PEUT-ON ETRE DE GAUCHE ET... ?
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PEUT-ON ETRE DE GAUCHE ET... ?
Par Jean-Luc Gonneau
Le projet de traité constitutionnel pour l’Union Européenne sera soumis, en France, à un référendum dans un peu moins, ou un peu plus, d’un an. Cela donne la possibilité d’un long débat public, avec le risque qu’il s’essouffle, certes, mais la complexité du sujet et la taille des enjeux dont il est l’une des clés méritent un tel délai.
Nous avons longuement analysé le texte du traité. Nous avons pris connaissance, le plus largement possible, des analyses des uns et des autres. Nous nous sommes forgés une opinion. Ce sera non. Un non tout simple, pas un non sauf ni un non si. Un non de gauche. Car enfin : Peut-on se dire de gauche et accepter gentiment un texte qui, dès son article premier, définit l’Europe comme « un espace de liberté, de sécurité et de justice et (c’est nous qui soulignons) un marché unique où la concurrence est libre est non faussée » ? La belle liberté qu’on nous promet là : celle du renard libre dans le poulailler libre, comme disait grand-père Karl. La belle sécurité que permet la concurrence « libre et non faussée » : celle de licencier sans souci et de délocaliser à merci. La belle justice que celle qui voit inexorablement les inégalités se creuser. Mais c’est déjà comme ça, disent les défenseurs « de gauche » du traité, ça ne peut pas être pire. Notre souci n’est pas d’accepter les faits accomplis, mais d’en accomplir d’autres, de réorienter l’Europe autrement. Mais il est fait référence à l’ « économie sociale de marché », dit la gauche autoproclamée raisonnable. Est-ce une référence au « modèle rhénan », seul exemple historique connu d’économie sociale de marché, qui est en train d’expirer sous nos yeux, remplacé par le libéralisme le plus classique de la « concurrence libre et non faussée » ? Agonie aidée, au passage, par le gouvernement Schroeder, ardent partisan du oui. Et est-il raisonnable de prétendre qu’on pourra amender ce traité alors que les conditions qu’il pose pour toute modification sont presque insurmontables ?
Peut-on se dire de gauche et avaliser benoîtement un texte où le principe de service public est quasiment passé sous silence ? On parle de service d’intérêt général, protestent les eurocroyants, c’est pareil. Non, c’est pas pareil. Là aussi, notre mémoire doit être rafraîchie. Les « services universels » si chers à Bruxelles sont conçus comme une charité aux plus pauvres. Le service public, c’est pour tous. Mais la notion d’égalité est elle aussi quasi-absente du traité : on parle de non-discrimination. Là aussi, ce n’est pas pareil. Peut-on se dire de gauche et approuver sans ciller un texte où ne figure aucune référence à la laïcité ? Mais toute l’Europe n’est pas laïque, disent les eurobradeurs, il faut savoir faire des concessions. Mais toute l’Europe ne se reconnaît pas dans l’inspiration des « héritages culturels, religieux, humanistes » qui figurent dans le préambule, répondons-nous. Humanistes, pourquoi pas, culturels certainement mais nous y reviendrons. Religieux , assurément pas.
Peut-on se dire de gauche et encaisser tranquillement l’ « indépendance » réaffirmée de la Banque centrale européenne ? Mais il y aura une sorte de conseil économique, c’est un progrès, couinent les eurobéats. Sans autre magistère que moral, et encore. Aucune instance de ce genre n’est vraiment indépendante. Et depuis sa création, la banque centrale dépend de fait des lobbies financiers. Ce n’est pas d’un conseil théodule dont il faut se doter, c’est d’un contrôle politique d’une instance qui est politique.
Peut-on se dire de gauche et ratifier sans barguigner l’obligation de « compatibilité » entre la politique de défense éventuelle de l’Europe et celle de l’OTAN, c’est-à-dire celle des Etats-Unis ? Les eurofans qui nous resservent sans cesse l’Europe comme contrepoids à la puissance américaine ont bonne mine.
Peut-on se dire de gauche et avaler sans protester la quasi exclusivité (article 1.25) dont disposera la Commission, non élue, « indépendante », de proposer des textes législatifs ou réglementaires ? C’est déjà comme ça, répéteront en litanie les eurodévots. C’est effectivement déjà comme ça qu’ont déferlé des avalanches de directives apparemment farfelues, mais toujours au service des intérêts économiques des milieux d’affaires (rappelons-nous la directive « petits déjeuners » pour faire plaisir aux multinationales de l’alimentaire et leur permettre de trafiquer leurs chocolats, réussissant ainsi l’exploit de mettre en péril à la fois les revenus des producteurs du sud et la santé des consommateurs du nord par explosion de l’excédent pondéral, ou celle, au nom de la non-discrimination tiens donc, interdisant d’interdire le travail de nuit des femmes).
Peut-on se dire de gauche et défenseur d’une « fédération d’états-nations » (par ailleurs un peu ovni politique, non ?) et s’incliner bien bas devant un texte qui vide de contenu des pans entiers des politiques nationales ? C’est déjà le cas, répéteront sans se lasser les eurolâtres. Dont beaucoup pourtant sont avides de fauteuils parlementaires nationaux pourtant de plus en plus sinécurisés tant la loi leur échappe. Avides de vide, en quelque sorte. On exagère ? L’Europe est en charge de la politique monétaire, de la politique de la concurrence, du commerce international, des transports, de l’énergie, de l’agriculture et on en passe. Restent la fiscalité (pour faciliter les délocalisations) et le social (pour faciliter licenciements et bas salaires) où les états demeurent prépondérants. Précisément là où des harmonisations européennes seraient bienvenues.
Peut-on se dire de gauche et se satisfaire en toute quiétude de la garantie de la « diversité culturelle » ? Nous défendons, nous, l’exception culturelle. Vous chipotez, diront les europhages. Non, du tout. L’exception culturelle est seule garante de créations différentes, nécessaires aux échanges et préalable indispensable à une diversité qui, sans ces exceptions, sera celle des multinationales de l’audiovisuel, une diversité de supermarché, un choix entre des produits calibrés et interchangeables.
Peut-on se dire de gauche et prendre acte d’un texte qui rend les coopérations renforcées entre états membres quasi impossibles, alors même que ce sont ces coopérations qui, depuis le traité de Rome, ont produit les effets industriels les plus positifs ? Bah, le texte ne peut pas être parfait, concèderont peut-être les euro-supporters. C’est le moins qu’on puisse en dire.
Peut-on enfin se dire de gauche et traiter d’anti-européens celles et ceux qui, pour les raisons qui précèdent entre autres, car la liste n’est pas exhaustive, refusent un tel traité ? Peut-on se revendiquer sérieusement de la gauche et ne pas faire l’effort intellectuel pourtant mesuré, la preuve on y arrive, de penser d’autres bases pour l’Europe ? L’argumentaire des partisans du oui « de gauche » est bien pauvre : un, le texte est anodin (on vient de le voir !) et, de toutes façons, il n’y a pas le choix ; deux, le non de gauche, c’est le recul pour l’Europe. Allons donc, un, le projet de la gauche a toujours été d’ouvrir des choix, c’est ce qu’on appelle l’émancipation, deux, si le texte est si anodin, le refuser ne fera pas reculer grand-chose. Dire que le texte actuel est meilleur que le traité de Nice (pourtant co-négocié par un certain Lionel Jospin) est possible. De là à dire qu’il est bon, il y a plus qu’un pas, un abîme.
Le non de gauche est une chance. Une chance de rupture avec des décennies de libéralisme européen sans grand frein. Une chance de relancer un chantier européen où l’harmonisation sociale, les coopérations scientifiques et techniques, les échanges culturels, le développement de services publics traduisant l’intérêt général, les coopérations renforcées entre membres, le codéveloppement avec le sud deviendraient les objectifs majeurs de l’Union. A un tel projet, à un projet allant au moins dans ce sens, nous dirions oui. A celles et ceux qui s’effarouchent en craignant de voir la gauche française « isolée » en Europe si le non de gauche s’affirme, nous conseillerons de réviser leur histoire récente : n’était-elle pas « isolée », la gauche française qui a gagné en 1981 sur un programme de rupture ? Quand un mur se lézarde, certains mettent de la peinture pour masquer la fissure : c’est le oui « de gauche ». D’autres, avec raison, reconstruisent le mur. Le non de gauche est aujourd’hui l’attitude de l’audace face au conformisme du oui. Pour nous, comme on dit, y’a pas photo.
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