SOCIALISME ET LIBERALISME : ENFUMAGE GENERAL

Par Jean-Luc Gonneau
mardi 24 juin 2008
par  Jean-Luc Gonneau
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La phrase de Bertrand Delanoé, « libéral et socialiste », dans son livre présomptueusement intitulé De l’audace ! a, comme on dit, fait débat. La réponse de Ségolène Royal, à qui nul ne demandait rien, a fait sourire : celle qui, voici peu de mois, se proclamait libérale, se découvre brusquement anti. Chacun peut certes évoluer, voire, dans le cas de Ségolène, avoir des révélations divines ou assimilées. Disons que ce revirement manque singulièrement de crédibilité.

Notre excellent confrère Alexis Lucas décrit avec sa verve habituelle une réunion des « carpes et lapins » socialistes, autour de Martine Aubry. Ainsi les nomment leurs bons camarades, jamais avares de quolibets. Dans le même registre sémantique, sont apparus les « enfumeurs », syndicat de barons socialistes de province (en tête, Gérard Collomb, maire de Lyon, Jean-Noël Guérini, patron des Bouches du Rhône et quelques présidents de conseils régionaux), qui rejoignent les « carpes et lapins » au moins sur un point, capital : il n’est pas urgent de choisir entre Bertrand et Ségolène. C’est aussi l’avis de François Hollande, garant comme toujours de l’unité du parti et de ses propres intérêts. Sur le fond, si tant est que le terme est approprié, tout ce petit monde a des tonnes de points communs et surtout une plasticité dans les convictions peu commune. Entendre Martine fustiger le libéralisme de Bertrand devant des strausskahniens l’applaudissant à tout rompre est en tous points émouvant.

Cette affaire de socialisme et libéralisme n’est pas nouvelle : voilà une quinzaine d’années que le PS a reconnue l’économie de marché comme horizon indépassable. La récente déclaration de principe en prend acte plus encore, comme le montre Jean Puyade. Mais la phrase de Delanoé touche une sorte de tabou sémantique. Libéral est en effet un mot dangereux. Dans la tradition politique française, il y eut toujours, à droite, une opposition entre libéraux et conservateurs. Mais, soulignons, à droite. La gauche s’est, elle, très tôt rangée sous la bannière du progressisme. Ce qui n’est pas pareil. Rendons-lui pour une fois justice, Pierre Moscovici a été l’un de ceux qui ont rappelé cette différence, alors qu’il est pourtant autant social-libéral que les autres : sans doute un effet du dépit de se voir mettre sur la touche dans sa course au premier secrétariat de son parti. C’est vrai, à la fin, c’est injuste, lui qui a déployé tant d’efforts pour entretenir une barbe de trois jours afin de faire de gauche.

Dans cette affaire de socialisme et libéralisme, l’enfumage est donc général dans le ps-land, seul Mélenchon, Dolez et Filoche y échappant, comme d’hab’. Et comme toujours quand il y a enfumage, les enfumeurs de la « société civile » ne sont pas loin, empressés de donner leur « caution intellectuelle » aux sociaux-libéraux. Au premier rang, il est rare de ne pas voir le gigantesque Jacques Juilliard et l’immense Zaki Laïdi. Ce dernier se surpasse (tudieu, est-ce possible ?) dans un récent Rebond de Libération qu’il titre fièrement Karl Marx était un libéral.

Jusque là, Zaki Laïdi ne passait pas pour un fin connaisseur des analyses marxiennes, mais voilà cette lacune comblée en quelques lignes dans Libé. Pour Marx, écrit-il, la lutte des classes était « le moteur de l’autonomie du social face à un état au service des classes possédantes ». Pas faux, sauf que Zaki Laïdi ne dit pas un mot dans son article de la critique rigoureuse du capitalisme conduite par Marx. Moins sectaire sur ce point que Zaki Laïdi, Marx, on le sait, s’est inspiré des travaux du « libéral » Ricardo, pour les dépasser, a reconnu la nécessité d’un passage du féodalisme au capitalisme pour arriver au socialisme. Pour arriver au socialisme, Zaki : il ne s’agit pas d’un aménagement du capitalisme, mais de l’invention d’une alternative. Il ne s’agit pas de dénier tout intérêt à l’économie de marché, mais de constater qu’au niveau macroéconomique (et même micro dans bien des cas), le marché ne répond pas à l’intérêt général (voir sur ce site l’excellent article de Jean Delons Le marché ne marche pas dans la rubrique Economie).

« Il faut à tout prix que la gauche s’approprie, écrit Zaki Laïdi, la logique de la concurrence et de la compétition qui sont des instruments puissants de la lutte contre les rentes ». Cette fière affirmation est aussitôt réduite à néant par un exemple calamiteux, emprunté sans doute à la commission Attali : la libéralisation de la distribution. Voilà le tribun de papier reparti dans une tragique envolée : « Qui peut donc nier que plus de concurrence réduira les prix en ouvrant davantage le marché ? ». Qui peut nier ? Moi, déjà. Car il faut être un sacré enfumeur pour oser écrire des trucs comme ça (oui, des trucs). Qui demande haut et fort cette libéralisation de la distribution ? Michel Edouard Leclerc et ses amis de la grande distribution. Qui en seraient les premiers bénéficiaires ? Michel-Edouard Leclerc et ses amis de la grande distribution. Qui en seraient les principales victimes ? Les salariés des fournisseurs de la grande distribution, qui auraient, à terme, la joie de constater une baisse (d’ailleurs hypothétique) de prix de produits que leurs indemnités de chômage, quand il y en a, ne leur permettraient plus de se payer.

La dérive sémantique de la gauche est depuis longtemps alarmante, et va de mal en pis. Non, monsieur Laïdi, ce n’est pas la concurrence qui est un « instrument puissant », mais l’innovation. Ce n’est pas la « compétition » qui est une valeur, mais l’excellence : nous ne demandons pas à nos écoles et à nos universités d’être compétitives, mais d’être excellentes. Non, monsieur Hollande (et tes amis), la gauche ne doit pas être réformiste : pour l’immense majorité de la population, le mot réforme est maintenant synonyme de réduction de droits et/ou d’emplois. Non, monsieur Delanoé, un socialiste ne peut être, ici, « libéral ». On ne peut pas jouer sur les mots, nous ne sommes pas aux Etats-Unis, où le mot a effectivement un sens différent, mais en France. Quand Alain Madelin se proclamait libéral, nous ne lui reprochions pas de ne pas mettre de cravate (il fut l’un de ceux qui lancèrent cette mode), mais bien son libéralisme économique. On aura beau se tortiller pour distinguer « libéralisme économique » et « libéralisme culturel », comme l’écrit Zaki Laïdi, ou encore « libéralisme social », ce qui ne veut rien dire, ou « sociétal », allons-y, ce qui sera retenu, c’est le libéralisme. Suggestion : le « libéralisme sociétal » de Delanoé et consorts, ne pourrait-on le nommer libertarisme, élément d’émancipation ?

Nous ne jouons pas sur les mots, il s’agit au contraire de leur redonner du sens. Donner du sens nécessite de la pensée. Rares en France ont été les hommes d’Etat (1) qui furent aussi des penseurs, ayant fait œuvre. Dans le dernier siècle, De Gaulle et à un degré moindre Poincaré à droite ; Jaurès, Blum et à un degré moindre Mitterrand et Clémenceau à gauche. Bien sur, faire œuvre ne protège pas des dérives du pouvoir, mais fournit quelques boussoles. La gauche manque de boussoles.

(1) Nous n’avons pas inclus dans la courte liste qui suit les apports d’acteurs extérieurs au pouvoir politique : Aron à droite, Althusser, Sartre à gauche, et bien d’autres encore.


Commentaires

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vendredi 12 décembre 2008 à 14h43 - par  Christian

J’approuve votre volonté de travailler sur le sens des termes pour éviter la grande confusion intellectuelle de notre époque. Je suis d’accord aussi pour dire qu’il faut tenir compte des usages. Il est clair qu’aujourd’hui, se dire "national-socialiste" pour quelqu’un comme Chevènement par ex., ne conviendrait pas du tout étant donnée l’histoire, même si les termes en eux-mêmes ont une signification qui pourrait lui convenir. De même se dire "social-démocrate" serait très difficile pour quelqu’un comme Mélenchon qui est pourtant à la fois socialiste et démocrate au sens primitif de ces termes.

Mais pourquoi être passif face aux mésusages, au moins quand ils ne sont pas clairement passés dans l’histoire ? Pourquoi se situer toujours d’abord par opposition aux termes utilisés par les représentants avoués ou non du pouvoir économique privé ? N’est-ce pas la meilleure façon de laisser s’installer la confusion ? N’y a-t-il pas moyen de s’approprier les termes au lieu de se les faire récupérer à chaque fois puis de les abandonner à l’adversaire ? Que dirait-on de ce combattant qui abandonnerait ses armes dès qu’elles ont été "souillées" par les mains de son adversaire et s’épuiserait à en chercher d’autres à chaque fois ?

Vous dites que le mot "réforme" est devenu pour la population synonyme de réduction de droit. Je pense que la majorité de la population sait très bien que réforme signifie amélioration, progrès (en changeant la forme, la structure). Se dire "progressiste" plutôt que "réformiste" ne change donc guère le problème : la droite pourra toujours récupérer ce terme et déclarer qu’elle seule permet un progrès réel. L’immense majorité de la population sait très bien je pense que tout dépend du but ou de l’idéal qu’on se propose de servir : progrès d’un point de vue de gauche ou de droite.

Par contre, là où il y a difficulté, c’est pour définir clairement ce que c’est qu’être de gauche et/ou de droite. Il y a sans doute beaucoup d’enfumage volontaire, mais je crois que pour beaucoup, à commencer par Ségolène et Martine, les images d’Épinal tiennent lieu de concepts ; les poncifs les plus creux, de doctrine politique.

Est-on pour un progrès dans le sens d’un contrôle par la société des valeurs matérielles, morales et intellectuelles qu’elle produit et donc liberté et possibilité de développement égal pour tous ? Ou au contraire, considère-t-on que l’intérêt général vers lequel il faut tendre est une société où les "forces vives" entraînent sans entrave la société vers le développement dynamique de ses potentialités ? Voilà les questions de fond à se poser pour savoir si on est de gauche ou de droite et pour voir que Delanoë, Royal et Aubry n’ont de "socialiste" et "de gauche" que le nom. Ceux-là sont au mieux centristes et il est bien connu que le centre s’allie soit avec la droite, soit avec la droite, tout en se contentant de proposer pour sa part une dimension de charité publique un peu plus forte.

Même si ces gens là se disent réformistes de gauche, il faut d’abord dire qu’ils sont pour des réformes de droite dès lors qu’ils soutiennent le Traité de Lisbonne malgré son ultralibéralisme, sachant que l’Europe est désormais la pierre de touche des politiques nationales. Les seules réformes faisant un peu "de gauche" qu’ils peuvent proposer sont marginales à ce système généralisé d’exploitation de l’homme par l’homme : mariage homosexuel, un peu plus de charité publique pour les plus défavorisés etc.

Il faut ensuite dire ce que serait un véritable réformisme de gauche : mesures structurelles pour passer progressivement de la domination du capital sur la société à celle de la société sur elle-même, de la valeur monétaire à la valeur humaine, sans pour autant prétendre pouvoir abolir le capitalisme en tuant le capital, comme on a pu abolir la monarchie en tuant le roi.

L’intérêt de mener la bataille des mots, c’est bien sûr de produire une des conditions pour accéder au pouvoir politique car sans clarté, il ne peut y avoir de cohérence et de crédibilité. Sarkozy de son côté l’a bien compris. Le PS actuel n’est pas cohérent. L’extrême gauche révolutionnaire n’est pas crédible : pas plus que la réforme, la révolution, c’est-à-dire la volonté d’abolir le capitalisme ou le libéralisme n’est en soi un programme politique. Et par définition, un parti révolutionnaire ne peut accéder au pouvoir démocratiquement.

Aujourd’hui au moins, entre le renoncement aux idées de fond du socialisme d’un côté et d’un autre côté la précipitation révolutionnaire ne pouvant qu’inquiéter la population au regard du passé, il y a le Parti de Gauche.

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