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L’IRRESISTIBLE GLISSEMENT DES POUVOIRS

vendredi 5 décembre 2008
par  Yvonne Mignot-Lefebvre et Michel Lefebvre
popularité : 69%

Ce texte est issu d’un ouvrage (Les patrimoines du futur, Ed. L’Harmattan) paru en 1995. Les auteurs, animateurs du GAPSE, une association amie, nous ont rappelé son actualité, vive.

Dans un bureau climatisé de la tour du Regency au cœur de San Francisco, le responsable d’une filiale – spécialisée dans le capital risque – d’une importante banque d’affaires française nous expliquait ses états d’âme : “L’âge d’or des sociétés à capital risque est fini. Nous arrivons avec beaucoup de mal à atteindre une rentabilité du capital supérieure à 15 %… Or, la bourse ou l’immobilier rapportent 20 %. Alors vous comprenez, nous n’attirons plus les capitaux.” Nous comprîmes et nous partageâmes ses angoisses. Ainsi, il considéré comme tout à fait normal de faire 20 % de bénéfice. Précisons que ces 20 % s’appliquent au capital engagé dans l’affaire, c’est-à-dire que lorsque vous avez placé 100 €, celui-ci doit s’accroître de 20 € en une année.

Gloire au responsable d’entreprise qui dégage un profit de 20 %. Toutes les composantes de la société s’accordent pour reconnaître en lui le manager, l’homme de valeur, bref, le modèle à suivre. Et pourtant, ces 20 % de bénéfice masquent un acte de piratage mais, comme au temps des corsaires, cet acte est parfaitement admis car c’est un élément important du fonctionnement cohérent de la société. Dans les imaginaires ces 20 % sont une sorte de miracle selon lequel il y aurait création spontanée de richesses. Une sorte d’alchimie médiévale.

Cette idée est admise, car elle est attachée dans la majorité des discours à l’explication à la fois simple et fausse que la monnaie est une sorte de marchandise que certains d’entre nous pourraient produire en grande quantité. Cette fausse perception de la monnaie est la plus répandue parmi les fausses perceptions. En fait, la monnaie n’est en aucune façon une marchandise. Imaginons qu’à un instant donné, par exemple, le 10 janvier 1995, on détruise toutes les monnaies et que l’on décide de troquer les marchandises. La machine économique, théoriquement, ne s’arrêterait pas de tourner si le troc s’organise. Imaginons, maintenant, que l’on détruise un produit comme le moteur à essence, la machine économique s’arrêterait instantanément. Ces deux hypothèses d’école mettent en valeur cette évidence : la monnaie n’est que la symbolisation de contrats ou de rapports de forces entre les composantes de la société. Nos salaires, par exemple, représentent un contrat avec nos semblables portant sur notre capacité à saisir une partie de la production et à en disposer. Notre épargne n’est pas autre chose qu’une délégation momentanée à un tiers d’un pouvoir. La possession d’actions d’entreprise renvoie à la possibilité de décider de la stratégie de l’entreprise. Cette notion simple est cachée parce qu’elle rend inacceptable, face à la moralité publique, la spéculation financière. Accroître un capital par le seul jeu des ventes et reventes de devises et de titres, et autres formes de monnaie, plus ou moins fondé sur les informations de réseaux, signifie quelque part un glissement de pouvoirs sans contrepartie de travail. Or, une population admet des changements dans les équilibres des pouvoirs quand ceux-ci sont légitimés par des considérations morales telles que travail important, production de qualité, découverte, création, etc. Elle a sans doute raison. Ces considérations morales ne sont que l’expression globale d’une évidence : l’enrichissement des uns implique une perte de pouvoir pour les autres. Quels sont ces autres, au nom de quels principes peuvent-ils accepter un tel glissement ?

Pudiquement, l’on cache les conséquences des taux d’intérêt élevés. Quand les banques centrales imposent un taux minimal de crédit de 8 %, cela veut dire que le prêteur engrangera la différence entre le taux de crédit et le taux d’inflation, soit 5 %, par le seul fait qu’il possède le capital. Un gigantesque déplacement des pouvoirs des moins puissants vers les plus puissants est à l’œuvre sur la simple décision de maintenir un taux élevé. Les raisons avancées sont techniques : lutte contre l’accroissement de la masse monétaire et donc contre l’inflation, équilibre de la balance des paiements… Mais remarquons que cette lutte se déroule toujours au profit des plus riches.

La spoliation légale

Revenons à ces 20 % et découpons-les afin de les analyser. Nous allons constater qu’une véritable arnaque est intégrée dans nos mœurs, une arnaque qui ne cessera que par trois voies : la disparition des combattants, l’émergence de révoltes, la naissance d’un régulation consciente. Une entreprise a besoin pour fonctionner d’un capital, c’est-à-dire d’une valeur monétaire qui lui permettra de disposer d’un ensemble de biens et de services. L’entreprise fera fructifier ce capital, c’est-à-dire qu’elle dégagera un bénéfice. Il le faut bien, car le capital connaîtra une dévaluation en moyenne de 3 % par an. L’entreprise réalisera un effort de productivité, c’est-à-dire qu’elle va produire mieux, à moindre coût, les marchandises qu’elle propose, ce qui lui permettra de faire une économie de charges que l’on peut estimer à 3 % par an. Admettons encore que l’entreprise par sa dynamique fasse œuvre de création véritablement utile pour une population ; il est alors légitime que cet accroissement soit valorisé. Comptons 4%.

Ces chiffres un peu rébarbatifs sont l’expression d’un vrai drame. Faisons le total. Revalorisation des capitaux de 3 %, augmentation de productivité de 3 % et créativité de 4% font 10 %. Par conséquent, il reste 10 % qui, amputés des impôts, deviendront 6 %. C’est un minimum, car la créativité est rare et les échappatoires fiscales nombreuses. Si l’on se réfère à l’explication précédente, les possesseurs du capital voient leur pouvoir d’accaparement des biens et des services augmenter de 6%. Cela veut dire que d’autres possesseurs de capitaux ou de patrimoines se sont vu déposséder de 6 %. En d’autres termes, certaines entreprises passeront sous le contrôle de ces possesseurs, à moins que les salariés acceptent la réduction de leur niveau de vie.

Comme le disait le président de la Compagnie générale des eaux, fortement bénéficiaire depuis de longues années, les années quatre-vingt ont été la décennie de toutes les merveilles (pour les groupes vainqueurs, oubliait-il de préciser). Selon quelle légitimité déposséder une autre entreprise ou un groupe social de ses pouvoirs ? Les entreprises les plus dynamiques, et surtout les grands groupes industriels et financiers, ont pris le contrôle d’une multitude de PME en rachetant leur capital à bas prix. Ainsi, des groupes d’entreprises de dimensions gigantesques se sont constitués très rapidement. Par mille moyens, des pans entiers de la population ont vu leur niveau de vie réduit : basculement dans le chômage, salaires amputés. Certains pays du Sud ont fait également les frais de l’opération. Les économies ont été ponctionnées en l’espace d’une dizaine d’années. Ce fut effectivement une décennie prodigieuse pour certains. Mais qu’annonce la prochaine décennie ?

Tout d’abord, concernant le premier point, le combat du rachat des entreprises se termine… faute de combattants. Les PME-PMI, les artisans dont les activités pouvaient être industrialisées sont passés sous le contrôle d’entreprises puissantes ou bien ont lâché leurs parts de marché et ont disparu, ce qui revient à peu près au même. Là encore le phénomène a été masqué par l’obstination des institutions officielles de statistiques – comme celle de l’INSEE – à refuser de prendre en compte des critères d’appartenance liés au capital dans la définition des PME. Ainsi la nouvelle filiale de Saint-Gobain de 100 personnes restera obstinément une PME dans la logique de l’INSEE et pour les systèmes d’aide aux PME de l’État et de la CCE. Les PME disparaissent mais demeure la nécessité pour les managers des groupes de prouver leur excellence par une rentabilité de 20% du capital qui leur est confié. La conséquence évidente de cet état de fait est l’affrontement entre entreprises puissantes ou groupes pour se racheter : il faut une expression tangible à cette loi des 20%. Ces affrontements sont d’ailleurs très intéressants au plan de la mise à nu des mécanismes de fonctionnement des réseaux d’entreprises et des réseaux de partenaires. L’analyse de certains d’entre eux – telle que l’affaire François Dalle – L’Oréal – et de son ancien ami Jean Frydman – Paravision – est à certains égards riche d’enseignements : réseaux d’intérêts enchevêtrés, prise en compte des menaces de boycott de la Ligue arabe sur les produits L’Oréal, intervention d’un ancien cagoulard. “Du vitriol dans le parfum”, titra Le Nouvel Observateur . L’économie telle qu’on ne l’enseigne pas. L’appauvrissement de larges couches de la population est à l’évidence manifeste depuis une dizaine d’années et confirmé par les chiffres du CERT : 20 % des actifs en France sont maintenant dans des situations vulnérables . Cet appauvrissement prend de multiples formes : salaires stationnaires, chômage élevé, conditions de scolarisation dégradées…

Cet appauvrissement a ses limites car il engendre des conflits sociaux, des violences urbaines et la montée de l’extrême droite. Des limites relatives car, en cette année 1994, un nouveaux discours apparaît : celui d’une baisse généralisée des salaires pour les amener à un niveau comparable à celui des pays du sud. Les statistiques des organismes internationaux, pourtant généralement optimistes, permettent de constater que les pays du Sud, dans leur très grande majorité, se sont continuellement appauvris au cours des dix dernières années : baisse des coûts de la matière première, évacuation des entreprises les plus rentables vers des lieux plus favorables aux brillantes spéculations.

Le phénomène a ses limites, celles de la pauvreté et de l’anomie. Il a des conséquences redoutables ; immigration intense vers les pays du Nord ; recherche désespérée de ressources dans les cultures de la drogue ou construction de réseaux mafieux.

La régulation introuvable

La société combinatoire rend caduques les régulations traditionnelles : “mosaïquage" des groupes sociaux faisant disparaître les conditions de négociation, connexions en rhizomes rendant virtuelles les responsabilités, internationalisation des économies rejetant toujours plus loin les facteurs déclenchants. Elle détruit sans discernement les patrimoines organisationnels. Puisque, on le voit, il est possible de dégager la notion de juste profit – pour schématiser, celui qui correspond à l’augmentation de la productivité et de la qualité du travail – nous pouvons nous poser la question : est-il possible de gouverner une entreprise avec comme objectif la réalisation du juste profit ? Autrement dit, est-il vraiment aberrant qu’un manager recherche un profit de 20% ?

Comment, dans une société fonctionnant avec des interactions innombrables entre entités lointaines et intrinsèquement instables, avoir pour objectif le juste profit, c’est-à-dire un bénéfice de 6 à 8 % du capital placé ? Une erreur, un incident, un événement non prévu et c’est la perte. Le manager réputé sérieux dans la logique économique actuelle a de bonnes raisons de fixer ses objectifs de profit à 20 %, seul moyen de limiter les risques. Il est donc irrésistiblement entraîné dans cette course folle entre agents économiques, les uns devant obligatoirement dévorer les autres. Au lieu de réfléchir aux systèmes de régulation qu’il serait nécessaire de mettre en place, les pouvoirs politiques, les responsables économiques et même les intellectuels, dans leur très grande majorité, poussent encore à déréguler avec une sorte de fascination pour ce nouvel objet du désir : la mondialisation. La damnation de Faust n’est qu’historiette à côté de cette spirale de la désintégration.

L’ajustement des moyens d’existence avec la répartition des territoires est un objet perpétuel de lutte et de négociations. L’on ne peut nier que l’espoir de faire rapidement une bonne opération qui assure, sinon la richesse, tout au moins le confort et le plaisir, est un stimulant à l’effort et à l’imagination. Il y a problème quand la société concernée ne met pas en place les éléments régulateurs d’inspiration égalitaire capables d’orienter les actions vers de saines stimulations et d’éviter les conflits générateurs de graves entropies.

Les générations précédentes avaient forgé, souvent dans la douleur, des systèmes de pouvoir et de contre-pouvoir, donc de protocole de négociations qui avaient atteint une certaine efficacité. Les richesses faisaient l’objet périodiquement d’une redistribution qui avait le mérite de relancer la machine économique. L’avènement de la société combinatoire rend ces systèmes caducs. Autrefois, les enjeux économiques se situaient en amont, c’est-à-dire au niveau de la maîtrise des matières premières et de la production, et les négociations entre partenaires se déroulaient dans les conditions d’espace-temps et d’informations nécessaires à leur déroulement. Dans la société combinatoire, la spéculation fait rage. Quelle que soit la bonne volonté des acteurs, les négociations sous leur forme ancienne deviennent impossibles. Comme nous l’avons vu, dans la plupart des grands groupes les pouvoirs réels ne sont pas en contact direct avec les salariés. Le dirigeant de la filiale, quand il prend une décision, doit en référer à son état-major qui, lui-même, devra rendre des comptes aux autres partenaires du réseau.

La menace de la concurrence internationale est immédiatement avancée. Réalité ou alibi, les contre-pouvoirs, qui en fait résident dans la volonté du personnel, fondent comme neige au soleil sous l’évocation des seules menaces de ces ennemis insaisissables. Les États dans ces tourbillons ne font que suivre le mouvement. Tout au plus, essayent-ils de colmater les brèches dans l’emploi, de rattraper des pans entiers de populations à la dérive, de dispenser de bonnes paroles et de promettre des lendemains meilleurs pour faire taire les sourdes angoisses engendrées par la perte de sens. Certains peuvent penser que ce que nous disons est moralisateur et à côté de la logique d’une économie moderne. Nous disons, nous, que cette logique est porteuse de violence et d’entropie, qu’elle aura des conséquences techniques – pour ne rester que sur ce plan-là – très graves pour l’économie.


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