voire moisi par un Philippe Sollers qui n’en finit pas de refaire mai 68 dans le confort des bars sélects du 7e arrondissement. Non pas que Chevènement soit particulièrement « moderne ». Mais ses contempteurs le sont moins encore.
A notre connaissance, c’est Georges Pompidou qui a introduit la modernité dans le vocabulaire politique. Voulait-il désigner ainsi l’irruption triomphale de l’affairisme dans le gaullisme originel ? C’est en tout cas ce qu’on retient de son septennat écourté. Aujourd’hui, les choses ont à peine changé : être moderne, c’est se rallier au libéralisme, forme « moderne » de l’affairisme pompidolien. Les « socialistes » « modernes » sont ceux qui privatisent, se courbent devant les cours de bourse, révèrent Bruxelles, prétendent « réguler » la mondialisation en favorisant le libre-échange. Vaste esbrouffe, charlatanisme éhonté. Car, de plus, par quelque bout qu’on le prenne, le libéralisme n’est pas moderne pour deux ronds. Ses premiers théoriciens auraient pu être les arrière-grands pères de Marx, ce ringard (d’après les « socialistes modernes »). C’est dire ! Et le libéralisme apporte-t-il quelque chose ? Que nenni, il détruit au contraire : l’individualiste plutôt que la solidarité, le présent, exclusivement, contre la mémoire et l’avenir, l’uniformisation contre l’altérité. Comment ? diront certains, l’individualisme, c’est bien une forme d’altérité, non ? Non, messieurs-dames, car c’est bien là le seul prodige libéral : l’individu-roi qu’il produit est de fait un consommateur domestiqué.
Soyons donc, nous, modernes au sens noble du terme, en innovant tout en n’oubliant rien des idées et des luttes de nos prédécesseurs, de notre histoire, de ses grandeurs et de ses faiblesses. Celles et ceux qui renient la gauche au motif qu’il y eut et a des socio-traîtres tombent dans une sorte de modernisme paresseux, mais Florence Bray le dit mieux que moi dans ses articles de Réchauffer la Banquise. Soyons donc des Wynton Marsalis de la politique. Il y faut du talent ? Oui, mais aussi, et surtout, du travail. N’oublions pas notre histoire, ni Marx, ni Gramsci, non pas des icônes mortes, des référents religieux, mais des artisans, des découvreurs, qui nous ont légué des outils d’analyse. Certains sont obsolètes et méritent le musée, d’autres, bien au contraire, demeurent pertinents, utiles, féconds. N’oublions pas certaines leçons de Jaurès, servons nous des analyses de la complexité de Morin, du temps qu’il ne s’embourbait pas dans des tortillements pro-européens bien éloignés de sa rigueur passée, des apports de Bourdieu. Ne restons pas étrangers aux considérations sur le bonheur (ou sur le désespoir) de Comte-Sponville, avant qu’il s’empâte au Figaro, Misrahi, s’il de parle pas d’Israël-Palestine, ou Memmi. La liste n’est évidemment pas limitative, mais nous avons là suffisamment de saveurs pour composer le menu de la gauche.
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