Quelle Europe pour demain ?
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Quelle Europe pour demain ?
Par Rémi Aufrère
Depuis le début des travaux de la convention instituée par les gouvernements de l’U.E. et des pays candidats présidée par Monsieur Giscard d’Estaing et le projet définitif de « Traité établissant une Constitution pour l’Europe », un débat tente de s’instaurer sur l’avenir de notre continent. La revue « Défense et Citoyen » ne pouvait être absente d’un tel débat. Tout d’abord, par conviction républicaine, parce qu’un sujet aussi essentiel ne pouvait être ignoré et confié aux seuls experts réels ou autoproclamés. Ensuite, par saine réaction devant le contenu de ce débat car le sujet européen évoqué par la grande majorité de la presse et certains responsables politiques est abordé selon la thématique du bien et du mal. Nombreux sont les républicains sincères et militants qui rencontrent l’ostracisme, voire la moquerie et l’insulte pour avoir posé la question essentielle : quelle Europe voulons nous ? Il faut éviter tout manichéisme qui n’honore pas celui qui l’utilise et empêche la compréhension du texte.
Un traité ou une Constitution ?
La définition courante d’une Constitution est celle de la loi fondamentale d’une nation, ensemble de règles juridiques qui régissent les rapports réciproques des gouvernants et des citoyens et déterminent l’organisation des pouvoirs publics. Le texte qui sera soumis au référendum comporte un préambule, 448 articles décomposés en 4 parties, deux annexes, 36 protocoles et un acte final (avec 48 déclarations). Cela représente 850 pages et un peu plus de 4 kilos. Le document allégé présent sur le site Internet de la Commission européenne représente 263 pages. En comparaison, la Constitution de la Vème République (version actuelle) possède un préambule, 95 articles répartis en 16 titres, et la Constitution des Etats-Unis d’Amérique comporte 27 articles (additionnés de 27 amendements constitutionnels). Ce poids ne manquera pas de rebuter le lecteur moyen. Cette proportion gigantesque pour une « constitution » est anormale. Pourquoi ? Parce que ce texte indigeste (au moins par sa longueur) ne se contente pas d’énoncer les valeurs et les droits fondamentaux, d’organiser les institutions. Il rassemble l’ensemble des traités antérieurs (traité de Rome de 1957, Acte unique de 1986, traités d’Amsterdam et de Nice) qui sont réordonnés et « constitutionnalisés ». Ainsi des politiques sectorielles ou conjoncturelles qui devraient relever de décisions politiques débattues par les députés (européens et nationaux) et par les gouvernements, donc rediscutées à chaque élection sont gravées dans le marbre constitutionnel. Ce projet de traité constitutionnel européen peut recevoir le qualificatif de « monstre juridique » et le paradoxe est que, dans sa précision des politiques économiques, il possède des similitudes avec des articles de la constitution de l’U.R.S.S. L’aspect structurel de ce projet est essentiel pour la compréhension de la démarche des « conventionnels » et des dirigeants politiques qui le soutiennent. Juridiquement, le projet relève donc du traité et en aucune façon d’une « constitution ». Sa présentation sacralisée (et la mise en scène) sous une forme constitutionnelle est partie intégrante de la volonté de faire souscrire chaque citoyen, avec un maximum de solennité, à ce qui est énoncé. D’où les déclarations péremptoires et globalisantes tout autant que moralisatrices sur la paix, l’interdiction de la torture, et le bien et le mal, que j’ai souligné en préalable.
Poser les bonnes questions
Réduire l’évolution européenne à l’acceptation tacite de toutes les décisions prises jusqu’à présent, y compris les plus discutables, relève d’un réflexe de Pavlov dangereux et méprisant pour les citoyens qui souhaitent que leurs représentants leurs apportent les réponses indispensables pour voter lors du référendum. Nul doute qu’en posant le débat ainsi, nous nous opposons frontalement aux techno-politiques qui se bornent à la question du « comment ? » alors que la seule interrogation valable demeure « pourquoi ? ».
Sans réflexion critique, il y aurait donc deux choix possible : être partisan de l’Europe, donc de la paix entre les peuples, favorable au développement économique et à l’élargissement, à l’affirmation de droits sociaux fondamentaux et des libertés, donc à l’adoption ; s’affirmer dans l’opposition à la construction européenne et rejeter ce texte par nationalisme et/ou souverainisme passéiste et (forcément) réactionnaire. Chacun aura bien compris combien le débat est présenté de manière particulièrement caricaturale. C’est pourquoi, il nous faut bien comprendre quelles sont les idées qui guideront les citoyens dans leur vote pour le référendum en France.
Aucune surprise pour les libéraux et de nombreux néo-conservateurs perméables ou thuriféraires des théories économiques de l’école de Chicago et fanatiques des thèses de Ricardo. L’orientation économique de l’Europe d’hier et d’aujourd’hui leur permet de faire une campagne enthousiaste pour le oui. Cette politique serait, en cas de victoire, poursuivie et amplifiée par son inscription durable dans un traité comme celui-ci.
Une seconde catégorie pourrait être celle des « mécaniciens pragmatiques » de l’Europe. Sans vraiment approuver le chemin libéral pris par l’Union Européenne, ceux-là considèrent que le texte présente des points positifs car il précise les outils et mécanismes décisionnels. Même en notant la nocivité de l’inscription des politiques économiques, ils pensent pouvoir faire ensuite évoluer le traité plus favorablement.
Ensuite, les nationalistes qui ont toujours et seront toujours par définition opposés à la construction de l’Europe, qu’elle soit de nature économique ou politique.
Enfin, une dernière sensibilité (et non la moindre) qui regroupe les partisans d’une Europe puissance, donc une Europe indépendante et sociale, respectueuses des nations et des peuples qui les composent. Pour ceux-là, l’écriture dans un texte dit « constitutionnel » des politiques économiques va augmenter les effets néfastes du libéralisme par l’obsessionnelle « concurrence libre et non faussée ». Ils affirment aussi que l’inscription de politiques économiques est un mauvais coup contre le rôle des parlements nationaux et européen voire contre la démocratie. Leur engagement européen et leur républicanisme les empêchent naturellement d’adopter ce texte. Ils ne peuvent que refuser de voter oui au seul prétexte d’avancer à n’importe quel prix et surtout au prix de leurs idéaux.
Avec le projet de traité constitutionnel européen (P.T.C.E.), nous sommes devant un choix cumulé d’organisation, de méthode démocratique, de politique économique. Bref, un choix de société.
Quelles sont les valeurs que nous voulons défendre et promouvoir ?
Cette question mériterait largement des réponses à travers une constitution. Mais le texte touffu ne répond plus à cet objectif pour les raisons expliquées au-dessus. Et promouvoir un organe exécutif (tel que la Commission) aux fondements démocratiques très discutables tout en consolidant une seule politique économique très libérale doit être discuté. Or le P.T.C.E. place au même niveau droits de l’Homme, monétarisme, concurrence et politiques sectorielles. On pourra également observer qu’il n’y a aucun progrès majeur sur les droits fondamentaux, droits qui ne s’impose d’ailleurs qu’aux actes de l’U.E. et non aux états (en dehors du champ de compétence européen). La charte des droits sociaux ne modifie en rien les compétences de l’Union.
La laïcité, quant à elle, semble directement menacée par les articles I-52 et II-70 avec la possibilité de manifester en public sa religion. Point étonnant que des mouvements religieux (et un ancien ministre de l’économie) confirment leur foi dans une « laïcité ouverte » qui permettra demain de remettre en cause la neutralité du service public (administration de l’Etat, école, transports, culture, santé, etc...) et ainsi le réduire dans son format et sa structure.
On pourra se féliciter de l’inscription dans le chapitre I des notions de « développement durable », du caractère « social de l’économie de marché qui doit tendre au plein emploi et au progrès social », ainsi que le « commerce équitable ».
Seulement voilà, ces beaux principes semblent en contradiction voire soumis au « marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (art.I-3 point 2), subordonnés à « la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union » (art.III-209) et éviter « d’imposer des contraintes administratives, financières et juridiques » aux P.M.E. (art.III-210). A nouveau se posera la question de la compréhension du caractère « social de l’économie de marché » face à l’ajout de la formule « hautement compétitif ». En outre, le caractère social de l’économie est oublié dans les articles (art III-177, III-178,III-195) qui expliquent celle-ci (« principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre »). Ajoutons que le maintien de la stabilité des prix est « l’objectif principal » de la politique monétaire et économique de l’U.E. (art.I-30, art III-177). Enfin l’application stricte du pacte de stabilité (art III-177) ne peut qu’obliger les états à réduire les dépenses publiques (notamment sociales) et poursuivre la réduction du coût du travail (salaires, assurance maladie, retraites...).
La monnaie quant à elle, ne sera contrôlée que par la Banque Centrale Européenne et des banques centrales nationales (art III-188). Il y a quelques années, je m’étais amusé à partager la même opinion que l’ancien secrétaire d’Etat américain Henri KISSINGER, alors en visite à Clermont-Ferrand. Celui-ci affirmait ne pas admettre qu’une banque centrale ne puisse être soumise au contrôle de l’exécutif. Et il précisait les liens entre la Réserve Fédérale américaine et le gouvernement des Etats-Unis. Sur cet aspect, nous devançons les rêves des théoriciens ultra-libéraux américains les plus inventifs.
La partie III (« les politiques et le fonctionnement de l’Union ») est probablement la plus contestable. Ce sont d’ailleurs les articles qui sont déconseillés au lecteur lorsque Monsieur Giscard d’Estaing précise dans sa présentation de l’ouvrage « La Constitution pour l’Europe » (Editions Albin Michel et Fondation Robert Schuman, 2003, page 75) : « Je ne pense pas qu’il y ait lieu pour vous, lecteur, d’entreprendre la lecture en continu de cette troisième partie. »
Quelle est la portée de la charte des droits fondamentaux ? Positive pour quelques Etats, elle reste en recul par rapport à des droits inscrits dans les constitutions de nombreux Etats membres (dont la France par exemple). Elle reconnaît « le droit de travailler » (art II-75) à la place du « droit au travail ». Et n’importe quel syndicaliste et juriste en droit social pourra noter la différence car ceux-là considère légitimement que « travail=salaire et droits » quand d’autres pensent « droit de travailler » n’impose pas de droits aux travailleurs. Ce qui enlève toute la force à ce texte social, c’est qu’il est soumis aux autres dispositions du traité (art II-112). On peux comprendre la satisfaction de la Grande-Bretagne qui a indiqué que cet assaut de bons sentiments les « assurent que la Charte ne crée pas de nouvelles compétences pour l’Union, n’altère aucun droit existant et ne s’applique aux Etats membres que lorsqu’ils transposent le droit communautaire » (J.Straw 9/09/2004 chambre des commune, Londres).
Service public ? Services d’Intérêt Economique Général ?
La notion de « service public » telle que nous l’a comprenons en France, n’existe pas au niveau de l’Union Européenne. Elle ne figure donc pas dans le P.T.C.E. Elle est remplacée par le Service d’Intérêt Economique Général (S.I.E.G.). Les articles III-122 et III-166 précisent le conditionnement des S.I.E.G. « aux règles de la concurrence » et donc les aides éventuelles des Etats à ces services sont interdites (art III-167) dès lors qu’elles menacent cette « concurrence libre et non faussée ».
Sécurité Défense : vers l’Europe puissance ?
L’article I-41 est éloquent en la matière. Il affirme l’arrimage complet et non discutable de la politique européenne de sécurité et de défense à la politique des Etats-Unis par l’OTAN. Fini le rêve d’Europe puissance indépendante et libre de ses choix stratégiques, dotée d’un outil de défense militaire commune ! Quel sens faut-il trouver à une défense autonome qui s’exercerait non plus seulement « en harmonie » avec l’OTAN, mais demain « dans le cadre de l’OTAN » ? Et ce n’est pas la création d’un ministre des affaires étrangères européen qui pourra combler ce formidable recul pour l’édification de l’Europe politique. Depuis 1945, la politique globale de défense de la France fonctionnait sur la base d’un consensus politique large. Avec cet article, c’est la remise en cause de la posture de défense nationale. Il faut poursuivre la coopération dans l’industrie de l’armement mais développer les capacités européennes en toute indépendance de quelque autre nation étrangère à l’U.E. même s’il convient de comprendre le rôle actuel de l’OTAN. En ce qui concerne les possibilités pour les Etats membres de développer leur outil militaire, le texte précise que cette capacité doit « respecter les fonctions essentielles de l’Etat, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale ». Nous sommes bien loin de la définition de la protection des intérêts de la France au-delà des frontières de l’U.E. Si l’on peut se féliciter de la création de l’Agence Européenne de Défense, nous constaterons que l’article III-312 limite considérablement les possibilités de coopérations renforcées dans ce domaine (délai et majorité qualifiée requis, minorité de blocage de 35% de membres du Conseil). On comprend mieux le refus anglais de développer les applications militaires du système de positionnement satellitaire Galiléo qui aurait permis l’indépendance de l’Europe par rapport au G.P.S. entièrement contrôlé par les Etat-Unis. Ne pas avoir la maitrise de cet outil moderne de renseignement, c’est accepter la dépendance et s’éloigner de l’Europe puissance. Espérons que la France et l’Allemagne sauront trouver les moyens nécessaires pour la recherche sur ce point en développant les partenariats avec d’autres pays (Russie par exemple).
L’Union Européenne plus démocratique ?
La création d’un droit de proposition émise par au moins un million de citoyens ressortissants de plusieurs états membres est une innovation en matière de démocratie participative. Sauf que les citoyens ne « peuvent qu’inviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée... ». La Commission décide donc ce qu’elle veut (avis discrétionnaire) et n’a strictement aucune obligation face à ce nouveau droit bien limité. Cela ne confère aucun droit d’initiative législative comme l’ont proclamés certains parlementaires européens. Le parlement voit ses attributions renforcées avec l’extension de la procédure de codécision mais la Commission conserve le monopole de l’initiative des lois. Le parlement élit le président de la Commission mais le candidat à la présidence est proposé par le Conseil européen (les gouvernements) qui aura statué à la majorité qualifiée. Cela relativise les formidables avancées démocratiques des seuls élus démocratiques de l’U.E., les députés.
Quand aux pouvoirs de la Commission, jugés souvent excessifs, il est notamment confirmé par l’article I-26. Cette instance détient des pouvoirs presque complets avec les pouvoirs législatifs, des pouvoirs exécutifs et judiciaires. Cette fantastique confusion serait intolérable dans n’importe quel pays actuel (hormis les régimes non démocratiques).
Est-t-il possible de réviser le Traité constitutionnel européen ?
En théorie, cela est possible. Concrètement, cela est irréalisable car cette révision ne pourra se faire qu’à l’unanimité, après la ratification par l’ensemble des Etats membres (art IV-443). Pas étonnant que le président de la convention (M.Giscard d’Estaing) précise que ce texte vivra au moins 50 ans ! C’est probablement un des points les plus critiquables de ce projet. On doit aussi s’interroger sur le respect des principes démocratiques, des citoyens et de leur vote aux prochaines élections européennes. Qu’elle que soit leur expression pour les futurs scrutins, la « constitution » ne saurait être révisée.
Texte publié dans « Defense et Citoyen » (N°98) Décembre 2004 Rémi AUFRERE
Secrétaire général-adjoint de l’U2R Rédacteur en chef Revue « Défense et Citoyen » remiaufrere@yahoo.fr http://republique.armee.free.fr
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