LA HONTE D’ENSEIGNER ?
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Il est très difficile voire impossible ainsi pour un professeur aujourd’hui en France de ne pas avoir honte, si le professeur est bien la courroie de transmission et d’un langage, et d’une vision du monde vers la sortie de soi, ce que veut dire « é - duquer » ; d’un langage réfléchi, réflexif, et d’une vision du monde non narcissique, dont l’idéal serait l’accès à l’universel ; certains enseignants s’en défendent en se réfugiant derrière les exigences du programme, ou la pénibilité millénaire des mauvais élèves, pour expliquer leur malaise ; d’autres, en s’anesthésiant par une mise à distance schizophrénique de leur réalité professionnelle, de laquelle ils se forcent à se désintéresser pour ne pas en souffrir, et d’où les élèves sont ainsi aussi exclus, de fait, mais à leur évident détriment, eux ; d’autres, en renonçant à toute main pédagogique et en se retirant dans la passivité au rythme du calendrier des rentrées et sorties ; mais beaucoup en privé sont littéralement assommés, effrayés, parfois révoltés, par ce flot de déconstructions de l’esprit, par cette compétition du moins disant intellectuel, et par des consignes mensongères qu’il leur faut suivre et assumer devant des générations entières aux seules fins de laisser libre le terrain de l’abus de pouvoir à tous les niveaux après le plus haut.
Comment articuler les mots proclamés et envahissants de « réussite » et d’ « égalité des chances » avec la suppression méticuleuse des postes, les dotations horaires globales calculées en dessous des minima inscrits dans les référentiels nationaux, les effectifs à 41 élèves en filières professionnelles, la disparition annoncée des créneaux d’aide individualisée en Seconde, celle des passerelles entre formation courte et formation longue dites « premières d’adaptation », la réduction du nombre des classes d’accueil pour non francophones ; et avec la multiplication des dispositifs périscolaires à l’initiative même de l’école, qui rognent et brouillent le temps scolaire et génèrent un besoin de rattrapage des programmes que seuls les plus riches peuvent offrir à leurs enfants hors école ?
Comment entendre encore sans honte des représentants de l’institution orchestrer, nolens volens, la mascarade dans des « réunions pédagogiques » qui ornent de mots la misère des enfants et jeunes adultes scolarisés par l’Ecole publique ? Misère de l’imaginaire et du développement de soi, que d’être hébergés par l’architecture lamentable des lieux d’enseignement en France pendant près de 20 ans : quelle personne produisent ainsi 10 années de vie dans la barre carcérale de béton désespérement sonore et rectiligne de la cité scolaire de Nanterre, quand deux adultes peinent à en ressortir au bout d’une journée sans avoir envie de hurler d’épuisement et de tristesse ? Misère de l’échange humain entre les élèves et ces profs qui n’ont pour hâte que de quitter la commune où ils enseignent, mais n’habiteraient jamais ; misère de la solitude d’un faible devant la violence du dealer, du racketteur, quand l’établissement a fermé ses portes sur les paroles froidement généreuses : « si vous avez un problème, vous devez en parler à un adulte », et que les adultes, soit ils sont rentrés chez eux, soit ils sont en train de donner un cours particulier au noir ou de compléter leurs émoluments dans une boîte privée, soit ils ont perdu leur poste de surveillant, d’assistante sociale, de psychologue scolaire, d’éducateur ASE, lors de la dernière « rationalisation » des effectifs de la fonction publique ; misère de l’impensable pour un enfant devant le manque d’argent de ses parents, le manque de langage, la maladie ou l’autre solitude du monoparent, toutes choses qu’on le laisse penser seul et qui lui bouffent sa vie.
Et comment accepter le tour de passe-passe qui transforme toute mission d’accompagnement au long cours en une injonction de contrôle de conformité ponctuel ? Un signalement dès la maternelle ...? Une dénonciation de l’absentéisme ..? Un agent de police en « vie scolaire » ..? Dans le domaine de l’école, le gouvernement économe de sa pensée a trouvé sa parade démagogique sans avoir à chercher longtemps : les pédagogues ont eu des tas d’idées, depuis 20 ans, mais les politiques et la FSU ont à toutes forces retenu la recherche sur les moyens de leur mise en œuvre, en rafistolant, au mieux, les structures anciennes - formation des professeurs toujours indécente en sociologie comme en communication, ergonomie nulle des salles de classe, format « une heure-une matière » complètement inadapté, etc. - Donc il est évident qu’elles ne marchent pas très bien, les « innovations », et qu’est ce qui pourrait plus vite s’y substituer que du ... vieux ? L’apprentissage ; la réduction des programmes à ce qui utile, et qui recouvre les compétences du certificat d’études ; la concertation avec les patrons du bassin d’emploi où est implanté l’établissement scolaire, pour ouvrir ou fermer les options en fonction des besoins - qui comme chacun sait garantissent un emploi durable.
La pauvreté des réponses n’a d’égale que celle des forces intellectuelles encore disponibles pour leur résister et crier à l’imposture : devant un ministre président qui flatte le retour à l’autorité et déclare qu’il faut aimer les enseignants, les rémunérer quand ils réussissent, qu’il faut sortir les enfants qui gênent la classe de l’école, est-on sûr que ceux que l’Etat a réellement conduits à l’impuissance année après année ne seront pas séduits par les paroles suivantes, qui leur promettent un peu de toute puissance et annulent toute prise en compte de la démarche exploratoire et progressiste que constitue par essence l’enseignement ?
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