https://www.traditionrolex.com/18 La Gauche Cactus http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/ fr SPIP - www.spip.net (Sarka-SPIP) Bolivie - A la veille de nouvelles élections prévues le 18 octobre. http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2533 http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2533 2020-09-15T16:24:00Z text/html fr Allain Graux <p>Après la déposition illégale du président Evo Morales, les élections promises par son opposition vont avoir lieu dans un pays secoué par de fortes tensions. Le point par Allain Graux, un « témoin voyageur ».</p> - <a href="http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?rubrique85" rel="directory">Bolivie</a> <div class='rss_texte'><p>Depuis le renversement du gouvernement Moralès, malgré les conditions défavorables au MAS que nous avons décrites, on aurait pu penser ses jours étaient comptés, qu'il allait devenir un mouvement marginal, représentant des paysans cocaleros, comme le sont devenus des partis autrefois révolutionnaires et de gouvernement comme le MIR et le MNR. Mais dès le début de l'année 2020, le MAS est apparu en tête des sondages d'intentions de vote. En janvier, 21% de l'électorat était prêt à voter pour ses candidats et son programme électoral[1]. En mars, après sa désignation, Arce devance largement Mesa avec 33% contre 17%[2]. Cela semble signifier qu'il dispose d'une base électorale et sociale fortement idéologisée, mais pas au sens d'une idéologie classiquement définie comme le socialisme, le communisme, etc... Dans cette acceptation, le MAS n'a jamais été un parti idéologique, mais plutôt « unioniste ». Les ouvriers, les indigènes, les « cholos », les paysans, les secteurs populaires, continuent de voir dans le MAS la seule force capable de les représenter pour défendre la nation, l'égalitarisme, les acquis sociaux, les pouvoirs publics de l'Etat, l'indépendance nationale face aux multinationales. Cette base masiste est consciente qu'elle n'avait jamais connue une telle période de prospérité et de stabilité politique, malgré des erreurs et les accusations de fraude. Cette force populaire rejette les vindictes les plus radicaux de la droite extrême actuellement installés au Palacio Quemada, malgré « les éditorialistes des classes moyennes dans des médias qui ne cessent d'exalter la mystique de la « révolution des ficelles (pititas) » (à cause des ficelles et des cordes utilisées par les protestataires pour barrer les rues[3] ». Ils qualifient le coup d'Etat d'octobre 2019, comme une « révolution libératrice » et l'ère Morales comme une « tyrannie » de « quatorze ans de ténèbres », comme si le soleil avait disparu pendant ces années. Une allusion aux croyances des Incas. Ce qui était reproché à Morales, ce ne sont pas des mesures trop radicales, mais plutôt son insistance sur une réélection indéfinie dans un pays qui a toujours refusé ce principe. Malgré tout ce qui s'est passé, le MAS est resté au centre de la scène politique du pays, parce qu'il a su associer les luttes de classe aux processus d'identification raciale, autour d'une figure charismatique dans la tradition caudilliste (ou populiste). La personne du Jefe (Chef) articule des forces parfois divergentes. Morales a su éviter l'émergence de personnalités dangereuses pour l'unité du parti (et sans doute aussi pour son statut de leader incontesté !). Dans la nouvelle représentation politique proposée aux électeurs, David Choquehuanca, est le leader indigène de l'Altiplano et le jeune Andrónico Rodríguez est celui des fédérations syndicales des producteurs de coca toujours présidées par Morales. C'est l'aile formée par les organisations d'ouvriers et de paysans du « Pacte d'unité » avec la COB. Luis Arce est le candidat du centre militant de la gauche traditionnelle et radicale.</p> <p>Les classes moyennes, les intellectuels néo-marxistes, post-modernes, humanistes de gauche et démocrates progressistes ont des liens avec David Choquehuanca, et sont en grande partie liés à García Linera. Eva Copa, la présidente de l'assemblée, a conclu certains accords avec le gouvernement de Jeanine Añez, sans que sa conduite n'ait été désavouée par Morales. Il faut éviter toute rupture trop radicale, montrer une capacité restée intacte à exercer le pouvoir, poursuivre l'œuvre entreprise. Il s'agissait aussi, au plus fort de la répression, d'empêcher la désertion de la fraction parlementaire du MAS à l'Assemblée législative, alors qu'il est majoritaire.... Le MAS cherche à reconstruire sa coalition politico-sociale alors que le gouvernement est aux prises avec une mauvaise gestion de la crise sanitaire et que le bloc anti-MAS est profondément divisé[4]. <a href="http://allaingraux.over-blog.com/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>http://allaingraux.over-blog.com</a></p> <hr class="spip" /> <p>[1] Paula Lazarte : « Ciesmori perfila al candidato del MAS como ganador en encuesta » -Página Siete -02/01/2020. [2] « Arce aumenta ventaja y Mesa afianza el segundo lugar, según encuesta de Ciesmori » en Página Siete, 15/3/2020. [3] « Les leçons que nous laisse la Bolivie » - Pablo Stefanoni – blog de Mediapart -11 mars 2020 [4] Source : F. Mayorga : « ‘Elecciones ya' : ¿el mas recupera la iniciativa ? » en Nueva Sociedad, edición digital, 6/2020, <www.nuso.org>.</p></div> BOLIVIE : COUP D'ETAT RACISTE CONTRE LES PEUPLES INDIGENES http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2430 http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2430 2020-01-02T01:42:00Z text/html fr Giorgos Mitralias <p>Autant la grande presse (y compris la majorité de celle « de gauche » en a fait des tonnes pour dénoncer les turpitudes ou les incompétences du gouvernement vénézuelien, menacé par un coup d'état présumé « démocratique », autant le coup d'état carrément réactionnaire (les deux activement, comme toujours en Amérique latine, soutenus par les Etats-Unis) en Bolivie est passé sous un relatif silence. Giorgos Mitralias, journaliste grec et militant pour la suppression des dettes du Tiers Monde en montre non seulement réactionnaire mais de plus raciste.</p> - <a href="http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?rubrique85" rel="directory">Bolivie</a> <div class='rss_texte'><p>Que se passe-t-il ces jours-ci en Bolivie ? Et s'il s'agit d'un coup d'état, que veulent et qui ciblent les putschistes ? La réponse la plus claire et la plus autorisée à toutes ces questions est donnée par la protagoniste du coup d'état, la « présidente par intérim » autoproclamée du pays Jeanine Anez quand elle twitte de la façon suivante ce qui semble être son désir le plus ardent : « Je rêve d'une Bolivie libérée des rites indigènes sataniques, la ville n'est pas pour les « Indiens », il vaudrait mieux qu'ils aillent sur l'Altiplano ou au Chaco ». C'est à dire à la très haute montagne ou à la savane quasi désertique…</p> <p>Encore plus éloquents que les paroles sont pourtant les actes qui ont suivi. C'est ainsi qu'on a vu Mme Anez arriver au palais présidentiel pour prendre ses fonctions présidentielles en brandissant triomphalement ...une énorme Bible au-dessus de sa tête, tandis que le vrai cerveau du coup d'Etat, le raciste extrémiste de droite Luis Fernando Camacho et ses amis criaient “la Bolivie pour le Christ, Pachamama n'entrera plus jamais dans ce palais” !Tout un programme si on pense que Pachamama est la Mère-Nature de ces peuples indigènes que les putschistes assimilent à...l'Antéchrist. Et pour qu'il n'y ait pas le moindre doute sur l'appartenance et les intentions des putschistes, pendant que ceux-la officiaient au palais présidentiel, leurs partisans brûlaient au centre de La Paz le drapeau-symbole des 36 nations originaires de Bolivie, la Wiphala rectangulaire aux sept couleurs promue par les gouvernements de Evo Morales au rang de drapeau officiel de « l'État Multinational de Bolivie » ensemble avec son drapeau tricolore traditionnel. Le fait que tous ces « exploits » des putschistes font penser plutôt au Moyen-Âge et ne sont probablement pas compris par le lecteur européen, ne doit pas faire oublier qu'ils font partie intégrante du plus douloureux passé génocidaire de la grande majorité des habitants de Bolivie ! Et comme on voit se multiplier les témoignages sur les assassinats et les tortures de ceux qui résistent au coup, il n'est pas surprenant de voir et d'entendre les manifestants et surtout les manifestantes indigènes hurler que « aujourd'hui comme jadis, ils nous massacrent avec la Bible et l'épée » !... [1].</p> <p>Ce “jadis” se réfère évidemment aux tristement célèbres Conquistadors espagnols qui ne se sont pas limités de “découvrir” et de convertir au christianisme un continent américain habité depuis des millénaires par des dizaines de millions d'indigènes aux cultures bien avancées, mais se sont employés à les exterminer dans ce qui reste jusqu'à aujourd'hui comme le plus grand génocide de l'histoire de l'humanité. [2] C'est exactement cette tradition raciste et génocidaire - qui s'est perpétuée sans interruption durant cinq siècles - que veulent ressusciter aujourd'hui les “démocrates” néolibéraux comme Mme Anez, M.Camacho et leurs pareils, qui ne peuvent se faire à l'idée que les indigènes descendants des Incas puissent être autre chose que leurs domestiques et esclaves.</p> <p>En d'autres termes, ce coup d'Etat constitue l'énième maillon dans l'interminable chaîne des massacres et autres répressions et humiliations réservées depuis des siècles par les colonialistes européens aux nations indigènes de Bolivie, mais aussi de toutes les Amériques du sud et du nord ! C'est-à-dire, ce coup d'Etat ne vise pas en priorité Evo Morales et son régime, mais quelque chose de beaucoup plus grand, important et essentiel : La très grande majorité des nations indigènes et leur lutte séculaire pour défendre leurs droits et leurs libertés démocratiques et nationales. Évidemment, le fait que ces dirigeants des ramassis racistes qui tuent, lynchent et incendient les maisons de leurs adversaires politiques, soient aussi des entrepreneurs et des grands propriétaires terriens n'est pas une simple coïncidence. C'est le bien utile rappel du fait que ceux d'en haut ont toujours utilisé le racisme le plus brutal et violent comme arme pour terroriser et soumettre ceux d'en bas...</p> <p>Voici donc pourquoi la réponse des Aymaras, des Quechuas et des autres peuples originaires a été et reste prompte, massive et terriblement combative. A l'heure où nous écrivons ces lignes, pour le quatrième jour de suite des colonnes interminables des indigènes descendent à de La Paz de la ville de El Alto (plus d'un million d'habitants), laquelle semble se pencher au dessus de la capitale du pays du haut de ses 4.000 mètres d'altitude. Avançant en courant, agitant leurs Wiphalas multicolores, et brandissant des bâtons, les manifestants et les manifestantes indigènes, auxquels sont venus s'ajouter aujourd'hui des milliers d'autres paysans et des mineurs des 20 provinces et de l'intérieur du pays, arrivent de partout et remplissent le centre de La Paz, les milices paysannes des Ponchos Rojos en tête. Mais, à l'opposé de Morales qui depuis le Mexique multiplie les appels en faveur du « dialogue » et de la « pacification du pays », ces manifestants persistent à demander « la tête du fasciste Camach » et la « renuncia » de Anez, tandis que tous ensemble répètent en chœur un mot d'ordre très éloquent : « Ahora si, guerra civil » (Maintenant oui, guerre civile) !</p> <p>Il est impossible de prévoir quelle sera l'issue finale de ce terrible affrontement. Cependant, ce qui impressionne et est déjà une certitude c'est que les nations indigènes qui représentent la majorité de la population bolivienne, n'ont plus peur de leur oppresseur blanc, le regardent dans les yeux et se montrent décidées de tout faire pour faire échouer son coup d'Etat. Et c'est précisément parce que leur réaction est tant massive, tant unitaire, tant combative et tant décidée que les jours passent sans que la balance penche en faveur des putschistes racistes et de leurs protecteurs nord-américains, qui semblent perdre progressivement l'initiative qu'ils ont eu initialement. A l'heure où le Chili voisin est secoué par une révolte populaire sans précédent contre les politiques néolibérales inaugurées par la dictature sanglante de Pinochet et appliquées sans relâche depuis lors, la révolte des peuples de Bolivie vient compléter le tableau d'une Amérique latine qui ressemble à un volcan prêt à exploser. Et ce qui est sûr c'est que jamais autant qu'aujourd'hui n'a été aussi patente l'actualité de la phrase historique de celui qui reste la principale référence des combats des indigènes boliviens, le dirigeant héroïque de la révolte démocratique et plébéienne de 1780 Tupac Katari lequel, peu avant d'être démembré par les tyrans espagnols, lançait cet avertissement prémonitoire : “Je reviendrai et je serai des millions” !…</p> <p><i>[1] On peut suivre en direct les manifestations et les autres développements importants en Bolivie grâce a la chaine vénézuélienne TELESUR. Pour ça il suffit soit de capter Telesur qui émet à partir du satellite Astra, soit de cliquer sur son site : <a href="https://www.telesurtv.net/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>https://www.telesurtv.net</a> [2] La persistance des épigones des génocidaires à garder vivant le souvenir du génocide et aussi la terreur qui l'accompagne, est illustrée par l'histoire suivante : Il y a un an et peu après avoir pris ses fonctions de président du Mexique, Andres Obrador a demandé officiellement à l'État espagnol qu'il présente ses excuses pour les crimes commis par les conquistadors espagnols contre les peuples d'Amérique Latine. A l'exception de Podemos, la réponse unanime de tous les partis politiques espagnols a été non seulement de rejeter la demande du président Mexicain mais de le traiter aussi de... provocateur. Cette réaction était pourtant tout à fait prévisible étant donné que l'État espagnol persiste à... honorer chaque année ses ancêtres génocidaires en faisant parader son armée devant le roi et les chefs de partis, le jour de la fête nationale de l'Hispanidad. Il n'est pas surprenant que cette fête nationale à l'honneur des génocidaires d'Amérique latine a été inventée et inaugurée en 1958 par le dictateur fasciste Franco...</i></p> <p><i>Giorgos Mitralias est journaliste et co-fondateur Comité grec contre la dette, membre du réseau international CADTM. Article paru sur le site de la CADTM <a href="http://www.cadtm.org/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>http://www.cadtm.org</a> </i></p></div> AMERIQUE LATINE : LES USA ET L'OEA PARIENT SUR LA DESTABILISATION DE LA REGION MAIS BUTENT CONTRE LA RESISTANCE POPULAIRE http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2408 http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2408 2019-10-23T21:08:00Z text/html fr Aram Aharonian <p>Tout indique, explique Aram Aharonian dans son texte que, dans son plan de réélection, le président étasunien Donald Trump, avec le soutien du Secrétariat Général de l'Organisation des États américains (OEA), a lancé une offensive visant à déstabiliser les nations latino-américaines et à en finir, non seulement aves les gouvernements progressistes, mais également avec les organisations sociales qui les soutiennent. Une analyse complète et documentée.</p> - <a href="http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?rubrique42" rel="directory">Amérique Latine</a> <div class='rss_texte'><p>Le 11 septembre, 12 pays membres du belliqueux Traité interaméricain d'assistance réciproque (TIAR) ont approuvé une résolution selon laquelle « la crise au Venezuela a un impact déstabilisateur et représente une menace claire pour la paix et la sécurité dans le Continent américain ». Le plus déstabilisant semble être la nécessité pour les États-Unis d'Amérique de s'emparer de leur richesse énergétique et minière et de voler leurs ressources. Comme celles de l'Equateur, Bolivie, etc. Le lancement du TIAR confirme l'utilisation des secteurs civils dans les plans militaires de Washington. La récolte était le paquetazo [lourd paquet de mesures anti populaires] équatorien, la révolte populaire chilienne, le lancement d'un coup d'Etat en Bolivie et la tentative d'un « cordon sanitaire » au Venezuela. Il était évident que le « paquetazo » équatorien et la tentative de coup d'État en Bolivie allaient entraîner de fortes tensions sociales et des émeutes. D'où le scénario très original selon lequel c'est la faute de Cuba et du gouvernement vénézuélien de Nicolás Maduro. Pour la droite, la faute en revient toujours aux autres : jamais à leurs projets de misère et de faim pour la grande majorité. Mais ce que les « scénaristes » étasuniens n'avaient pas prévu, ce fut la force et la résilience de la réponse autochtone et populaire en Équateur et l'explosion chilienne, après le signal des élections primaires en Argentine du 11 août dernier. Et, de l'Uruguay, où ils n'ont toujours pas trouvé la formule permettant d'exclure le Frente Amplio du gouvernement après 14 ans de gestion. Ils n'ont pas non plus tenu compte du fait que tous les pays n'étaient pas d'accord avec les positions adoptées par le Secrétaire général de l'OEA, Luis Almagro, ni avec la mission d'observation électorale envoyée en Bolivie. La représentante permanente du Mexique auprès de l'OEA, Luz Elena Baños, a clairement indiqué qu'aucune mission ne devait s'immiscer dans les élections d'un pays et encore moins donner son avis lorsque ce n'était pas encore terminé. Son travail devait se limiter aux conseils techniques et ne pas tenter de prendre des décisions contraignantes.</p> <p>« Le travail du MOE est de nature technique et non contraignante. L'article 23 de la Charte démocratique interaméricaine fournit des conseils ou une assistance, ne régit pas les élections », a poursuivi Baños, pour qui le travail des missions doit être neutre et non interventionniste. Les réactions sont apparues après que le représentant des États-Unis à l'OEA ait demandé un deuxième tour de scrutin en Bolivie, alors que le décompte officiel des voix n'était pas encore fini, tandis que les délégués du Brésil, de la Colombie, de l'Argentine, du Chili et du Canada, ont joué le jeu en répétant la voix du maître et ont parlé de prétendues fraudes dénoncées par le candidat perdant, le militant de droite Carlos Mesa (1)</p> <p><strong>Causalités occasionnelles</strong></p> <p>Trois semaines après l'invocation du TIAR, le président équatorien, Lenin Moreno, a annoncé son « paquet » économique, imposé par le Fonds monétaire international (FMI), déclenchant une contagion sociale non encore résolue. Au début de la seconde moitié d'octobre, les mesures annoncées par le président chilien, Sebastián Piñera, ont déclenché la protestation des étudiants du secondaire, qui s'est rapidement transformée en épidémie sociale, qui persiste encore. Le 20 octobre en Bolivie ont eu lieu les élections présidentielles au cours desquelles le président actuel, Evo Morales, fut réélu. L'opposition de droite a ignoré les résultats et a commencé à déstabiliser le pays. Morales a dénoncé le fait qu'une tentative de coup d'Etat orchestré est en marche depuis la droite et a appelé les organisations internationales à défendre la démocratie bolivienne.</p> <p><strong>La Bolivie, l'OEA et le coup d'État</strong></p> <p>Mercredi, une marche massive en faveur du président bolivien a rempli le centre de La Paz, tandis que l'opposition tenait sa plus forte manifestation à Santa Cruz de la Sierra, alors que se poursuivait le dépouillement final qui semblait orienté vers la confirmation de la victoire au premier tour du Mouvement Pour le socialisme (MAS), évitant ainsi le ballotage. Mais voici que la Mission d'observation des élections (MOE) de l'OEA - sans vergogne - a demandé au gouvernement d'organiser un second tour au-delà du résultat des élections.</p> <p>Il existe de nettes différences dans la nature sociale de classe de ceux qui favorisent le coup d'État en Bolivie et dans les bases sociales qui dirigent les sociétés en rébellion en Équateur et au Chili, mais l'intérêt ultime est de terroriser les populations argentine et uruguayenne afin qu'elles fassent pencher leurs votes vers les candidats de droite et non au Frente de Todos argentin ou au Frente Amplio uruguayen. La déstabilisation et la tentative de coup d'État que la droite vernaculaire, avec l'appui des États-Unis et de l'OEA, développent en Bolivie quelques jours après le premier tour de scrutin dans les deux pays du Rio de la Plata et tente d'induire de la peur de situations similaires que nourrissent les droites des deux pays.</p> <p>Dans ce contexte, les déclarations du secrétaire d'État des Etats-Unis pour l'hémisphère occidental, Michael G. Kozak, qui exige de la Bolivie « de rétablir la crédibilité dans le processus de décompte des voix », comme si il n'avait pas été scrupuleusement respecté, ne peuvent pas être une surprise. C'est une manière de créer dans l'imaginaire collectif qu'il y avait eu des anomalies. Après que le ministre bolivien des Affaires étrangères, Diego Pary, ait rendu publique la lettre à Almagro demandant un audit complet des résultats des élections, l'opposition, encouragée par Washington et le secrétariat de l'OEA, a empêché le dépouillement des votes, incendiant des institutions de l'État comme les infrastructures du Tribunal Suprême Electoral dans les départements (provinces) tels que Chuquisaca, Santa Cruz et Potosí.</p> <p><strong>Le cynisme de l'OEA</strong></p> <p>Le communiqué du Secrétariat Général de l'OEA est d'un cynisme sans précédent, selon lequel : « Les courants actuels de déstabilisation des systèmes politiques du continent trouvent leur origine dans la stratégie des dictatures bolivarienne et cubaine, qui cherchent à se repositionner, non pas par un processus de ré-institutionnalisation et de re-démocratisation, mais par leur ancienne méthode qui consiste à exporter la polarisation et les mauvaises pratiques, mais essentiellement de financer, soutenir et promouvoir les conflits politiques et sociaux ». La communication faite au nom de toutes les nations du continent, affirme que la crise en Équateur est une expression des distorsions que les dictatures vénézuélienne et cubaine ont installées dans les systèmes politiques du continent et ajoute : « Cependant, les événements récents ont également montré que la stratégie intentionnelle et systématique des deux dictatures de déstabiliser les démocraties n'est plus efficace comme par le passé » Et il préconise également la possibilité d'intervenir (par le biais de TIAR ?) Pour « protéger les principes démocratiques et les droits de l'homme, et pour les défendre lorsqu'ils sont menacés », et « pour s'attaquer aux facteurs de déstabilisation organisés par la dictature vénézuélienne et Cubaine ».</p> <p><strong>Équateur, le dialogue brisé. Quelle est la suite ?</strong></p> <p>La mobilisation du peuple équatorien allait au-delà de la direction de la Confédération des nationalités autochtones de l'Équateur (COAIE) - certains dirigeants voulaient l'étouffer - tandis que le gouvernement Moreno montrait ses racines de classe, subordonnées aux mandats de Washington et du FMI. Mais pas seulement le président en sort avec du plomb dans l'aile, mais aussi les cadres de droite comme Jaime Nebot, Cynthia Viteri, Guillermo Lasso, Abdalá Bucaram et les « socialistes » de Carlos Ayala. Aussi le correísme (de Rafael Correa) a terminé « cramé » et a payé le coût de sa logique caudillesque. Lorsqu'il était au gouvernement, il a essayé de coopter le mouvement indigène. Il n'a même pas essayé de le soustraire à l'influence des ONGs social-démocrates et des sectes religieuses étrangères, mais au contraire il l'a acculé et ne l'a pas intégré dans le processus de changement. Ceux qui, de l'extérieur, ont tracé les plans de Moreno ont réussi pour le moment à empêcher la formation d'un large front. Son but était de détruire le correisme : ils ont emprisonné leur chef principal, le gouverneur de Pichincha, Paola Pabón et forcé l'ancienne présidente de l'Assemblée nationale, Gabriela Rivadeneira, à demander l'asile à l'ambassade du Mexique.</p> <p>Le mercredi 23 janvier, le président de la CONAIE, Jaime Vargas, a annoncé que l'organisation avait décidé de suspendre le dialogue avec le gouvernement, qu'ils entretenaient depuis le 13 octobre qui avait mis fin aux violentes manifestations antigouvernementales. « Nous nous sommes arrêtés parce qu'il n'y a pas eu de dialogue », a déclaré Vargas. Vargas a dénoncé le fait que le gouvernement avait entrepris une persécution contre les dirigeants de la CONAIE. « Nous ne pouvons pas être à la table de dialogue pendant qu'ils nous poursuivent ». Vargas fait partie des personnes persécutées et un procès a été ouvert pour avoir parlé à Macas de la formation d'une armée indigène.</p> <p><strong>Chili et les faux positifs</strong> (2)</p> <p>Le Chili est un pays où la « première dame » (épouse du président Piñera) craint l'invasion extraterrestre et demande à ses amis bourgeois de réduire leurs « privilèges ». Le président de la Commission des droits de l'Homme du Sénat, Alejandro Navarro, a annoncé la demande de visite d'une mission de travail et d'observation de la Commission interaméricaine des Droits de l'Homme et un observateur de la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU, dirigée par Michelle Bachelet. La Commission des droits de l'homme de l'OEA (CIDH) s'est déclarée préoccupée par les plaintes déposées auprès de l'Institut national des droits de l'homme au sujet de violences sexuelles, de déshabillage forcé et de tortures dans le contexte de l'arrestation de manifestants. « Le Chili doit enquêter sur ces faits et les punir avec diligence, ainsi que les actions de la police et de l'armée conduisant à un recours disproportionné à la force contre des civils. L'usage de la force doit être régi par les principes de légalité, de nécessité et de proportionnalité », a déclaré la CIDH. Il y a eu tout d'abord les coups, les humiliations et les menaces, mais au cours des dernières heures, les tortures et les viols de femmes au Chili sont devenus une réalité. L'état d'exception mis en place par le gouvernement de Sebastián Piñera a entraîné les pratiques de la dictature, y compris en ce qui concerne les disparitions. Nombre de femmes arrêtées jusqu'à présent sont portées disparues, ont dénoncé les agences humanitaires. En outre, les personnes emprisonnées à Santiago du Chili ont été déshabillées devant le personnel masculin, palpées sur leurs parties génitales et « ont mis la pointe du fusil dans leur vagin tout en menaçant de les violer et de les tuer », comme l'indiquent les témoignages recueillis par leurs compagnes de détention D'autres plaintes font état de détenus « crucifiés » au commissariat de Peñalolén et d'actes de torture au métro Baquedano à Santiago.</p> <p>En temps de guerre, la première victime est toujours la vérité. Il en va de même dans ces guerres de cinquième génération, où l'information joue un rôle important dans la perception, le sentiment de la citoyenneté. La lutte ne se déroule pas seulement dans la rue, mais aussi dans les réseaux dits « sociaux » et, surtout, dans les médias hégémoniques de communication nationaux et transnationaux. La peur du peuple a secoué la classe dirigeante, qui craint un peuple qui en a marre des abus, de la ségrégation, de l'humiliation et des inégalités. L'indignation accumulée depuis des années s'est déversée dans les rues et ne montre aucun signe de retour vers la ligne de démission qui était leur refuge. Depuis plus de 45 ans, l'opinion des citoyens n'a pas été entendue, pas plus que la sensibilité de la classe politique ne fut à même de prendre conscience des profondes inégalités du pays, de la complicité et de la corruption de la classe politique. Tout cela est remis en cause aujourd'hui. C'est une insurrection populaire spontanée et pacifique, sans direction ni programme, mais qui a intégré de vastes secteurs sociaux. C'est un malaise profond qui a non seulement des motivations économiques et qui n'a pas diminué avec l'annonce par Sebastián Piñera, toujours président, d'un agenda social, d'une offre de campagne électorale en accord avec les partis du système. Ces derniers jours, un véritable festival de démagogie a été lancé - offrant des œuvres de charité et non de justice - de la part du gouvernement et des hommes d'affaires pesant des millions de dollars dans un pays où 650 000 jeunes, âgés de 18 à 29 ans, n'étudient pas, ni travaillent ; ni ne compte les taux élevés de maladies mentales et de suicides parmi eux ; des milliers de personnes âgées seules, abandonnées, dont personne ne se soucie, avec des taux de suicide croissants.</p> <p>La violence et la solitude au Chili sont une pandémie, a dénoncé Mgr Fernando Chomalí, évêque de la ville du sud Concepcion. De nombreuses informations sur ce qui se passe au Chili ont été transmises aux Chiliens et au monde entier via les réseaux sociaux. La plus grande différence avec les sondages précédents, c'est que tout le monde charge maintenant les téléphones portables et enregistre les événements. C'est la réalité réelle, disent-ils. Mais nombre de ces vidéos quittent aussi les laboratoires des services de renseignement pour imposer un imaginaire collectif d'anarchie, de protestation débridée. Une réalité virtuelle qui permet une répression plus grande et plus forte. Il y a beaucoup d'informations qui ne s'arrêtent pas. Beaucoup de désinformations encouragées par la télévision et les médias hégémoniques couvrant la ville d'Alameda Santiago, où il n'y avait ni la police ni forces armées, qui sont arrivées après pour réprimer. L'idée des laboratoires de médias est de créer l'imaginaire voulant que tout soit surpassé, de sorte que c'est la classe moyenne, le peuple, qui demande plus de répression. Des vidéos diffusées à travers les réseaux sociaux montrent que la police est la cause d'incendies et de pillages, de coups de feu dirigés contre des jeunes non armés et de confrontations, qui sont aujourd'hui identifiés par les programmes de reconnaissance faciale de la sécurité de l'État.</p> <p>Ne sous-estimez pas cette droite qui est au pouvoir depuis 46 ans, et pour laquelle les services de renseignement sont bien conseillés par des experts étasuniens et israéliens. Une des stratégies du pouvoir est de mettre les gens les uns contre les autres, pour pouvoir valider les actions programmées, une plus grande répression, alertent les organisations sociales. Des médias hégémoniques déclarent que des maisons sont pillées, et c'est vrai. Et les forces de police les ont laissés faire, dans les quartiers des classes moyenne et supérieure, de sorte que plus tard, les gens demandent en hurlant, davantage des militaires dans la rue et davantage de sécurité. Il s'agit de créer dans l'imaginaire collectif la nécessité d'une plus grande présence policière et militaire pour reprendre le pouvoir, sans qu'il y ait un large spectre de la population pour mettre en cause les mesures. Il est nécessaire de rester alertes. Le président des Etats-Unis est capable de tout excès ou abus pour étayer sa, de plus en plus difficile, réélection avec sa tête en attente d'un procès politique.</p> <p><i>1) Carlos Mesa ex président Bolivien résident à Miami -appelé « El Gringo » parce qu'il parle espagnol avec un accent yankee- est parachuté à nouveau comme candidat par les USA. (2) l'expression vient de Colombie où le gouvernement a déclaré des morts communs comme des guérilleros tués par la police ou l'armée (3) Lire : Violations et disparitions, la répression cachée au Chili sur <a href="http://www.elcorreo.eu.org/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>http://www.elcorreo.eu.org</a></i></p> <p><i>Aram Aharonian est journaliste et communicologue uruguayen. Master en intégration et fondateur de Télésur. Il préside la Fondation pour l'intégration latino-américaine (Fila) et dirige le Centre latino-américain d'analyse stratégique(Clae). Texte paru dans CLAE (<a href="http://www.estrategia.la/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>www.estrategia.la</a>) et traduit de l'espagnol pour El Correo de la Diaspora par Estelle et Carlos Debiasi</i></p></div> BRESILIENS, LUTTEZ COMME LES ARGENTINS ! http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2384 http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2384 2019-08-15T06:40:00Z text/html fr Andres Ferrari Haines <p>Les institutions argentines prévoient, quelques mois avant l'élection présidentielle, une consultation électorale, sorte de tour de chauffe avant l'élection présidentielle, qui a vu, à la grande surprise des politologues argentins et internationaux, la nette victoire de la gauche sur le président actuel, Mauricio Macri, un homme d'affaires néolibéral pas éloigné de Trump et du brésilien Bolsonaro. Andrés Ferrari Haines, universitaire d'origine argentine mais exerçant au Brésil, y voit un espoir pour la gauche brésilienne : Brésiliens, luttez comme les argentins !, propose-t-il.</p> - <a href="http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?rubrique12" rel="directory">Brésil</a> <div class='rss_texte'><p>Le résultat du PASO (primaires, avant la prochaine élection présidentielle, qui a placé la gauche en tête, ndlr) a donné une nouvelle âme au troisième tsunami pour l'Éducation annoncé pour aujourd'hui dans tout Brésil. La baffe électorale de dimanche dernier donnée au néolibéralisme est vue comme le début d'une réponse de la région à la nouvelle extrême droite qui a émergé dans plusieurs pays. Il est nécessaire de clarifier que c'était Macri et Bolsonaro qui depuis le commencement se sont mutuellement identifiés comme porteurs d'un même projet politique. Les mots du président brésilien aussitôt qu'il a su le résultat du PASO, ne laissent pas de doutes sur cette proximité.</p> <p>A travers les réseaux sociaux ont circulé massivement informations, images, vidéos et autres dans des groupes d'opposition au gouvernement brésilien sur le succès électoral argentin. Et le moment ne pouvait pas être plus opportun : depuis un mois la troisième grande mobilisation était convoquée pour aujourd'hui contre les coupes budgétaires dans l'éducation du gouvernement de Bolsonaro. Le 15 et le 30 mai, les deux premières ont été massives dans tout le pays. Des scènes rarement vues dans l'histoire brésilienne.</p> <p>Beaucoup convoquent sur les réseaux en faisant référence au degré élevé de mobilisation des argentins : « Luttez comme les argentins », s'exclament-ils, entre des images de Mafalda en demandant ‘l'occupation des rues', et des données de la destruction économique et sociale dont l'Argentine a souffert sous Macri. Avec sept mois de gestion, Bolsonaro pousse en avant des lois et des politiques très similaires à celles de Macri : réforme de la retraite, flexibilisation du travail, ouverture économique et financière, privatisations, réforme fiscale régressive, coupes dans les dépenses sociales et d'éducation, libération des agrotoxiques, légaliser la répression policière, libérer l'usage d'armes à feu, lawfare et persécution des opposants, favoriser le secteur financier, la destruction de l'industrie nationale, concentration de richesse.</p> <p>Dans ce cadre, en réalité, le tsunami pour l'éducation – comme sont appelés par leur force, portée nationale et fréquentation élevée représentent beaucoup plus qu'une manifestation contre les coupes budgétaires dans l'éducation. Ils constituent l'unification de l'opposition sociale contre le projet de Bolsonaro. Un que lui même a bien clarifié en quoi il consistait, quand il a critiqué le Parti des Travailleurs (PT) parce que « il plaît aux pauvres ». Loin du fait que son dégout envers les pauvres résulte dans l'améliorer de leur condition pour qu'ils l'arrêtent de l'être, tout son gouvernement consiste à les attaquer et à leur nuire de plus en plus. Sur le point de suspendre 19 contrats qui octroient des médicaments contre le cancer, diabète et des transplantations à la population à faibles ressources, il essaie de changer les lois de protection contre le travail esclave, de nier – malgré les données — que la faim existe et se manifeste en faveur du travail infantile. Tous ces sujets sont présents dans le tsunami éducatif.</p> <p>De plus, ils servent à questionner la légitimité de l'élection même de Bolsonaro face au scandale irrépressible du procès judiciaire qui a mis Lula en prison piloté par le Juge autrefois immaculé Moro. L'interminable matériel que ne cesse de révéler The Intercept Brésil met chaque fois en évidence, pour tous, que cela fut un coup électoral pour éviter la victoire du PT. Les divers médias qui pendant des années avaient placé le juge Moro sur un piédestal participent à la diffusion de ces éléments, comme Folha de Sao Paulo, la revue Veja, le site UOL, le groupe BAND, en plus de El Pais d'Espagne et de BuzzFeed. La répercussion de l'affaire est importante dans les médias internationaux.</p> <p>Le contenu met en évidence que Moro et tous ceux impliqués dans le dossier, y compris des juges très haut placés et des procureurs, en ont tous bénéficié économiquement et politiquement de manière illégale. Bolsonaro s'accroche au juge Moro qu'il a récompensé en le nommant Ministre de la Justice – et, ainsi, responsable de la Police fédérale qui doit enquêter sur ces mêmes accusations-. Politiquement, l'entrée en disgrâce de Moro et la révélation de l'Opération Lava Jato comme une farce a un fort contenu pour miner la légitimité de Bolsonaro comme président. Il faut rappeler que Lula, jusqu'à ce qu'il aille en prison, était largement en tête des sondages d'intention de vote …</p> <p>Dans ce contexte, le troisième tsunami éducatif d'aujourd'hui rassemble un mouvement de rejet massif de tout ce que Bolsonaro et son gouvernement représentent. Beaucoup au Brésil demandent pardon aux argentins pour les mots méprisants de Bolsonaro de ce lundi. Ici au Brésil, on est habitué : tous les jours il y une agression au PT, à la gauche, aux homosexuels, aux noirs, aux indiens, aux pauvres. Un bullying (harcèlement, ndlr) constant des nordestinos, région qui souffre le plus grand rejet et où il a connu une importante déroute électorale. Peut-être son commentaire méprisant envers les argentins est du au fait qu'il craint que les primaires argentines servent d'exemple à une nouvelle marée d'opposition depuis le sud. Aujourd'hui on commencera à voir...</p> <p><i>Andrés Ferrari Haines est professeur d"économie à l'UFRGS (Brésil). Article publié dans Página 12 (Brésil), et traduit de l'espagnol pour El Correo de la Diaspora (France) par Estelle et Carlos Debiasi.</i></p></div> LE VENEZUELA DANS LE BROUILLARD DE LA GUERRE DE L'INFORMATION http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2324 http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2324 2019-02-14T15:49:00Z text/html fr Pierre Guerlain L'expression « brouillard de la guerre » a été inventée par le penseur Clausewitz (« Nebel des Krieges ») et renvoie au fait que, durant les opérations militaires, les informations dont disposent les combattants sont floues et incertaines. « La guerre est le domaine de l'incertitude » dit-il. En ce qui concerne l'information, les choses sont très semblables. Ce que l'on appelle la « guerre de l'information » n'est pas qu'une opposition frontale (...) - <a href="http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?rubrique42" rel="directory">Amérique Latine</a> <div class='rss_texte'><p>L'expression « brouillard de la guerre » a été inventée par le penseur Clausewitz (« Nebel des Krieges ») et renvoie au fait que, durant les opérations militaires, les informations dont disposent les combattants sont floues et incertaines. « La guerre est le domaine de l'incertitude » dit-il. En ce qui concerne l'information, les choses sont très semblables. Ce que l'on appelle la « guerre de l'information » n'est pas qu'une opposition frontale entre médias occidentaux et médias russes, voire chinois, mais une guerre généralisée où ce qui compte comme information varie selon les préférences idéologiques et les parti-pris plus ou moins conscients.</p> <p>Que l'on connaisse le Venezuela ou pas, que les journalistes soient sur place ou pas, l'accès à l'information est difficile. Depuis plusieurs semaines la guerre de l'information (1) concernant le Venezuela bat son plein. Elle dure en fait depuis presque 20 ans et l'arrivée au pouvoir de Chavez, décrit comme « populiste » ou socialiste anticapitaliste selon les médias. Dans ces situations de guerre de l'information, il est courant de réduire la guerre à une opposition frontale entre deux camps. Ainsi sur ce pays, il y aurait uniquement les pro-Maduro ou les pro- Guaidó, le président auto-proclamé. Dans cette bataille ou chacun doit choisir son camp, les informations gênantes sont tues et les faits indéniables sont interprétés de façon tendancieuse.</p> <p>Il y a pourtant un troisième terme dans cette opposition duelle : un grand nombre d'intellectuels de gauche ont pris des positions critiques de Maduro et de ses dérives tout en s'opposant aux tentatives de putsch fomentées aux États-Unis qui utilisent Guaidó comme figure de proue. Il faut ici distinguer ce qui est du ressort de l'analyse de ce qui se passe au Venezuela des considérations portant une intervention, militaire ou non, des États-Unis dans ce pays d'Amérique latine.</p> <p>Des auteurs comme Chomsky (2), Dorfman (3), Wood(4) , Weisbrot (5) qui se classent tous à gauche ont exprimé diverses critiques à l'égard des dérives de Maduro. Ces critiques renvoient à l'autoritarisme du régime, à la corruption, à la trop grande dépendance vis à vis de la rente pétrolière, aux mauvais choix en matière de politique monétaire. Il est clair que les dirigeants vénézuéliens sont en partie comptables de la crise qui secoue le pays. Il y a débat pour savoir si l'autoritarisme de Maduro, qui n'a pas le charisme de son mentor, Chavez, est le fruit de sa personnalité, d'une évolution du régime ou s'il est la conséquence des sanctions des États-Unis qui ne datent pas de l'arrivée de Trump au pouvoir, même si ce président les a considérablement aggravées. La baisse des prix du pétrole a bien évidemment eu un impact sur un pays qui dépend de ses exportations de ce produit pour financer ses programmes sociaux.</p> <p>La crise qui frappe le Venezuela est très grave et les images des émigrants qui le quittent sont parlantes. La question concernant les causes de cette crise est plus difficile qu'il n'y paraît car si les erreurs économiques et l'autoritarisme du régime sont, bien évidemment, une des causes du marasme, les sanctions et l'acharnement à détruire les institutions vénézuéliennes qui sont pilotées depuis les États-Unis en sont une autre.</p> <p>La nomination d'Elliott Abrams, le 25 janvier 2019, comme envoyé spécial au Venezuela est en soi un symbole : Abrams a soutenu les régimes despotiques d'Amérique latine, organisé des coups et coups fourrés et a été condamné dans le cadre du scandale Iran-Contra. Il avait notamment fait acheminer des armes dans des convois présentés comme des aides humanitaires (6). Une expertise certainement utile au moment où une autre forme d'aide humanitaire est promise au Venezuela. Il est donc le spécialiste des coups d'État en Amérique latine où, dans les années 1980, du temps de l'administration Reagan, il visait le Nicaragua. Il a soutenu les milices salvadoriennes responsables de massacres et organisé l'intervention des États-Unis au Panama contre un ancien allié qui avait désobéi, Noriega. Il a soutenu le Général Efraín Ríos Montt du Guatemala qui était sous le coup d'une accusation de génocide avant sa mort en 2018. Fervent soutien d'un génocidaire, il avait occupé un poste au titre orwellien de « secrétaire d'État adjoint pour les droits humains et les affaires humanitaires ». Cette simple mention de l'implication d'Abrams dans la crise suffit à déconstruire toute rhétorique parlant de liberté et de démocratie. La liberté et la démocratie, pas plus que la situation humanitaire effectivement catastrophique, ne sont ce qui motive Washington et son candidat aux responsabilités suprêmes à Caracas. Abrams rejoint ainsi les néoconservateurs pro-guerre qui entourent Trump, Bolton et Pompeo. Ils ont tous évoqué la possibilité d'une intervention militaire étatsunienne au Venezuela et Bolton a publiquement évoqué la possibilité de faire intervenir les compagnies pétrolières américaines pour gérer le pétrole vénézuélien.</p> <p>La tentative d'organiser un coup d'État n'est plus cachée dans l'ombre ou sous une avalanche de démentis. Trump parle ouvertement de prendre le pétrole ou d'intervenir dans des pays qu'il juge ennemis des États-Unis et Bolton évoque la possibilité d'envoyer Maduro à Guantanamo, la prison illégale étatsunienne sur l'ile de Cuba où l'on pratique la torture. Triomphe de la novlangue orwellienne : le symbole même de la violation du droit, droit international comme droit des accusés à un procès équitable, Guantanamo, est convoqué pour soutenir Guaidó et la démocratie !</p> <p>L'organisation de ce coup d'État, dont les étapes sont connues et recoupent les déplacements de Guaidó à Washington, au Brésil auprès du néo-fasciste Bolsanaro et en Colombie, s'appuie sur le mécontentement bien réel des pans entiers de la population vénézuélienne mais n'a rien de démocratique. Sa structure évoque les coups d'États du Chili en 1973, sans utilisation directe de l'armée locale, qui, au Venezuela est moins acquise à l'extrême droite que l'armée chilienne, mais avec une technique que Kissinger avait décrit comme « faire hurler l'économie ».</p> <p>Comme pour les interventions en Irak, Libye ou Syrie les dirigeants sont décrits comme des dictateurs qui mettent en danger leur population et la stabilité du monde. Que le gouvernement à abattre soit démocratique comme au Chili en 1973 ou en Iran en 1953, tyrannique comme en Irak en 1991 ou 2003 et alors que cette tyrannie avait été l'alliée des États-Unis, théocratique mais non dangereux pour les États-Unis comme pour l'Iran dont John Bolton souhaite actuellement également renverser les dirigeants, la formule du coup d'État est la même : une intense campagne médiatique pour faire des dirigeants à éliminer des monstres, un vaste soutien médiatique au nom de la défense de la liberté et de la démocratie et des interventions pour étouffer l'économie au moyen de sanctions soit directes soit sur les clients des puissances visées.</p> <p>Dans le brouillard de la guerre d'information, on entend peu parler du fait que l'opposition à Maduro, qui comprend d'anciens chavistes, est très fragmentée et n'approuve pas toute entière la démarche de Guaidó. Surtout, même parmi les Vénézuéliens désespérés, beaucoup refusent une intervention militaire étrangère.</p> <p>Le Mexique, présidé depuis le mois de décembre 2018 par un homme de gauche, Andrés Manuel López Obrador dit AMLO, n'a pas reconnu le président auto-proclamé, donc non élu, lequel fait une utilisation abusive du paragraphe 233 de la Constitution vénézuélienne pour tenter de légitimer son coup de force. AMLO propose une médiation pour sortir de la crise. Il s'agit bien évidemment de la voie à suivre si l'on veut éviter les bains de sang, remettre l'économie en état de marche et réconcilier les diverses factions très polarisées de la société. AMLO n'a pas pris position pour Maduro mais pour la justice et la survie des Vénézuéliens. Les États-Unis et leurs alliés, qui incluent le Canada et la France, ont reconnu Guaidó, ce qui pose problème sur le plan de respect du droit et au regard du fait que ces pays ne se soucient guère de liberté et de démocratie dans des pays tels que l'Égypte ou l'Arabie saoudite. Le président français a sans doute voulu ne pas laisser à son homologue américain le prix de la meilleure déclaration en novlangue orwellienne lorsque, depuis les salons où le recevait le dictateur égyptien al Sissi, il a voulu donner une leçon de liberté et démocratie à l'autoritaire président vénézuélien.</p> <p>Si la voie de la négociation est la voix de la raison on peut douter que celle-ci s'impose dans un contexte où les forces golpistes (de golpe, coup d'État en espagnol) se pensent si près du but. En 2018, déjà l'ancien premier ministre espagnol Zapatero avait réussi, après deux ans de travail, à élaborer un accord entre gouvernement et opposition. Cette dernière a refusé, il y a un an, en février 2018, de signer cet accord et donc a préféré une stratégie de la confrontation totale. Même en l'absence d'une intervention militaire dont les conséquences désastreuses sont connues puisqu'elles ressembleraient à celles qui ont fait suite aux guerres d'Irak ou de Libye, la stratégie de l'étouffement risque de primer sur la négociation.</p> <p>Plus l'économie saigne, plus la pénurie règne, plus les mécontentements s'affirment et donc font baisser la popularité, déjà faible, des gouvernants. Cette stratégie de la destruction économique pour chasser les dirigeants est celle que Trump a menacé d'utiliser contre la Turquie, pourtant un pays allié, membre de l'Otan. Il importait peu que Saddam Hussein soit un tyran lorsqu'il était allié des États-Unis ou que Noriega soit un trafiquant de drogue, MBS un assassin au cœur du pouvoir saoudien. Il importe peu que Maduro soit socialiste, autoritaire ou corrompu, ce qui compte est le contrôle ressources pétrolières, les considérations géopolitiques face à la Chine et à la Russie et le triomphe des marchés.</p> <p>Bolton évoque la « troïka de la tyrannie » c'est à dire Cuba, le Nicaragua et le Venezuela que les États-Unis proposent de faire disparaître comme autrefois il s'agissait de s'attaquer aux pays de « l'axe du mal » au Moyen Orient. Les néoconservateurs ont réussi à mettre le feu à cette région où la guerre et les dévastations ont non seulement grandement favorisé la montée des groupes terroristes comme Al Qaida puis Daech mais sont aussi responsables d'un grand nombre de déplacements de population, de morts et de réfugiés. Bolton, qui avec Pompeo, semble plus décisionnaire sur cette affaire que Trump, qui fait ses habituelles déclarations incendiaires, veut certainement rééditer le grand succès moyen oriental de la stratégie du chaos.</p> <p>Nous sommes bien loin d'une opposition manichéenne entre un mauvais Maduro autoritaire et un espoir démocratique qui aurait le visage de Guaidó. La démocratie et la liberté ne guident pas les actions des néoconservateurs étatsuniens, ni celles du néofasciste Bolsonaro et les erreurs et manquements démocratiques de Maduro, indéniables, ne sont qu'une excuse pour le complexe militaro-industriel des États-Unis.</p> <p>Une véritable sortie de crise devrait inclure des accords politiques sur des élections mais aussi un arrêt de l'étranglement économique du pays. Ceux qui aujourd'hui disent offrir une aide humanitaire sont ceux qui œuvrent à l'étranglement des populations dont ils disent se soucier. Il n'est pas indifférent que ces populations soient le plus souvent composées de gens de couleur alors que la foule autour de Guaidó est blanche et visiblement non affamée. Greg Palast voit même dans la comparaison des foules un indicateur racial de première importance. Guaidó est le visage avenant qui cache ses soutiens d'extrême droite son projet politique n'est pas humanitaire ou démocratique mais proche de Bolsonaro et d'Abrams. Le coup d'État qui se prépare de longue date éliminerait certainement Maduro mais pas la misère du peuple vénézuélien. La voie mexicaine est celle de la démocratie et de la raison et c'est elle qu'une Europe qui se dit démocratique devrait suivre.</p> <p>1 <a href="https://fair.org/home/facts-dont-interfere-with-propaganda-blitz-against-venezuelas-elected-president/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>https://fair.org/home/facts-dont-in...</a> 2 <a href="https://www.commondreams.org/news/2019/01/24/open-letter-over-70-scholars-and-experts-condemns-us-backed-coup-attempt-venezuela" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>https://www.commondreams.org/news/2...</a> 3 <a href="https://www.thenation.com/article/venezuela-maduro-chile-allende/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>https://www.thenation.com/article/v...</a> 4 <a href="https://www.lrb.co.uk/v41/n04/tony-wood/the-battle-for-venezuela" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>https://www.lrb.co.uk/v41/n04/tony-...</a> 5 <a href="https://therealnews.com/stories/new-oil-sanctions-on-venezuela-would-destroy-whats-left-of-its-economy" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>https://therealnews.com/stories/new...</a> 6 <a href="https://www.nytimes.com/1987/08/17/world/abrams-denies-wrongdoing-in-shipping-arms-to-contras.{html" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>https://www.nytimes.com/1987/08/17/...</a></i></p> <p><strong>Paru dans la revue Recherches internationales <a href="http://www.recherches-internationales.fr/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>http://www.recherches-international...</a></strong></p></div> MADURO, AIDE-NOUS A T'AIDER ! http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2204 http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2204 2017-10-18T01:25:00Z text/html fr Michel Rogalski Une campagne internationale s'est déclenchée autour du Venezuela, relayée en France par un véritable plan media ayant pour but de mettre en porte à faux tous ceux qui depuis des année regardent avec intérêt et sympathie l'évolution d'une partie de l'Amérique latine dans sa volonté de rompre avec des décennies de politiques néolibérales. Au-delà du Venezuela, le débat devenait une affaire franco-française. Il aurait fallu céder devant l'injonction et reconnaître (...) - <a href="http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?rubrique42" rel="directory">Amérique Latine</a> <div class='rss_texte'><p>Une campagne internationale s'est déclenchée autour du Venezuela, relayée en France par un véritable plan media ayant pour but de mettre en porte à faux tous ceux qui depuis des année regardent avec intérêt et sympathie l'évolution d'une partie de l'Amérique latine dans sa volonté de rompre avec des décennies de politiques néolibérales. Au-delà du Venezuela, le débat devenait une affaire franco-française. Il aurait fallu céder devant l'injonction et reconnaître que ce pays était devenu une dictature. L'accusation était fausse, nauséabonde et fortement exagérée. Il était donc juste d'y faire face en ramenant les événements et la situation du pays à leurs véritables dimensions. Non, le Venezuela n'est pas une dictature. Par contre, le pays va mal et l'ignorer serait faire preuve d'un déni de réalité.</p> <p><strong>Interrogations sur le Venezuela</strong></p> <p>Depuis quelques années la violence répressive renaît, les libertés publiques et la démocratie sont malmenées, la crise économique, financière, alimentaire, sanitaire et humanitaire s'est abattue sur le pays, a transformé le quotidien des habitants. La corruption, le trafic de drogue et l'insécurité augmentent. La bourgeoise oligarchique détient toujours le pouvoir économique et piaffe d'impatience dans l'attente d'un retour du pouvoir politique qu'elle estime naturel de récupérer. Les succès sociaux des premières années du chavisme ne sont plus que souvenirs, laminés par une inflation à 700 % qui interdit toute amélioration pour les plus pauvres et fait les délices des spéculateurs des taux de change. La production pétrolière, la colonne vertébrale du pays, s'est effondrée d'un tiers par rapport à 1999, ce qui conjuguée à l'effondrement du cours du baril, pèse sur le budget de l'État et raréfie l'entrée de devises dans un pays où 80 % des biens alimentaires est importée. Bref, les caisses du pays que l'on présente comme le plus grand détenteur de réserves énergétiques du monde sont quasiment vides. L'équipe dirigeante a manifestement failli et semble dorénavant plus soucieuse d'assurer sa survie, en court-circuitant l'Assemblée nationale tombée entre les mains de l'opposition, que de l'avenir du pays. Une extrême-droite factieuse s'affirme dans sa volonté de déstabiliser le pays, tandis que des chavistes de la première heure font défection. Bref, le pays va mal et la gestion du quotidien l'emporte désormais sur toute vision d'avenir.</p> <p><strong>Les « marqueurs » d'une orientation à gauche</strong></p> <p>À défaut d'être une dictature, le Venezuela est-il resté sur les rails du bolivarisme, est-il encore un régime de gauche ? C'est aujourd'hui la préoccupation essentielle de tous ceux qui trouvaient dans cette expérience originale raisons de se réjouir. La question intéresse tout le continent. Les problèmes auxquels il faut répondre y sont les mêmes partout. Quand la gauche accède au pouvoir, elle doit reconquérir des marges de souveraineté économique perdues et donc établir un type de relations internationales nouveau qui rende ces pays moins dépendants. Elle doit aussi faire face à une importante population pauvre et donc à une forte attente populaire en direction de laquelle des signaux clairs doivent être émis. Il faut d'urgence soulager la misère des couches marginalisées - parfois jusqu'à 40 % de la population - tout en étant attentif à l'appauvrissement des classes moyennes malmenées et qui ayant sanctionné les équipes précédentes attendent beaucoup de ces nouvelles expériences. L'ampleur de la tâche est immense car les pays sont exsangues. Comment tourner la page ? Quels sont aujourd'hui les principaux invariants d'un tournant à gauche ?</p> <p>Plusieurs champs principaux apparaissent qui constituent des « marqueurs » d'une orientation à gauche : le rapport au monde et notamment au grand voisin du nord ; l'attitude face à la pauvreté et aux inégalités ; les modalités de l'exercice du pouvoir ; la volonté de construire les bases matérielles et financières d'une croissance nécessaire au développement afin d'assurer l'indépendance du pays. Bref, il s'agit de marier Bolivar à Marx, c'est-à-dire lier l'émancipation nationale aux luttes sociales et repenser les formes de l'exercice de la démocratie.</p> <p><strong>Bolivar</strong></p> <p>En premier lieu la figure marquante et tutélaire de Bolivar signifie que l'indépendance nationale, la souveraineté politique et économique, la maîtrise de ses ressources ainsi qu'une vision d'un développement national constituent une ardente obsession et un objectif toujours poursuivi. Le rapport à l'extérieur fait clivage. Continent dominé et pillé, il importe de mesurer la volonté de résistance et de reconquête de souveraineté. Cela concerne d'abord le rapport aux Etats-Unis qui symbolisent la force opprimante mais également l'attitude face aux firmes multinationales. Aujourd'hui la nature des liens avec la Chine en passe de devenir le premier partenaire commercial du continent en voie de reprimarisation ne peut être écartée de ces préoccupations. Le bolivarisme ne peut que servir la volonté de construire les bases matérielles et financières d'une croissance nécessaire au développement. Car il ne saurait y avoir d'indépendance politique réelle qui ne soit assise sur des bases matérielles solides et donc sur une vision claire du rôle de l'Etat dans la politique économique du pays. Ce qui est à l'ordre du jour c'est la construction d'un Etat développeur qui se fixe pour objectif d'intervenir directement dans l'économie avec l'objectif de favoriser le développement national, d'augmenter les dépenses sociales pour le plus grand nombre. Souvent faibles, ces pays n'ont pas la capacité à eux seuls de renverser le cours de la mondialisation. Ecartant toute idée d'autarcie, ils doivent tout à la fois se prémunir des effets dévastateurs et déstabilisants de la finance en favorisant le financement du développement par le recours à l'épargne intérieure et en choisissant des taux de change suffisamment bas et donc compétitifs pour contrarier les effets désindustrialisant du syndrome de la « maladie hollandaise ».</p> <p><strong>Marx</strong></p> <p>En deuxième lieu, la prise en compte de la pauvreté et des inégalités sociales constitue un marqueur incontournable de ces expériences. Réduire la pauvreté, élever les minimums sociaux, mettre en œuvre des politiques pro-pauvres favorisant l'accès aux besoins essentiels aux couches les plus défavorisées, combattre la précarité et le travail informel qui minent la société, telles sont pour l'essentiel les leviers indispensables. Mais ceci ne résout pas les problèmes d'inégalités sociales souvent criantes. En effet, ces politiques relèvent le plus souvent de dépenses publiques souvent financées à l'aide d'une ressource première exportée (pétrole, gaz, minerais, …). Il y a moins de pauvres, les pauvres sont moins pauvres, mais les riches sont toujours riches, voire plus riches et n'ont pas perdu les bases économiques, financières, foncières et médiatiques de leur pouvoir. Ayant conservé le statut de classe riche avec tous les privilèges qui l'accompagnent, ils ne se résignent pas à perdre le pouvoir politique. La situation est pour eux incongrue, nouvelle et alimente leur désir de revanche. Il ne peut y avoir de politique pro-pauvres sans qu'en même temps les bases du pouvoir des oligarchies ne soient érodées. La redistribution, conçue de façon assistancielle sans prendre appui sur une réduction de l'exploitation serait insuffisante. Cela est d'autant plus vrai lorsque, et c'est le cas le plus fréquent, ces oligarchies sont articulées à des réseaux internationaux puissants.</p> <p><strong>Approfondir la démocratie</strong></p> <p>En troisième lieu, les modalités de l'exercice du pouvoir doivent retenir l'attention. C'est une question importante parce qu'elle cristallise souvent les accusations de « populisme ». Les libertés publiques ont-elles été élargies ? Les exclus de la vie politique, notamment les pauvres, ont-ils été réinsérés dans les mécanismes de la vie politique ? La liberté d'expression et de manifester est-elle sans faille ? La corruption, souvent massive dans le continent, fait-elle l'objet d'une répression énergique, ou bien la laisse-t-on aller au fil de l'eau, au risque de créer une nouvelle bourgeoisie liée au régime établi ? La lutte contre la drogue, dont on sait combien elle alimente la corruption, fait-elle partie des priorités gouvernementales ? Enfin, l'insécurité, notamment urbaine, qui se nourrit du terreau de la misère, de tous les trafics et d'un sentiment d'impunité, est-elle prise à bras-le-corps ? Chaque avancée populaire en Amérique latine a toujours conjugué Bolivar, Marx et avancées démocratiques. Assurément le Venezuela d'aujourd'hui ne coche plus toutes ces cases et interroge ses amis sur la dérive en cours et les possibilités d'un redressement. La solidarité internationale qui s'appuie sur le partage de valeurs communes se nourrit en retour de la fierté de ce qu'accomplissent ceux qui en bénéficient et ouvrent ainsi des voies utiles à d'autres en nourrissant des inspirations. Pour être un mécanisme gagnant-gagnant, elle doit être méritée.</p> <p><i>Article paru dans la revue Recherches Internationales (<a href="http://www.recherches-internationales.fr/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>www.recherches-internationales.fr</a>)</i></p></div> VENEZUELA, ON SE CALME http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2190 http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2190 2017-09-06T22:36:00Z text/html fr Sylvain Ethiré La situation au Venezuela suscite de légitimes inquiétudes. Bon. Mais déchaine aussi des passions, parfois sincères, souvent malsaines, et des prises de positions où l'outrance domine, que ce soit parmi les zélateurs de Maduro ou ceux de ses opposants. Cette fièvre a envahi la presse internationale, très majoritairement en faveur de l'opposition, et les responsables politiques des pays occidentaux, Trump en première ligne, Macron pas loin derrière. Concernant la presse de notre (...) - <a href="http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?rubrique42" rel="directory">Amérique Latine</a> <div class='rss_texte'><p>La situation au Venezuela suscite de légitimes inquiétudes. Bon. Mais déchaine aussi des passions, parfois sincères, souvent malsaines, et des prises de positions où l'outrance domine, que ce soit parmi les zélateurs de Maduro ou ceux de ses opposants. Cette fièvre a envahi la presse internationale, très majoritairement en faveur de l'opposition, et les responsables politiques des pays occidentaux, Trump en première ligne, Macron pas loin derrière. Concernant la presse de notre pays, le sommet dans l'absence de nuance est probablement le journaliste du Monde Paulo Paranagua, qui fut dans sa jeunesse, voila presque un demi siècle un actif militant de gauche, et qui voue depuis l'arrivée de Hugo Chaves une haine inexpiable (les frangins Castro n'ont guère été mieux traités par M. Paranagua, qui a aussi multiplié les suspicions envers le pouvoir bolivien dès l'investiture d'Evo Morales). La méthode, amplement reprise par ses confrères : repérer la moindre erreur commise par Chavez (il y en eut) puis Maduro (il y en a aussi, et plus), leur donner une importance démesurée, en inventer d'autres, rechercher les moindres défauts ou contester les mesures qui peuvent être mises au crédit du régime (il y en eut, et pas qu'un peu), et surtout faire l'impasse sur les défauts ou les turpitudes de l'opposition (ce qui ne manque ô combien pas).</p> <p>De l'autre côté, davantage présent dans les réseaux sociaux et les médias alternatifs que dans la presse grand public (un seul quotidien défend le régime bolivarien, L'Humanité), on retrouve trop souvent le même genre de dérives : haro sur l'opposition, englobée dans le même sac que l'extrême droite, et silence radio sur les échecs du gouvernement.</p> <p>Difficile pour le citoyen curieux (et de gauche) de se faire une opinion. D'autant que les politiciens s'en mêlent, et pas qu'un peu. Trump au premier chef, qui dénonce la dictature du régime et menace d'y envoyer l'armée (on le comprend, il semble que la CIA, déjà très présente sur place, pétrole oblige, n'y suffise pas). Macron reprend le mot et, syndrome de premier de la classe oblige, est le premier dirigeant européen à recevoir une délégation d'opposants à Maduro. Marrant, ça. Des opposants à une « dictature » autorisés à aller se balader à l'étranger ? On connait peu ce genre de choses. Dis-donc, Maduro, sauf ton respect, pour un dictateur, tu bandes un peu mou, là. En tôle, tes opposants, qu'ils devraient être, et pas un avec un passeport. Macron, au passage, n'a pas reçu à ce jour, et ce ne semble pas être demain la veille, d'opposants aux régimes, au hasard mais pas tout à fait, d'Arabie saoudite, des Emirats divers et variés, de la Turquie. Pas des dictatures ? Arrête ton char, Sylvain, c'est pas pareil, la-bas, la démocratie, c'est pas dans leur culture. Ah bon, c'est pour ça que notre Manu ne reçoit pas leurs opposants ? Mais non, Sylvain, tu sais bien pourquoi : le fric du Qatar, les Mirages et les chars Leclerc, les migrants que retient la Turquie, tout ça, quoi. Je commence à comprendre la différence entre une « bonne » dictature et une « mauvaise » dictature. De plus, comme on l'a vu, comme « dictateur », Maduro est plutôt mou du genou.</p> <p>Revenons aux écrits disponibles. Si on exclut ceux à sens unique déjà évoqués, la moisson est plutôt rare. Relevons toutefois les articles dans Libération de l'historien spécialiste de l'Amérique latine Olivier Compagnon, qui s'insurge d'une comparaison entre Pinochet et Chavez ou Maduro, tout en s'inquiétant vivement des dérives institutionnelles récentes de Maduro. Et la longue analyse du journaliste, Maurice Lemoine, ancien du Monde diplomatique, qui défend la révolution bolivarienne sans rien cacher de ses erreurs et montre que l'opposition n'est pas l'assemblée de bisounours injustement persécutée que voudraient nous faire avaler la majorité de la presse et les Trump et Macron que nous venons d'épingler. Au fait, Trump, dis-donc, les précédents présidents de ton pays n'ont jamais parlé de dictatures à propos des régimes militaires chiliens, argentins, brésiliens, paraguayens et on en passe. Un oubli, sans doute. Bon, garçon, un autre diplomatico siouplait.</p></div> Venezuela : La « guerre économique » pour les Nuls (et les journalistes) http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2183 http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2183 2017-09-06T12:24:00Z text/html fr Maurice Lemoine Largement traitée par des médias totalement acquis à l'opposition, la grave crise que traverse le Venezuela comporte une dimension systématiquement passée sous silence : comme dans le Chili de Salvador Allende, une sournoise mais féroce « guerre économique » déstabilise le pays. Alors que la vague de violence déclenchée par une opposition décidée à le renverser a provoqué la mort de plus de cent dix personnes depuis début avril, le président « chaviste » Nicolás Maduro a réussi son (...) - <a href="http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?rubrique42" rel="directory">Amérique Latine</a> <div class='rss_chapo'><p>Largement traitée par des médias totalement acquis à l'opposition, la grave crise que traverse le Venezuela comporte une dimension systématiquement passée sous silence : comme dans le Chili de Salvador Allende, une sournoise mais féroce « guerre économique » déstabilise le pays.</p></div> <div class='rss_texte'><p>Alors que la vague de violence déclenchée par une opposition décidée à le renverser a provoqué la mort de plus de cent dix personnes depuis début avril, le président « chaviste » Nicolás Maduro a réussi son pari : faire élire une Assemblée nationale constituante le 30 juillet. Malgré une situation extrêmement tendue et les menaces proférées contre les électeurs par les groupes de choc d'extrême droite, plus de 8 millions de citoyens (41,5 % de l'électorat) se sont déplacés et ont choisi leurs représentants.</p> <p>Le 18 janvier 2013, alors que l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (en anglais FAO) vient de publier son rapport annuel [1], son ambassadeur Marcelo Resende de Souza visite au Venezuela un marché de Valencia (Etat de Carabobo), accompagné du vice-président de l'époque Nicolás Maduro. « Nous possédons toutes les données sur la faim dans le monde, déclare-t-il. Huit cents millions de personnes ont faim ; 49 millions en Amérique latine et dans la Caraïbe, mais aucune au Venezuela parce qu'ici la sécurité alimentaire est assurée. »</p> <p>Etrangement, quatre mois à peine se sont écoulés que, la maladie ayant emporté Hugo Chávez et son ex-vice-président venant d'être élu chef de l'Etat, le quotidien (et porte-parole officieux des multinationales espagnoles) El País entonne une toute autre chanson : « Le désapprovisionnement accule Maduro » [2]. Certes, la pénurie concerne principalement, à ce moment, le papier hygiénique (qui, pendant de longues semaines, va fournir un passionnant sujet de dissertation aux pisse-copies du monde entier), mais, mentionne El País, elle s'ajoute à « une absence cyclique (…) de la farine, du poulet, des déodorants, de l'huile de maïs, du sucre et du fromage (…) dans les supermarchés ».</p> <p>Ainsi débute médiatiquement ce qui va devenir « la pire crise économique » connue par ce pays, « potentiellement l'un des plus riches au monde », du fait de sa « dépendance à l'or noir », de « la baisse du prix du baril de pétrole » et de « la gabegie du gouvernement ». Alors que les porte-paroles de l'opposition incriminent en vrac l'excessive intervention de l'Etat, la régulation « autoritaire » des prix, l'impossibilité qui en découle pour l'entreprise privée de couvrir ses coûts de production, le manque de devises octroyées par le pouvoir pour importer matières premières et produits finis, les pénuries deviennent chroniques, les rayons des supermarchés désespérément vides, les files d'attente interminables, le « marché noir » omniprésent. « Au Venezuela, la baisse du pétrole fait flamber les prix des préservatifs » pourra bientôt titrer Le Figaro (17 février 2015). Même les médicaments deviennent introuvables, attisant l'angoisse et les souffrances de la population.</p> <p>Une telle situation a de quoi émouvoir les humanistes du monde entier. « S'il y a une crise humanitaire importante, c'est-à-dire un effondrement de l'économie, au point qu'ils [les Vénézuéliens] aient désespérément besoin d'aliments, d'eau et de choses comme ça, alors nous pourrions réagir », annonce sur CNN, le 28 octobre 2015, le chef du Commandement sud de l'armée des Etats-Unis (Southern Command), le général John Kelly, en réponse aux appels « désespérés » de la « société civile » vénézuélienne. Dès 2014, alors que la Table d'unité démocratique (MUD) appelait au renversement du chef de l'Etat en lançant l'opération « La Salida » (« la sortie »), l'une de ses dirigeantes, María Corina Machado, avait tracé la voie : « Certains disent que nous devons attendre les élections dans quelques années. Est-ce que ceux qui n'arrivent pas à alimenter leurs enfants peuvent attendre ? (…) Le Venezuela ne peut plus attendre ! » La violente séquence subversive échoua, mais se solda par 43 morts et plus de 800 blessés. Et les Vénézuéliens continuèrent à éprouver des difficultés chaque jour plus insupportables pour s'approvisionner.</p> <p>Le 6 décembre 2015, lors des élections législatives, les tracas, les privations et le mécontentement ayant érodé le moral des citoyens de tous bords, le chavisme perd 1 900 000 voix et devient minoritaire à l'Assemblée. Inversant les termes de l'équation, la grande internationale néolibérale célèbre ce triomphe de la « démocratie » sur le « chaos ». Soumis à une information triée et rassemblée pour conforter cet a priori, bien peu, en particulier à l'étranger, ont conscience de ce que cette victoire a reposé fondamentalement sur un torpillage de la « révolution bolivarienne » par une déstabilisation économique similaire à celle employée dans les années 1970 au Chili contre Salvador Allende. Dénoncée en son temps par les progressistes (plus organisés, lucides et courageux à l'époque qu'aujourd'hui), cette dernière fut officiellement confirmée, trente-cinq années plus tard, par la déclassification de vingt mille documents des archives secrètes du gouvernement des Etats-Unis. S'agissant de la « crise vénézuélienne », on peut donc espérer voir cesser la déconnexion entre discours médiatique et réalité dans environ… trois décennies. Ce qui, malheureusement, arrivera un peu tard pour la compréhension des événements et la défense urgente, sur la terre de Bolivar, d'une démocratie particulièrement menacée. Mais permettra sans doute à ceux qui, actuellement, ferment volontairement ou détournent lâchement les yeux, de vendre du papier en publiant et commentant avec une indignation de bon aloi ces « stupéfiantes révélations ». Rien de nouveau sous le soleil, pourtant. En matière de « déstabilisation économique » débouchant sur un coup d'Etat, le Chili de l'Unité populaire (4 septembre 1970 – 11 septembre 1973) demeure évidemment une référence incontestée. Rien de plus clair que l'ordre donné par Richard Nixon à la Central Intelligence Agency (CIA) : « Make the economy scream ! » (« faites crier l'économie »). Ainsi que la multiplication des mesures de rétorsion mises en œuvre contre Santiago : blocage des biens et avoirs chiliens aux Etats-Unis, disparition des machines et pièces de rechange pour les mines, manœuvres à l'international pour empêcher la consolidation de la dette chilienne, pressions sur le cours du cuivre, saisie-arrêt des exportations de ce métal vers l'Europe... En 1972, du fait des mesures sociales et de l'augmentation du pouvoir d'achat, la consommation populaire augmente considérablement. Suspendant la mise en vente de leurs stocks, retenant leurs marchandises, les entreprises privées provoquent délibérément des problèmes de ravitaillement. Des files d'attente interminables se forment à l'entrée des magasins. La majorité des biens de première nécessité – dont l'inévitable papier hygiénique ! – ne se trouvent plus qu'au marché noir. Quotidien chilien « de référence », El Mercurio se délecte : « Le socialisme c'est la pénurie ». Casseroles vides à la main, des milliers d'opposants se rassemblent dans les rues. Le 25 juillet 1973, grassement « arrosée » de 2 millions de dollars par la CIA, la puissante fédération des camionneurs déclare une grève illimitée et immobilise sa flotte de poids lourds pour empêcher les aliments de parvenir à la population. Dans très peu de temps, il ne restera au général Augusto Pinochet qu'à intervenir pour mettre un terme à la débâcle de l'« économie socialiste ». Les difficultés du peuple constituant un ferment constant de révoltes, des techniques relevant de la même philosophie avaient déjà été utilisées contre Cuba. Prenant acte du fait qu'on ne pouvait compter sur un soulèvement populaire pour renverser Fidel Castro, le sous-secrétaire d'Etat américain aux affaires internationales Lester D. Malory conseilla dans son rapport du 6 avril 1960 : « Le seul moyen prévisible de réduire le soutien interne passe par le désenchantement et le découragement basés sur l'insatisfaction et les difficultés économiques (…) Tout moyen pour affaiblir la vie économique de Cuba doit être utilisé rapidement (…) dans le but de provoquer la faim, le désespoir et le renversement du gouvernement. » Le 3 février 1962, dans le but d'étrangler l'île, John Fitzgerald Kennedy annoncera la mise en place de l'embargo – toujours en vigueur actuellement. Sans résultat dans ce cas, à l'exception des souffrances inutiles infligées au peuple cubain.</p> <p>Vingt ans après Cuba avec Fulgencio Batista, le Nicaragua sandiniste s'est débarrassé en 1979 de son dictateur Anastasio Somoza. Alors que les premières élections libres doivent avoir lieu le 4 novembre 1984 et que les troupes contre-révolutionnaires – la « contra » –, financées, entraînées et approvisionnées par les Etats-Unis, harcèlent le pays depuis le Honduras et le Costa Rica voisins, des agents des forces spéciales américaines minent les eaux de plusieurs ports nicaraguayens en début d'année. De nombreux navires ayant été endommagés, les primes d'assurance augmentent, les bateaux marchands étrangers évitent la destination, affectant très fortement l'économie par la réduction drastique des importations et des exportations. Objectif atteint ! « La pénurie au cœur des élections », titre et développe Libération, le 2 novembre 1984 : « Au marché noir, on peut pratiquement tout acheter, à condition d'y mettre le prix : 65 cordobas les deux piles de radio (produit rare), 160 le tube de dentifrice. L'occupation principale de quelques centaines de « hiboux » consiste à se procurer des dollars au marché noir (environ dix fois le taux officiel) puis à partir s'approvisionner au Costa Rica ou au Guatemala. Les produits sont ensuite revendus jusqu'à vingt fois le prix officiel, dans les baraques [du marché] de “l'Oriental” de Managua. (…) L'étatisation économique se renforce de jour en jour. (…) Les partis d'opposition affirment que les problèmes de ravitaillement ont constitué le thème le plus mobilisateur [c'est nous qui soulignons]. » Les Nicaraguayens n'étant pas tombés dans le piège et le sandiniste Daniel Ortega ayant malgré tout été élu président de la République avec 67 % des voix, Washington doublera la mise en imposant au Nicaragua un embargo commercial total en 1985. Cette agression militaire et économique entraînant une très forte dégradation de la situation, le pays s'endettera, s'enlisera dans une gestion de survie et devra mettre genoux à terre, « vaincu par la faim et la guerre », lors de l'élection présidentielle du 25 février 1990. Au Venezuela, si Hugo Chávez a évoqué le concept de « guerre économique » dès 2010, le premier à la théoriser, en 2013, a été Luis Salas. La source d'inspiration initiale de ce chercheur du Centre stratégique latino-américain de géopolitique (Celag), très éphémère ministre de l'économie en 2016, a de quoi surprendre : loin des exemples latinoaméricains précédemment cités, il explique avoir fondé les prémices de sa réflexion sur l'ouvrage Les problèmes politiques du plein emploi [3] que l'auteur polonais Michal Kalecki (1899 – 1970) écrivit en se basant sur son expérience vécue… en France, sous le Front populaire. « Il y dit que, d'un point de vue marxiste conventionnel, on ne peut pas comprendre ce qui s'est passé. Car, paradoxalement, pendant ses trois années, à travers les hausses salariales et l'augmentation de la consommation ainsi que la croissance enregistrée, le gouvernement de Léon Blum avait permis un enrichissement des entrepreneurs et des commerçants. »</p> <p>Or, et même en supposant que ceux-ci ont tout intérêt à ce qu'un gouvernement, à travers le plein emploi, augmente le pouvoir d'achat de la population, ce type de politique pose au capital un problème fondamental. « Pour les patrons, le plein emploi rend la main d'œuvre plus chère et les travailleurs moins dociles, moins susceptibles d'accepter n'importe quoi. Entre autres inconvénients, le capital ne peut plus jouer sur la menace de licenciement. Par ailleurs, le gouvernement Blum avait commencé à assumer de nombreuses tâches qui, normalement, appartenaient aux patrons, comme la distribution des aliments. Leur pouvoir reposait là-dessus… » Politique à court terme, le problème devient économique à long terme. « Leur pouvoir, en tant que classe, pouvait être déplacé. » La presse de droite se déchaîna alors contre les « salopards en casquette » qui allaient profiter des congés payés ; financiers et industriels spéculèrent et transférèrent leurs capitaux vers l'étranger. La suite appartient à l'Histoire de France. Mais présente de fait quelques similitudes avec ce qui se passe au Venezuela où, s'estimant menacé, le « monde de l'entreprise » participe activement au sabotage de l'économie.</p> <p>« En 2013, quand Maduro est arrivé au pouvoir, rappelle Salas, la loi du travail, la dernière qu'a signée Chávez [le 30 avril 2012], venait d'être approuvée. Et cette loi, bien qu'elle n'altère pas la relation capital/travail, crée un nouveau rapport qui complique la domination sur les travailleurs. Elle octroie la stabilité salariale, réduit la durée du travail à quarante heures hebdomadaires, sanctionne les licenciements injustifiés, rend les vacances obligatoires, crée des avantages nouveaux, etc. Dès lors, patronat et négociants ont affiné leurs techniques pour se débarrasser de Maduro. »</p> <p>« Affiner » est bien le mot, car ils n'en étaient pas à leur coup d'essai. En 2001, après la signature de 49 décrets-lois emblématiques – loi sur les hydrocarbures, loi sur la terre et le développement agraire, loi de la pêche, etc. –, puis, surtout, fin 2002, après l'échec du fugace coup d'Etat américano-militaro-médiatico-patronal d'avril, Chávez lui-même a dû affronter ce type de déstabilisation. Du 2 décembre 2002 au 9 février 2003, alors que ses hauts cadres dirigeants paralysaient la compagnie pétrolière PDVSA et que le pays sombrait, victime non d'une « grève générale » mais d'un « lock out » patronal, les aliments et autres biens de première nécessité disparurent dans les « barrios ». C'est l'époque où, dans l'Etat de Zulia, on put voir des producteurs de lait jeter dans les rivières des millions de litres de leur production pour générer la pénurie.</p> <p>Particulièrement affectée et ouvertement poussée à se révolter comme elle le fit (spontanément) lors du « caracazo » en 1989 [4], la population modeste, base sociale du chavisme, conserva son sang-froid et ne tomba pas dans la provocation. Au terme d'une bataille de soixante-trois jours, le « comandante » reprit le contrôle, mais, la paralysie de l'activité économique avait coûté 20 milliards de dollars au pays et une remontée spectaculaire de la pauvreté – passée de 60 % en 1997 à 39 % fin 2001, elle atteignit 48 % en 2002 puis 55,1 % en 2003. Près de 590 000 travailleurs, essentiellement des femmes, se retrouvèrent sans travail de 2001 à 2003 ; les morts par dénutrition augmentèrent de 31 %.</p> <p>La reprise du contrôle de PDVSA et l'affectation des revenus pétroliers au financement des politiques sociales permettront de renverser la situation (21,2 % de pauvreté en 2012) jusqu'à l'actuelle phase de déstabilisation.</p> <p>Ainsi, donc, à en croire la vulgate en vogue, depuis que la crise financière internationale a orienté le cours du pétrole à la baisse en 2008, la rente ne suffit plus à couvrir la facture des importations. Etonnant, non ? Ayant pulvérisé les sommets à la mi-2008 (150 dollars le baril), l'or noir est certes redescendu à 38 dollars en 2015 avant d'osciller entre 21 et 24 dollars en 2016, mais il se vendait à… 7 dollars le baril en 1998, lors de l'arrivée au pouvoir de Chávez. Et personne ne se souvient avoir vu à l'époque de longues files d'attente devant les commerces – depuis les échoppes jusqu'aux supermarchés. D'aucuns pourraient objecter que, plongés alors en masse dans la pauvreté, les Vénézuéliens consommaient beaucoup moins à l'époque qu'à l'heure actuelle (ce qui est vrai !) ; bien peu le font car ce serait évidemment un hommage rendu implicitement par le vice à la vertu. Mais en tout état de cause, avec un pétrole remonté en 2017 aux alentours de 40 dollars, la théorie de la population « au bord de la famine » à cause du « pays en faillite » résiste mal à la réflexion (pour peu, bien sûr, qu'il y ait une réflexion).</p> <p>Commençons par le commencement – d'après les porte-parole officiels et officieux du patronat, le gouvernement n'octroie pas aux entreprises les dollars nécessaires à l'importation et à la production – et tentons d'analyser la situation…</p> <p>Quatre-vingt-quinze pour cent des devises du pays proviennent de l'exportation du pétrole. Cette situation structurelle date de 1920, année où a été approuvée la première loi sur les hydrocarbures et où s'est établi le mécanisme à travers lequel l'Etat capte une partie, plus ou moins importante selon les périodes, de la rente pétrolière. Depuis le début de ce XXe siècle, la bourgeoisie s'est ingéniée à se réapproprier cette rente en échangeant ses bolivars contre des dollars et à l'utiliser essentiellement pour importer – ce qui ne présente aucun risque et ne requiert aucun investissement. Il en résulte que, pour en revenir à la période actuelle, les 10 % des exportations non pétrolières du Venezuela sont constitués de produits minéraux (26 %), chimiques (45 %), de plastiques et de caoutchouc (3 %), de métaux (10 %), tous produits par… des entreprises publiques. La contribution du secteur privé, en moyenne, ne dépasse pas 1 % du total des exportations [5]. Ce n'est donc pas le pétrole en soi qui constitue un problème, mais le fait que si les devises se trouvent initialement et en quasi-totalité entre les mains de l'Etat c'est parce que le secteur privé, moteur autoproclamé d'une économie « dynamique » et « efficace », se limite (dans le meilleur des cas) à fournir par l'importation le marché intérieur, en prenant une confortable marge au passage, et ne participe quasiment pas à l'accroissement de la richesse nationale. Plutôt que d'investir, il n'a pour préoccupation que de récupérer le magot et de l'utiliser à son profit.</p> <p>Une fois ce cadre global établi, on cherchera l'erreur : depuis qu'en 2003 a été instauré un contrôle des changes pour éviter la fuite des capitaux, les entreprises privées ont reçu de l'Etat 338,341 milliards de dollars pour l'importation de biens et de services. En 2004, alors qu'elles ont disposé à cette fin de 15,75 milliards de dollars, on n'a constaté aucune pénurie. En 2013, alors que la somme attribuée a quasiment doublé pour atteindre 30,859 milliards de dollars, les principaux biens essentiels ont disparu [6]. Doit-on parler de magie ? Peut-être. Mais, dans ce cas, de magie noire.</p> <p>Si la crise économique mondiale et la baisse des prix du pétrole ont évidemment un rôle dans la dégradation de la situation, elles n'en sont aucunement la cause principale. La conviction des néolibéraux nationaux et internationaux qu'il fallait profiter de la mort de Chávez pour « achever » la « révolution bolivarienne » a incontestablement marqué le point d'inflexion vers l'organisation du désastre. Dès lors, d'après Pascualina Curcio, professeure de sciences économiques à l'Université Simón Bolivar, s'articulent quatre phénomènes : une pénurie programmée et sélective des biens de première nécessité ; une inflation artificiellement provoquée ; un embargo commercial camouflé ; un blocus financier international. Auxquels on ajoutera, depuis avril 2017, la violence insurrectionnelle soutenue par les Etats-Unis, leurs alliés régionaux (Argentine, Brésil, Mexique) ainsi que l'Union européenne, sanctifiée par les commissaires politiques des médias. Ce que d'aucuns appellent « une guerre de quatrième génération ». En 2004, tandis qu'étaient importés pour 2,1 milliards de dollars d'aliments, chacun pouvait se nourrir dans des conditions normales. En 2014, avec 7,7 milliards, une augmentation de 91 % – sachant que, depuis 2004, le gouvernement octroie les dollars à un taux préférentiel pour l'achat des biens essentiels –, on ne trouve plus ni beurre, ni huile, ni farine de maïs précuite, ni riz, ni lait en poudre, ni pâtes alimentaires, ni lait pasteurisé, ni viande de bœuf, ni fromages, ni mayonnaise, ni sucre, ni café sur les rayons des commerces et des grandes surfaces. En revanche, les gondoles croulent sous les boissons gazeuses, les galettes, les biscuits, les friandises, les gourmandises et autres sucreries, les conserves exotiques, les surgelés sophistiqués. De quoi s'interroger sur la curieuse « crise humanitaire » dont le monde entier a entendu parler.</p> <p>Le 20 mai 2016, Agustín Otxotorena, un entrepreneur basque pas spécialement « chaviste » résidant à Caracas, fatigué de répondre à ses amis et proches qui, depuis l'Espagne, s'alarmaient pour sa santé dans un pays affecté par une famine similaire à celles qui frappent la Somalie ou l'Ethiopie, en fut réduit à publier sur sa page Facebook une série de photographies particulièrement édifiantes prises dans les établissements commerciaux des secteurs des classes moyenne et supérieure de l'est et du sud-est de Caracas (les fiefs de l'opposition). « Si tu as de l'argent, persiflait-il, il y a du whisky 18 ans d'âge, du rhum vénézuélien exquis, du champagne français, de la vodka russe ou suédoise, des bonbons belges, des viandes savoureuses, des langoustes, des vêtements de marque, des restaurants exclusifs, des discothèques spectaculaires, des plages avec des yachts, des clubs de golf et hippiques, des terrains de tennis et de football, et tout un pays à l'intérieur d'un autre pays, où il n'y a pas de pauvres, où les femmes et les enfants sont blonds, vont dans des collèges exclusifs, des universités exclusives, et se divertissent dans l'Ile de la Tortue ou dans l'archipel de Los Roques, là où les uniques Noirs ou pauvres sont les serveurs, le personnel des services ou de la sécurité », avant de conclure l'une de ses dernières livraisons d'un rageur (et en majuscules) : « JE SUIS FATIGUÉ DES MENSONGES ! [7] » D'où la question que tout un chacun (à condition de ne pas être journaliste) se pose forcément : pourquoi y a-t-il pénurie de certains produits et pas d'autres, pourquoi des aliments sont-ils si difficiles à obtenir et d'autres non ? Pourquoi les fruits et les légumes, par exemple, n'ont-ils pas disparu ?</p> <p>Contrairement à une idée largement répandue, le secteur agricole a connu une profonde transformation. « Ceux qui l'ont connu avant la loi des terres de 2001, confie l'ex-ministre de l'Agriculture Iván Gil, savent qu'il s'agissait d'un secteur constitué d'ouvriers agricoles travaillant pour de grandes compagnies. Depuis, l'ascension sociale des paysans a été spectaculaire. » A partir de 2001, plus de 7 millions d'hectares ont été régularisés – les paysans ayant obtenu des titres de propriété – et 3,5 millions d'hectares repris au « latifundio ». Un million d'hectares nouveaux ont été mis en production [8]. Ce qui, bien entendu, ne résout pas tous les problèmes. « Après une progression soutenue jusqu'à 2008, le pays a souffert d'une sécheresse désastreuse de 2008 à 2010, a connu un début de récupération à partir de 2011, une production importante en 2013 et 2014, puis des difficultés en 2015 et 2016 car l'agriculture est un secteur très sensible aux variations économiques nationales. Ceux qui dépendent des engrais et intrants importés sont ceux qui souffrent le plus. » Les grands propriétaires traditionnels, qui se plaignent et que l'on entend. Néanmoins, grâce aux investissements qu'a lancé Chávez, le monde agricole est celui qui supporte le mieux la guerre économique. Et de fait, ce sont les petits producteurs nationaux qui fournissent le pays en produits vivriers.</p> <p>Si, parmi les vivres qui disparaissent, se trouvent les vingt aliments les plus consommés par les Vénézuéliens, ce sont ceux que produit le secteur agro-industriel. Là où le capital contrôle la technologie et la transformation des matières premières en denrées élaborées . « Outre qu'ils sont très consommés, note Curcio, leur production et leur distribution sont concentrées entre peu de mains : celles des monopoles et des oligopoles nationaux et internationaux. » C'est-à-dire seulement 10 % des entreprises privées. Sachant que le pouvoir de ces dernières est encore plus grand quand il s'agit de produits très difficiles à remplacer, comme les aliments et les médicaments. Ou, dans un autre domaine, les pièces de rechange pour les véhicules, les machines et les équipements.</p> <p>Les études chiffrées le constatent : tant la production que la consommation des produits absents sur le marché s'est maintenue relativement constante depuis 2012. D'ailleurs, les importations totales, en 2014, en pleine crise des « guarimbas », ont été en moyenne de 91 % supérieures à celles de 2004. Comme dirait l'autre, « il y a un truc ! » – qu'on nous pardonne la familiarité. Dans ce Venezuela désormais dépourvu de tout, des tonnes d'aliments et d'autres produits dorment dans des hangars, d'où ils sont dirigés vers des filières illégales. On se contentera ici d'une poignée d'exemples glanés quotidiennement dans la presse vénézuélienne – y compris d'opposition. Le 18 octobre 2013 (quelques semaines avant les élections municipales du 8 décembre), à Maracaibo, la police bolivarienne saisit 10 tonnes de sucre, 3,5 tonnes de riz, 1,5 tonnes de farine de blé, 4500 litres d'huile, etc., dissimulés dans un dépôt de la grande surface Súper tienda Caribe. Le 5 février 2014, dans le Táchira, une opération des services de renseignement permet de récupérer dans plusieurs hangars… 939,2 tonnes (!) d'aliments de première nécessité subventionnés par l'Etat qui se trouvaient soustraits au marché (648 tonnes de riz, 246 de sucre, 37 de grains, 2 de beurre, 54 000 litres d'huile, 300 kilos de café, etc.).</p> <p>D'autres arrivées de marchandises sont proprement sabotées. Le 14 juillet 2016, dans le port de La Guaira, grâce au déploiement de la « Grande mission approvisionnement sûr », une inspection permet de découvrir quatre-vingt-un conteneurs abandonnés. Destinés tant à des entreprises privées qu'à l'administration publique, ils regorgeaient de produits d'hygiène personnelle, d'ordinateurs, d'imprimantes, d'engrais pour l'agriculture et de produits chimiques nécessaires à la fabrication de médicaments.</p> <p>Le 31 août 2016, 57 tonnes de viande, de poulet et de poisson en décomposition sont découverts dans les installations de Biangi Mar et d'Avicomar C.A, situés à Los Teques (Etat de Miranda). Même phénomène au mois de juin, quand Distribuidora y Procesadora de Huevos Ovomar C.A. abandonne sur une décharge de Santa Cruz (Etat d'Aragua) trois millions d'œufs stockés depuis le mois d'octobre précédent.</p> <p>Cas extrêmes que les trois derniers. Car la sphère patronale a tiré les leçons de la « grève générale » de décembre 2002-janvier 2003. A cette occasion, alors que l'on enregistrait les niveaux de production historiquement les plus bas depuis 1999, le secteur public a vu ses revenus diminuer de 12 % et le secteur privé de… 15 %. C'est lui qui, à l'époque, a le plus souffert de son brillant sabotage de l'économie ! Pas question de répéter la même erreur. Les biens sortis du marché pour lui rendre la vie impossible doivent néanmoins parvenir à la population. Mais après mille détours, mille tourments et à un prix hallucinant.</p> <p>Un retour à la loi de la jungle. Soustraits à grande échelle au marché formel, les produits au prix régulé finissent entre les mains de ceux qu'on appelle les « bachaqueros » : des revendeurs informels qui, dans les rues, sur les marchés municipaux, dans les lieux les plus improbables, vendent les marchandises en gonflant les prix – ce qui, effet co-latéral, alimente l'inflation. Les grands entrepreneurs ayant donné l'exemple, les sous-fifres suivent le mouvement. Autant par esprit de lucre que pour des raisons purement politiques, des commerces de moindre importance, pharmacies, petits supermarchés, se jettent dans le trafic. Pour augmenter leurs bénéfices, ils détournent leurs marchandises vers le « bachaqueo », puis lèvent les bras au ciel face aux consommateurs en invoquant des retards de livraisons ou les pénuries dues au gouvernement.</p> <p>Par définition, sur un désordre de ce type se greffent et prolifèrent les mafias. Alors que des files d'attente impossibles serpentent depuis l'aube devant les rideaux de fer des magasins, des groupes de nervis organisés apparaissent à l'heure de l'ouverture et occupent de force les premières positions ou font passer en priorité leurs « protégés ». Qui se livreront un peu plus tard eux-mêmes au « bachaqueo ». Le tout sous l'œil parfois impassible des forces de l'ordre – police municipale, nationale ou gardes nationaux.</p> <p>Qu'une partie de la population pauvre se dédie à acheter massivement les produits de première nécessité pour les revendre à d'aussi pauvres qu'eux en multipliant le prix par cent a de quoi laisser pantois. Les quinze années de pédagogie révolutionnaire de feu Chávez n'auraient-elles porté aucun fruit ? « Ça nous a surpris aussi, nous confie l'un de nos interlocuteurs. Il faudrait une étude sociologique afin de comprendre pourquoi cette lèpre s'est autant développée alors qu'ont été résolus un certain nombre de besoins objectifs de la population. Ce phénomène, qui a commencé de façon localisée, aurait dû être traité immédiatement comme un problème d'ordre public. On l'a sous-estimé, on l'a laissé croître et, à mesure que la crise économique s'est aggravée, il a fait de plus en plus d'adeptes, les gens voyant dans cette activité un moyen d'augmenter leurs revenus. Mais, à l'origine, il n'a aucunement été spontané. Il y a eu intention délibérée de saboter les réseaux de distribution. »</p> <p>Et seulement eux. « Les chiffres communiqués par les entreprises privées elles-mêmes permettent de constater que la production d'aliments n'a pas diminué », remarque Curcio. Ainsi de la farine de maïs précuit, la denrée la plus consommée quotidiennement par les Vénézuéliens. Depuis 2013, ceux-ci affrontent les plus extrêmes difficultés pour s'en procurer. Pourtant, statistiquement, sa consommation se maintient aux niveaux habituels. Et tant Alimentos Polar – premier fabricant de produits alimentaires du pays, mais qui ne produit pas un hectare de la céréale en question – que les entreprises qui se partagent les 50 % restants du marché ont maintenu leurs niveaux d'importation/production. Comportement qui se répète pour tous les aliments désormais hors de portée du fait du désapprovisionnement.</p> <p>C'est ainsi que, le 8 janvier 2017, la police a pu saisir 3 tonnes de farine de maïs précuit dans une résidence de Barcelona (capitale de l'Etat d'Anzoátegui) ; dénoncés par des voisins excédés, les deux spéculateurs arrêtés, récidivistes, revendaient cette denrée devenue introuvable à dix fois sa valeur au prix régulé.</p> <p>Le 17 mars 2017, sur l'avenue Baralt, dans le centre de Caracas, la boulangerie Maison Bakery est occupée par un groupe d'habitants du quartier, puis saisie par l'Etat. Depuis un certain temps, les clients réclamaient avec véhémence que soient respectés les prix régulés. L'établissement recevait de la farine subventionnée, mais n'offrait aux consommateurs – quand elle les leur offrait – que des pains chaque jour plus petits, passés de 180 grammes à 140 grammes pour le même prix.</p> <p>Avec les Etats-Unis, le Canada et l'Argentine, le Venezuela est le pays du continent qui consomme le plus de pain et donc de blé. Une céréale que, du fait de son climat et de son histoire, il ne produit pratiquement pas. Qui importe ce blé acheté sur les marchés internationaux ? L'Etat vénézuélien. Une fois arrivé au port, et à travers Casa, une entreprise publique, le grain est fourni à douze minoteries privées – dont les quatre plus importantes contrôlent 78 % du marché : la multinationale Cargill (27 %), la mexicaine Monaca (26 %), Mocasa (15 %) et Molvenca (10 %).</p> <p>Président de Cargill Venezuela, Jon Ander Badiola préside également la Chambre vénézolano-américaine de commerce et d'industrie (Venamcham), qui, comme son nom l'indique, représente les intérêts des firmes états-uniennes dans le pays ; s'agissant de Monaca, on se souviendra que le syndicat de ses employés a porté plainte en avril 2016 et réclamé qu'une enquête soit ouverte sur le sort de 550 tonnes de blé mentionnées dans les inventaires de l'entreprise mais introuvables dans les entrepôts ; président de Mocasa, Giovanni Basile Passalacqua a lui le douteux privilège d'apparaître dans les « Panama Papers » pour deux de ses affaires, Gold Lake LLC et Diamond Lake LLC , enregistrées dans le paradis fiscal du Nevada (Etats-Unis) ; Molvenca appartient au multimillionnaire italien Giussepe Sindoni [9]. Tous d'ardents « défenseurs du peuple », on l'aura compris. « La vérité, c'est que nous manquons de matière première, clame en mars dernier, comme il le fait régulièrement, José Sanchez, porte-parole de la Fevipan, la fédération du secteur. Le Venezuela a besoin de 120 000 tonnes de farine par mois. Or le gouvernement ne nous en fournit que 30 000 tonnes. » Puis suit le refrain désormais universellement connu : « Malheureusement, il n'a pas les devises nécessaires pour acheter la farine dont le pays a besoin. »</p> <p>Il y a bien sûr vérité et vérité. Il arrive, à certains moments, et ponctuellement, que le Venezuela manque de cette matière première, c'est un fait. « Le gouvernement a annoncé hier qu'il allait acheter du blé à la Russie, nous confie-t-on ainsi, le 19 mai dernier. C'est intéressant. Toutefois, le problème n'est pas la quantité importée, mais comment est distribuée la farine après transformation. » En effet, c'est lors de ce transport que s'organise la pénurie. Brouillant les pistes et gardant en apparence les mains blanches, les minoteries précédemment citées ainsi que quelques autres délèguent la distribution de la marchandise à des sous-traitants. Une majorité des dix mille boulangeries du pays ne sont pas livrées régulièrement. D'autres, au fort pouvoir économique, liés à certaines mafias, reçoivent plus de marchandise que nécessaire. Elles revendent au prix fort, mais dans des délais aléatoires, une partie de leur superflu à celles qui sont dépourvues. Dans un autre registre, on peut voir – comme nous l'avons vu – sur la devanture de nombre d'établissements une affichette « Il n'y a pas de pain ». Curieusement, leurs étals regorgent de gâteaux, brioches, « cachitos » (pain fourré au jambon et au fromage), sandwiches et pizzas. Vendue plus chère, cette production secondaire compense les pertes dues à la non fabrication du pain tant attendu par la population. Laquelle voit sa vie se transformer en calvaire, se privant ou passant son temps à faire la queue.</p> <p>D'où l'annonce par le président Maduro, en mars dernier, de l'ouverture d'une centaine de boulangeries populaires, sous la responsabilité des Comités locaux d'approvisionnement et de production (CLAP). Des dirigeants de l'opposition aux prélats (bien nourris !) de la Conférence épiscopale vénézuélienne en passant par le secrétaire général de l'Organisation des Etats américains (OEA), le grand ami de Washington Luis Almagro, monte un même cri : il faut d'urgence ouvrir un « canal humanitaire » pour permettre l'approvisionnement du pays en matériel et en produits médicaux. D'après Freddy Ceballos, président de la Fédération pharmaceutique du Venezuela, la dette de l'Etat envers le secteur serait colossale : plus de 5 milliards de dollars. En conséquence, les stocks de médicaments disponibles ne correspondent qu'à 15 % des besoins.</p> <p>En mai 2012, sous Chávez, les mêmes acteurs dénonçaient déjà une coupe de 42 % des devises dans le secteur de la santé ; en 2013, ils annonçaient un niveau de pénurie de 40 % ; en 2014 de 60 %, en 2015 de 70 %. Ce à quoi, après examen des chiffres et statistiques, Pasqualina Curcio répond : « Ils ne correspondent pas au niveau d'importations enregistrés (…) et encore moins aux rapports financiers annuels des grandes corporations transnationales responsables de l'importation de ces produits. »</p> <p>Ces « grandes corporations » reçoivent des devises à taux préférentiel, achètent les produits à l'extérieur et les vendent en bolivars tant au Système public national de santé (SPNS) qu'aux établissements privés. Alors que, de 2003 à 2014, l'importation de produits pharmaceutiques a connu en dollars une augmentation de 463 %, Henry Ventura, ex-ministre de la santé et actuel directeur de l'Ecole de médecine Salvador Allende, chiffres lui aussi en main, signalait en janvier dernier : « En 2004, les laboratoires ont reçu 608 millions de dollars sans qu'on note de pénuries. » En revanche, plus rien ne va lorsqu'ils obtiennent « un total de 3,2 milliards de dollars en 2013 et 2,4 milliards de dollars en 2014 [10] ». Raison pour laquelle, un an auparavant, alors député, il avait déjà exhorté la Procureure de la République Luisa Ortega à enquêter, « vu qu'on ne trouve plus de médicaments nulle part ». Semblerait-il sans grand résultat.</p> <p>« Aucune des grandes corporations pharmaceutiques responsables de l'importation de 50 % des produits pharmaceutiques au Venezuela n'a enregistré des pertes, une diminution des bénéfices ou une chute des ventes durant 2015, note Curcio ; pas plus qu'en 2012, 2013 et 2014. » Des propos difficilement contestables car confirmés dans son ouvrage par la reproduction des rapports financiers des firmes en question – Abbott Laboratories C.A., Productos Roche, Novartis de Venezuela S.A., Bayer S.A., Pfizer Venezuela S.A., Sanofi-Aventis de Venezuela S.A., Merck S.A., etc [11].</p> <p>Le 2 septembre 1973, neuf jours avant le coup d'Etat de Pinochet, les Chiliens pouvaient lire dans le quotidien Clarín : « 'Grâce au travail volontaire, les samedis et dimanches, puis au travail de nuit, nous augmenterons la production du sérum dont notre pays a besoin', affirment unanimement les 45 travailleurs du Laboratoire Sanderson, unique producteur de ce médicament vital au Chili », tandis que leur syndicat, se référant à la pénurie artificiellement créée par ce monopole, ajoutait : « Nous affirmons devant l'opinion publique que notre mouvement légitime (…) a pour objet la défense du pouvoir exécutif lorsqu'il entend réquisitionner les entreprises qui boycottent la production et qui sont vitales et stratégiques pour le pays [12]. » Comparaison n'est pas raison ? En juin 2017, au Venezuela, les représentants de la Fédération des travailleurs de l'industrie chimique pharmaceutique (Fetrameco) accusaient les laboratoires Calox, Leti, Vargas, Behrens et Cofasa de diminuer leur production de médicaments prioritaires pour la population. De son côté, Richard Briceño, du syndicat des laboratoires Calox, dénonçait : « Ils utilisent la matière première pour fabriquer des produits vétérinaires et abandonnent l'élaboration des médicaments essentiels [13]. » Au mois de février précédent, après une enquête des services de renseignements, plus de six tonnes de médicaments et de matériel chirurgical avaient été saisies dans deux habitations de Maracaibo (Etat de Zulia). Importés grâce aux dollars préférentiels, ils étaient destinés à partir en contrebande, comme le font d'énormes quantités détournées vers la Colombie.</p> <p>Rien de plus démoralisant pour quiconque que d'être privé de ce qui rend la vie agréable – savon, déodorant, shampoing, dentifrice ou crème à raser. Quatre grandes entreprises contrôlent le marché des produits d'hygiène au Venezuela : Procter & Gamble, Colgate, Kimberly Clark et Johnson & Johnson. D'après leurs rapports financiers annuels, y compris ceux de 2105, aucune n'a enregistré de pertes ni de diminution des ventes. Entre 2004 et 2011, le firme Johnson & Johnson a reçu du gouvernement environ 2,8 millions de dollars par mois ; en 2014, elle en empoche 11,6 millions pour une même période, quatre fois plus que ce qu'elle recevait habituellement : tous ses produits manquent sur les lieux habituels d'écoulement.</p> <p>En 2014 encore, Procter & Gamble s'est vu octroyer au taux préférentiel 58,7 millions de dollars, 5,3 fois plus que ce qu'elle recevait entre 2004 et 2011 (11 millions de dollars). S'ils mentionnent les difficultés et incertitudes dues aux taux de change évolutifs (et parfois erratiques), ses rapports annuels n'enregistrent ni diminution des ventes ni pertes opérationnelles au Venezuela [14]. En juillet 2015, en plein marasme affectant les consommateurs, la firme publie ce communiqué : « Ces dernières années, la compagnie a fait dans le pays d'importants investissements destinés à augmenter la capacité locale de production et à offrir des innovations dans nos produits. Il en résulte que notre capacité locale de production a augmenté de plus de 50 % et que nous jouissons aujourd'hui d'une absolue préférence des consommateurs vénézuéliens, qui ont fait de nos marques les leaders dans les catégories où elles sont en compétition [15]. »</p> <p>En ce qui concerne le papier hygiénique, on offrira ici un sujet d'enquête aux journalistes que ce sujet fascine et qui ont du mal à se renouveler : en 2014, l'entreprise responsable de son importation et de sa distribution, Kimberley Clark de Venezuela, a reçu 958 % de devises de plus que celles qui lui ont été assignées entre 2004 et 2011. On pourrait même suggérer un titre : « Qui a piqué les rouleaux ? » Voire une autre investigation : comment se fait-il que dans tous les restaurants, de la plus modeste « cantina » à l'établissement le plus luxueux en passant par les innombrables « fast food », on trouve sur toutes les tables, à profusion, des serviettes en papier ?</p> <p>Comme celui de Chávez, le gouvernement de Maduro se caractériserait par une violente hostilité envers le monde des affaires. Pour preuve : en faisant approuver en 2011 (Chávez) une loi organique sur « les prix juste », le pouvoir impose un plafond aux prix des produits de première nécessité et, en établissant en février 2014 (Maduro) une marge bénéficiaire maximum de 30 % sur les biens et services vendus, il ruine les commerçants. Plus personne ne produit ni ne travaille, les prix étant désormais inférieurs aux coûts de production. Vue sous un autre angle, on ne jurerait pas que l'occupation de la chaîne Daka en novembre 2013 a été totalement injustifiée : après avoir obtenu plus de 400 millions de dollars d'argent public de 2004 à 2012 pour importer des biens électrodomestiques à bas prix, cette chaîne présente à Caracas, Punto Fijo, Barquisimeto et Valencia surfacturait jusqu'à 1000 % ses produits. Quant aux problèmes du magasin d'électronique et d'audio-visuel Pablo Electronica avec les autorités, ils ont commencé à la même époque lorsque a été découverte une augmentation injustifiée – de 400 % à 2 000 % des prix. Création du chavisme en 2003, les contrôles ont été longtemps limités aux produits de première nécessité. Le pas supplémentaire effectué par Maduro a eu pour objectif, outre la lutte contre les usuriers et les spéculateurs, de limiter l'inflation (la plus haute d'Amérique latine). Petites ou moyennes, certaines entreprises ont effectivement des problèmes parce qu'en compétition, dans un contexte hyper-spéculatif, avec de puissants concurrents. De véritables monopoles très souvent. Mais, plus globalement, l'analyse des données de n'importe quelle firme, où qu'elle opère dans le monde, permet de constater que le taux de marge moyen se situe non à 30 %, mais autour de 10 % ou 11 %. Pour tout capitaliste, il s'agit d'un bon résultat. Les économistes néolibéraux devant d'ailleurs reconnaître que les marges bénéficiaires sont élevées au Venezuela, ils objectent que « c'est à cause du risque » – l'argument théorique de la spéculation.</p> <p>Sur les quarante-deux marchandises mises sur le marché par Polar, seules quatre ont un prix « régulé » : la farine de maïs, le riz, l'huile et les pâtes alimentaires. Cela n'a pas empêché que, avant l'élection présidentielle d'avril 2013, l'ensemble de sa production, et non ces seuls produits, ait reculé de 37 % ; au moment de « La Salida » (2014), de 34 % ; avant les législatives de décembre 2015 de 40 % [16]. Pour importer, on l'a vu, les négociants doivent acheter leurs dollars au gouvernement. Nul ne niera ici que le processus bureaucratique complexe ou les changements de règles permanents constituent un casse-tête pour un individu normalement constitué [17]. Ni que la masse globale des devises à octroyer a diminué. Ce qui a provoqué – ou plutôt accentué – un marché parallèle sur lequel la monnaie américaine se négocie bien au-dessus du cours officiel. En décembre 2012, 1 dollar s'échangeait légalement contre 4,30 bolivars et, au taux parallèle, contre 10 bolivars. En 2013, on passait de 6,30 bolivars au cours légal à 20 dollars au marché noir. Durant les deux derniers mois de 2014, le dollar « libre » était 28 fois plus haut que le dollar « gouvernemental ». A la veille des élections législatives du 6 décembre 2015, il culmine à prés de 900 bolivars pour un dollar, soit une augmentation de 8 900 % en a peine deux ans ! A l'heure actuelle, il atteint 5 000 bolivars (contre 10 au cours officiel) ! Faute de devises obtenues à travers les mécanismes d'Etat, des particuliers, en quête de valeur refuge, achètent des dollars sur le marché noir. De leur côté, certains acteurs économiques – essentiellement les petites entreprises – se voient dans l'obligation de se tourner eux aussi vers ce monde parallèle. Une fois leur marchandise achetée à l'étranger, ils établissent leur prix de vente : salaires, frais généraux et montant de la facture en dollars reconvertie en bolivars, mais en fonction du taux de change prohibitif, ce qui fait exploser la valeur finale du produit. Dans ce cas précis, on peut légitimement attribuer une part de la responsabilité de l'explosion des prix « à la crise » et à un gouvernement dépassé par les événements. Toutefois, le phénomène ne s'arrête pas là, ce qui en rendrait les effets relativement limités. Il s'aggrave lorsque les importateurs majeurs, bien qu'ayant reçu des devises au taux préférentiel, calculent leurs prix… en fonction du taux illégal. Pour l'explosion de leurs de profits illicites, pour le plus grand malheur du consommateur, qui voit s'écrouler son pouvoir d'achat. Sachant par ailleurs que nombre de corporations, lorsqu'elles reçoivent cinq dollars du pouvoir, n'en utilisent qu'un pour l'importation, et spéculent avec les quatre autres sur ce marché mafieux. Leur « business » n'est pas de pourvoir le pays en aliments, nous explique-t-on, mais « d'acheter et de vendre des dollars, sous prétexte d'acquérir des aliments ».</p> <p>Les difficultés deviennent définitivement insolubles pour les autorités quand, par ailleurs, le taux de change parallèle explose parce que manipulé.</p> <p>Sur ce fameux marché, le taux de change a enregistré une tendance constante à la hausse de 1999 à juillet 2012. Mais, de 26 % en moyenne jusqu'à 2011, cette variation annuelle dérape de 2012 à 2015, passant à 223 % (423 % entre 2014 et 2015), affectant la consommation finale et les processus de production. « Les variations les plus importantes, note Curcio dans son ouvrage, ont été enregistrées en octobre 2012 (présidentielle de Chávez), décembre de la même année (élection des gouverneurs des 24 Etats du pays), avril 2013 (nouvelle présidentielle) et décembre 2013 (élections municipales). » A partir de la fin 2013, l'augmentation sera soutenue et disproportionnée jusqu'à janvier 2016 (les élections législatives perdues par le chavisme ayant eu lieu en décembre 2015). « La valeur de la monnaie sur le marché illégal, dénonce Curcio, ne répond à aucun critère économique ni aux variables associées, ne correspond en rien à la réalité, mais obéit à une intention politique qui cherche la déstabilisation à travers la distorsion des marchés et de l'économie en général. » L'instrument de cette guerre (pas vraiment) invisible s'appelle Dollar Today (DT).</p> <p>La valeur de la monnaie usaméricaine annoncée chaque matin par ce site Web depuis sa création en 2010 est devenu « la » référence pour qui veut acheter des dollars au marché noir (et pour qui les vend). Comment les créateurs de DT établissent-ils le prix de la devise ? En s'appuyant sur les variations du taux pratiqués par les bureaux de change de… Cúcuta (ville située sur la frontière, côté colombien) ! Cette curiosité a pour origine la « résolution numéro 8 » émise par la Banque de la République (la banque centrale colombienne) le 25 mai 2000, durant le gouvernement d'Andrés Pastrana. Il en résulte que si celle-ci établit la parité du peso, sa monnaie nationale, avec le bolivar, elle autorise les cambistes de la frontière, hors de tout contrôle, à établir leurs propres taux. Ce qu'ils font, en les manipulant arbitrairement et de façon disproportionnée.</p> <p>Il existe, à Cúcuta, plusieurs centaines de ces bureaux de change légaux et illégaux. En vertu d'une autre loi colombienne tout aussi ahurissante, ces officines peuvent effectuer toute transaction sans les reporter aux autorités de tutelle, pour peu qu'elles soient inférieures à 10 000 dollars – mécanisme on ne peut plus utile pour blanchir l'argent du narcotrafic.</p> <p>C'est donc cette mafia qui, théoriquement, alimente de ses données Dollar Today. Dont les responsables vivent, comme il se doit, à Miami, d'où ils mènent leur activité. Le plus connu d'entre eux s'appelle Gustavo Díaz. Ancien militaire, il a participé le 11 avril 2002 au coup d'Etat contre Chávez et a été nommé sous-chef du cabinet militaire (Casa Militar) durant l'éphémère « gouvernement » du président de facto Pedro Carmona. Expulsé de l'armée, il a demandé en 2005 l'asile politique aux Etats-Unis et l'a bien sûr obtenu.</p> <p>Qu'on examine cette configuration mafieuse par n'importe quel bout, une conclusion s'impose : c'est avec le soutien de Washington et des autorités de Bogotá qu'est mise en œuvre cette distorsion économique permettant de dévaluer artificiellement la monnaie vénézuélienne et de faire exploser l'inflation (720 % en 2016 d'après le FMI). Le 10 juillet 2015, l'économiste et analyste politique Tony Boza expliquait que DT n'est pas une page Web, « mais le mécanisme que la Colombie a inventé pour agresser l'économie vénézuélienne ; c'est un acte de guerre ; c'est l'équivalent d'un Plan Colombie, économique, contre le Venezuela [18]. » Rencontré en juin dernier, Luis Salas ne dit pas autre chose : « Pour réussir à se positionner comme référence du taux de change, il faut une organisation et une capacité de communication qu'une page Web, à elle seule, ne possède pas. »</p> <p>Ce que Gustavo Díaz confirme à sa manière. Alors que la Banque centrale vénézuélienne accuse les responsables de DT de tomber sous le coup de la loi fédérale US Racketeer Influenced and Corrupt Organizations (RICO) ciblant les organisations criminelles, il confie : « Notre crainte est qu'il y ait un procès, qu'on connaisse ainsi toutes les personnes qui travaillent avec nous et que le gouvernement[vénézuélien] puisse les attaquer directement. Il y a beaucoup de gens derrière nous [19]. »</p> <p>Historiquement, sur les 2 300 kilomètres de leur frontière commune, une grande partie de la vie « sociale » vénézolano-colombienne a reposé sur la contrebande. Une contrebande « traditionnelle », similaire à celle qu'on observe dans toute zone frontalière, quel que soit le continent. On entre évidemment dans un trafic d'une tout autre nature lorsque, en révélant l'ampleur, 12 210 tonnes – 12 210 tonnes ! – d'aliments, dont manquent cruellement les Vénézuéliens, sont interceptées de janvier à novembre 2014 en direction de la frontière par les forces de la Commission nationale de lutte contre la contrebande. Pour une tonne récupérée de cette « contrebande d'extraction » combien parviennent à destination (avec la complicité, dans un certain nombre de cas, de gardes nationaux ou de militaires vénézuéliens) ? Compte tenu de leur prix subventionné au Venezuela, la valeur du lait, du sucre ou du… papier toilette, peuvent être multipliés par dix en arrivant dans le pays voisin.</p> <p>En 2016, entre 8 000 et 22 000 litres d'essence s'y dirigeant clandestinement ont été saisis quotidiennement avant de parvenir à destination. On peut incriminer la différence abyssale de son prix de vente entre les deux pays. Mais, là encore, le gouvernement colombien a une responsabilité directe dans le pillage organisé des richesses du Venezuela. Depuis le 10 août 2001, la loi (colombienne) 681 autorise les « petits importateurs d´essence » – comme c'est bien dit ! – à distribuer le combustible en marge de l´entreprise nationale Ecopetrol. Mieux : rendant la contrebande du combustible légale, Ecopetrol se réserve le droit de leur racheter l´essence à prix réduit. Le 3 mai 2016, après qu'aient été réalisés par ses services 5 087 inspections dans plus de 1 500 établissements privés, mais aussi publics, de distribution d'aliments et de biens prioritaires dans tout le pays, le Défenseur du peuple Tarek William Saab déclara publiquement : « On a détecté de nombreux actes illicites où l'on suspecte la complicité de fonctionnaires et de personnes liées à l'entreprise privée. La justice doit agir avec force et leur appliquer tout le poids de la loi. » Le 14 août suivant, dans le quotidien Últimas Noticias, l'éditorialiste Eleazar Díaz Rangel s'insurgeait : « Il y a deux semaines, on nous a annoncé, dans un rapport de la Grande mission approvisionnement souverain, qu'on a arrêté soixante-dix bachaqueros dans cette zone [de Petare ; quartier populaire de la capitale] (…) Que l'on sache, aucun n'a été jugé bien qu'il ait commis des délits mentionnés dans la Constitution et dans la Loi des prix justes. On n'a pas connaissance non plus d'une quelconque condamnation. (…) On ne comprend pas cette contradiction. Si l'on ne peut exiger que les rayons soient garnis et qu'il soit possible de tout obtenir tant que la production n'augmente pas, je crois que, oui, on devrait pouvoir montrer les résultats de sanctions infligés aux coupables de ces délits prévus dans notre Constitution. »</p> <p>La corruption ? Elle existe. Trop. Et à tous les niveaux. Chez les « chavistes ». Mais pas que chez eux (ce serait trop beau). Les témoignages abondent de négociateurs étrangers qui doivent composer avec des « Señores 10 % » pour obtenir un marché ou faire des affaires dans le pays. Dans les ports, il n'est pas rare que quelque douanier, militaire ou fonctionnaire ne réclame sa dîme pour laisser procéder au débarquement des cargaisons. « Si les importateurs tentent d'échapper aux pots de vin, a dénoncé Luis Peña, directeur des opérations de Premier Foods, dont le siège se trouve à Caracas, les aliments restent sur place et pourrissent. »</p> <p>Ici, on assiste à la mise en examen d'un ex-gérant du Fonds sino-vénézuélien pour le détournement présumé de 84 millions de dollars destinés à la production d'aliments en 2011 et 2012. Là, c'est l'ex-président et gérant de l'entreprise mixte socialiste Leguminosas del Alba, Oscar Pérez Fuentes, qui est inculpé pour sa responsabilité dans la contrebande de 120 tonnes de haricots secs (mai 2016). Là-bas, à Miami, le 18 juillet 2014, le « bolibourgeois » Benny Palmeri-Bacchi est arrêté à l'aéroport par des agents de la Drug Enforcement Administration (DEA). Accusé de trafic de cocaïne et de blanchiment d'argent, il appartenait au comité directeur de la Chambre des entrepreneurs vénézuéliens du Marché commun du sud (Mercosur) et possédait, entre le sud de la Floride et le Venezuela, une demi-douzaine d'entreprises ayant pour activité l'importation d'aliments. A Miami, précisément, ainsi que dans les agglomérations aisées qui l'entourent, est également concentrée la plus grande communauté des Vénézuéliens de la diaspora, majoritairement « anti-chaviste », exilés avec des comptes en banque dans certains cas alimentés à grands coups de trafics, de dessous de table, de pots de vin et de piston. La délinquance n'a ni couleur ni idéologie. « Bolibourgeois » et bourgeois traditionnels travaillent sans difficulté la main dans la main. Le 26 mai 2014, le député Ricardo Sandino, président de la Commission des finances et du développement économique de l'Assemblée nationale, alors dominée par le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), informait ses collègues que la défunte Commission d'administration des devises (Cadivi) avait approuvé le déblocage de 20 milliards de dollars pour des importations jamais arrivées au pays. En juin 2014, après avoir été écarté du gouvernement, Jorge Giordani qui, ministre de la Planification ou des Finances de Chávez, a régné sur la vie économique vénézuélienne de 1999 à 2014, dénoncera que pour la seule année 2012, 25 milliards de dollars ont été volés et dilapidés à travers les mécanismes d'obtention de devises.</p> <p>En février 2016, en compagnie d'Héctor Navarro, ex-ministre expulsé du PSUV en 2014, il fera monter la barre très haut en évoquant la somme de 300 milliards de dollars déviée en dix ans à travers des importations fictives et la pratique de la surfacturation. Dommage qu'il n'ait pas profité de cet esclandre pour procéder à une autocritique sur sa part de responsabilité ni surtout apporter une quelconque preuve utile pour démasquer et traquer les délinquants.</p> <p>Plus extravagante sera la récente déclaration en conférence de presse de la Procureure de la République Luisa Ortega lorsque, ayant rompu avec le pouvoir, elle affirmera sur un ton menaçant, après avoir accusé le président Maduro de « crime contre l'Humanité » pour la répression des manifestations et la convocation d'une Assemblée constituante, avoir entre ses mains « 36 124 enquêtes sur des cas de corruption [20] ». Sans tomber dans une polémique facile, on s'interrogera : comment se fait-il que si peu d'affaires aient été jugées depuis le temps qu'elle occupe sa fonction – elle a été nommée en 2007 – et pourquoi cette affirmation fracassante après avoir rejoint les rangs de l'opposition et pas avant ?</p> <p>Bien réelle, cette corruption endémique participe de l'anarchie dans la distribution des biens essentiels et le pillage de l'Etat. Encore convient-il de ne pas en faire l'alpha et l'oméga de la crise, imputée par définition à feu Chávez ou au président Maduro. Interrogé sur les fameuses « entreprises fictives » (« empresas de maletín »), l'économiste Luis Salas répond : « J'ai fait un travail où j'ai démontré que, avec le contrôle des changes, les entreprises fictives créées par des chavistes ou autres ont existé. Mais, lorsqu'on examine la comptabilité des devises octroyées par le gouvernement entre 2003 et 2012, on se rend compte qu'elles ont été accaparées par les grandes entreprises, les monopoles, Polar, Cargill, les labos pharmaceutiques, les firmes automobiles… En gros, les entreprises fictives qui n'ont rien importé et détourné l'argent représentent 10 % de l'octroi de devises. La grande fraude, c'est les transnationales. La droite met en évidence les empresas de maletín pour occulter cette responsabilité [21]. » A travers divers mécanismes, la surfacturation existe, pour ne citer qu'elle. Par exemple lorsque les transnationales s'achètent leurs produits à elles-mêmes, et que la maison mère, à l'étranger, gonfle ses prix.</p> <p>En 2012, dernière année de gestion de Chávez, celle où il y a eu le plus d'importations, celles-ci n'ont été que d'un cinquième supérieures à celles de 2003 en terme matériel, par tonne ou par kilo. En revanche, elles ont coûté cinq fois plus cher. « Cela signifie que, bien qu'on importe quasiment la même chose, la croissance n'a pas été dans les quantités mais dans les prix. Dans un contexte mondial de déflation ! Le niveau de la demande de devises a été totalement injustifiée. » Passé inaperçue ou tolérée lorsque le prix du baril était élevé, l'anomalie saute aux yeux dès lors que les revenus de l'Etat diminuent et qu'il faut compter sou à sou.</p> <p>« Je le dis en forme d'autocritique, il y a eu une absence de contrôle, admet Iván Gil, évoquant ce qu'il appelle l'« intoxication de devises ». Toutefois, il y a des raisons. Quand Chávez est arrivé au pouvoir, le pays connaissait une pauvreté de plus de 50 %. Les Vénézuéliens ne mangeaient pas. On vivait ce paradoxe des boutiques pleines et des estomacs vides, les gens n'avaient pas d'argent. La première réaction de Chavez a donc été d'alimenter la population. Et ça s'est fait par toutes les voies, semer, augmenter les importations. On était capable d'acheter à l'extérieur n'importe quelle quantité, on avait de l'argent. Il fallait le faire et on l'a fait, mais le coût a été très élevé car, à une telle vitesse de paiement de la dette sociale, il a été très difficile de tout contrôler. Sachant par ailleurs que, en matière d'alimentation par exemple, l'Etat manquait de structures pour la transformation et la distribution, abandonnées au secteur privé. Le défi aujourd'hui est d'en reprendre le contrôle, mais ça ne se fait pas du jour au lendemain. » De son côté, dès 2014, Freddy Bernal, actuel secrétaire général des Comités locaux d'approvisionnement et de production (CLAP) et ministre de l'agriculture urbaine, n'hésitait pas à « mettre les pieds dans le plat » : « Ça ne serait pas une mauvaise chose pour le gouvernement d'avoir des conseillers économiques qui soient non seulement chavistes, mais aussi économistes [22] ! » C'est dire qu'il ne s'agit pas ici d'absoudre de toute faute ou erreur les gestions des présidents Chávez et Maduro. Lucidement, un ancien membre du gouvernement sait faire la part des choses : « Je suis conscient que le pouvoir a parfois exagéré en mettant sur le dos de la guerre économique des erreurs dont il est lui-même responsable. » Mais il ajoute immédiatement : « Toutefois, il y a une réalité : la guerre économique existe, ce n'est ni une excuse ni de la paranoïa. » Alors que les médias dominants l'occultent systématiquement, on estimera cette opération de déstabilisation responsable à 70 % de la crise mortifère qui affecte le pays. Ce n'est tout de même pas par hasard si les phases majeures de désapprovisionnement interviennent dans des moments précis, à la veille de rendez-vous électoraux – référendum constitutionnel (2007), élections présidentielles de 2012 et 2013, municipales de 2013, législatives de 2015 – et dans la phase actuelle baptisée « Heure zéro » par l'opposition. Sacrés médias, serait-on tenté de sourire si l'on négligeait leur énorme responsabilité dans la manipulation de l'opinion… « Au Venezuela, la pénurie alimentaire pousse les habitants à manger les animaux des zoos », titre VSD le 16 août 2016. « Des chiens sont abattus et dépecés en pleine rue pour leur viande », annonce le même jour Atlantico. Alors que, en moyenne, d'après La Dépêche (19 août 2016), « chaque habitant a perdu en moyenne trois à cinq kilos », pour ses confrères de L'Express, « le Vénézuélien moyen a perdu 8,5 kg en 2016 en raison de la crise alimentaire » (22 février 2017) [23]. Ils devaient à l'évidence être frappés d'obésité au départ si l'on en juge par la silhouette des participants aux manifestations de l'opposition – des gens qui meurent de faim avec des masques à gaz super-sophistiqués sur le nez [24].</p> <p>Plus sérieusement, « les pénuries ont eu un impact considérable sur la vie quotidienne, les habitudes et les modes de consommation », témoigne un « chaviste » de base qui vit dans le centre de Caracas, à La Candelaría. Estimant avoir perdu deux bons kilos, il ajoute : « Il y a évidemment une fatigue, une chute du moral, surtout parce qu'on venait d'une énorme facilité en matière de consommation, ces dix dernières années… »</p> <p>Contrairement à ce qu'affirment les officines de propagande, le Venezuela n'a néanmoins rien d'une nouvelle Somalie. D'après l'Institut national de la nutrition, le pays importe annuellement par personne 138 dollars d'aliments (82,5 en 2004) [25]. En y ajoutant la production nationale, chaque citoyen dispose statistiquement pour se nourrir de 476 kilos par an (396,3 en 1999). Toutefois, à l'exception des classes moyenne et supérieure où, sauf périodes cycliques pendant lesquelles disparaît un produit particulier, le pouvoir d'achat permet de continuer à s'approvisionner quel que soit le prix, tous les Vénézuéliens sont incontestablement affectés par la crise. Alors qu'en « disponibilité énergétique » le pays était arrivé en 2012 à 3200 calories/jour (l'indicateur d'un pays développé), cette moyenne a chuté pour s'établir à 2883 calories/jour – une réduction notable, mais toujours au-dessus des recommandations de la FAO (2720).</p> <p>Sans tomber dans un humour déplacé compte tenu des souffrances de leurs compatriotes, certains y trouvent même quelques avantages : « Nous étions habitués à des indices exagérés de consommation. Alors que l'Organisation mondiale de la santé [OMS] recommande une disponibilité de 15 kilos de sucre par an et par personne, nous étions à 40 ! Une consommation excessive pour la santé, mais c'était un produit très bon marché, car subventionné… »</p> <p>Pour répondre à l'agression multiforme de cette guerre économique, le pouvoir a repris l'offensive. « Nous allons vers une consommation chaque jour plus planifiée pour rationaliser l'utilisation des devises, explique Iván Gil. Mais nous sommes face à un défi. Alors que l'Etat a réduit drastiquement les devises au privé pour l'importation d'aliments, et les importe désormais lui-même, comment faisons-nous pour qu'ils arrivent à tout le monde, et de façon égale ? »</p> <p>Administrés par les collectifs d'habitants, les CLAP apportent une première réponse, fût-elle provisoire et limitée. En distribuant tous les quinze jours aux habitants des quartiers populaires, pour 10 870 bolivars, un panier alimentaire qui en coûterait 140 000 dans la rue, ils ont ramené le sourire sur de nombreux visages et desserré l'étau des pénuries.</p> <p>Il n'est pas anodin que, dans le cadre des violences exercées par les commandos de choc de l'opposition depuis début avril, la séquestration de camions d'aliments ainsi que l'attaque de dépôts du Mercal (magasins d'alimentation à bas prix de l'Etat et entrepôts des CLAP) et de « Centres d'approvisionnement bicentenaire » paraissent devenir une priorité. A la mi-juillet, à Lecheria (Etat d'Anzoategui), entre 50 et 60 tonnes de beurre, pâtes, viande, sucre, lait, riz, sont ainsi partis en fumée [26]. Il leur faut affamer le peuple pour atteindre leurs fins. Tant le FMI que la Banque mondiale (BM) ou la Banque interaméricaine de développement (BID) tirent la sonnette d'alarme. D'après leurs dernières déclarations, à la mi-juillet, « les cent jours de manifestations ont laissé un solde très négatif pour l'économie vénézuélienne. » Du fait des « heures non travaillées, des pertes à l'exportation, de la baisse de production du secteur électrique, de la diminution des ventes, des difficultés pour approvisionner des sites problématiques et des coûts en matière de santé et de sécurité », ils évaluent déjà à 5 % la chute du PIB – l'équivalent du « paro petrolero » (grève pétrolière) de décembre 2002 – janvier 2003, induisant une perte de 21 milliards de dollars [27].</p> <p>Dans le même temps, et depuis 2013, alors que Caracas a payé rubis sur l'ongle – ce que lui reproche la gauche du chavisme – 63,56 milliards de dollars pour le service de sa dette, le « risque pays » a augmenté de 202 %, passant de 768 en 2012 à 2323 en 2016 et rendant prohibitif tout emprunt sur le marché bancaire international. Si l'on rajoute que la City Bank américaine a fermé les comptes du Venezuela (pas ceux des particuliers, juste ceux du gouvernement), une conclusion s'impose : c'est bien d'un étranglement économique qu'il s'agit. Sans préjuger des sanctions annoncées par « le maître de la Maison-Blanche », Donald Trump…</p> <p>C'est fort de son aval que l'opposition « golpista » a appelé à une grève générale et à la paralysie du pays les 26 et 27 juillet, pour s'opposer à l'élection de l'Assemblée nationale constituante (ANC). Prêtant à sourire, plusieurs de ses dirigeants ont incité la population à constituer des réserves de nourriture et de produits de base pour toute la semaine. Curieux, non ? Où s'approvisionner quand, d'après eux, on ne trouve plus rien nulle part, ni dans les boutiques ni dans les supermarchés ?</p> <p>Faute de possibilité de dialogue avec une opposition uniquement attachée à le renverser, le président Maduro, en se basant sur l'article 348 de la Constitution, a en effet convoqué et fait élire le 30 juillet cette ANC pour donner la parole au peuple, « ramener l'ordre, faire justice et défendre la paix ». L'avenir dira si ce grand « remue-méninge », outre la re-mobilisation réussie du « chavisme historique », parviendra à répondre aux défis posés par la conjoncture et entraînera une large réflexion collective.</p> <p>En tout cas, les questions ne manquent pas. Comment diversifier les exportations ? Avec quoi et où ? Comment rendre efficaces les contrôles ? Comment s'assurer que les biens ayant fait l'objet d'un octroi de devises sont bien importés ? Comment, après avoir démocratisé la consommation, démocratiser la production ? Comment normaliser la distribution des biens essentiels ? Pourquoi ne pas utiliser des mesures plus radicales et « prendre les choses en main » quand il le faut : lorsque manque artificiellement le pain, est-il plus difficile d'empaqueter de la farine que de produire du pétrole, ce que fait parfaitement l'Etat ? Et pourquoi ne pas nationaliser l'industrie pharmaceutique ? Ouvrir le passage à de nouveaux acteurs économiques ? Augmenter et rendre efficace la propriété sociale des moyens de production ? Créer des entreprises alternatives plutôt que d'étatiser les secteurs qui sabotent l'économie ? Les réponses à ces questions n'impliquent pas forcément d'être introduites dans la Constitution réactualisée. Mais cette reprise d'initiative du chavisme et ce vaste chantier permettront sans doute de les poser. Et de trouver des parades à la guerre implacable et sournoise menée autant contre le peuple que contre l'économie.</p> <p><i>Notes [1] « Panorama de la Seguridad Alimentaria y Nutricional en América Latina y el Caribe 2012 », FAO, Rome, 2012. [2] Alfredo Meza, « El desabastecimiento acorrala a Maduro », El País, Madrid, 16 mai 2013. [3] Essai initialement publié en 1943 dans le Political Quarterly, fondé à Londres en 1930 par Leonard Woolf (époux de Virginia Woolf). [4] Révolte populaire brutalement réprimée par le gouvernement du social-démocrate Carlos Andrés Pérez – 3 000 morts – en février 1989, à la suite d'un ajustement structurel imposé par le Fonds monétaire international (FMI). [5] Pascualina Curcio, « Mitos sobre la economia venezolana », 15 y ultimo, Caracas, 17 juin 2017. [6] Pascualina Curcio, La Mano visible del Mercado. Guerra económica en Venezuela, Editorial Nosotros Mismos, Caracas 2016. De nombreux chiffres mentionnés dans cet article proviennent de cette étude. Voir également sur le Web : « Venezuela : tout comprendre sur l'inflation et les pénuries », Venezuela Infos, 29 mai 2017. [7] Voir : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=p447jwE7lac" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>https://www.youtube.com/watch?v=p44...</a> [8] On en trouve la trace dans les résultats électoraux : alors que le chavisme a reculé dans les villes, l'appui à la révolution demeure intact dans le secteur rural. [9] Misión Verdad, Caracas, 13 février 2017. [10] El Universal, Caracas, 29 janvier 2017. [11] La Mano visible del Mercado. Guerra económica en Venezuela, op. cit (pages 101 à 106). [12] Miguel González Pino et Arturo Fontaine, Los mil días de Allende, Centro de Estudios Públicos, Santiago, 1997. [13] Últimas Noticias, Caracas, 6 juin 2017. [14] P & G, 2015, Annual Report. [15] « Comunicado de P & G », La Patilla, Caracas, 30 juillet 2015. [16] El Telégrafo, Quito, 19 novembre 2016. [17] On est ainsi passé en 2013 de deux taux de change (l'un officiel, l'autre au marché noir) à quatre taux de change (trois officiels et un au marché noir). [18] « Cultura al día », Alba Ciudad, Caracas, 10 juillet 2015. [19] BBC Mundo, 7 mars 2016. [20] El Universal, Caracas, 31 juillet 2017. [21] On peut entre autres suivre les travaux de Luis Salas sur le site 15yultimo.com [22] Entretien sur la chaîne Globovisión rapporté dans El Nacional du 30 juin 2014. [23] D'après une « étude » réalisée par des « scientifiques » de l'Université centrale du Venezuela, l'Université catholique Andrés Bello, l'Université Simón Bolivar, le groupe alimentaire Fundación Bengoa et d'« autres » ONG. [24] « Au Venezuela, la fable des manifestations pacifiques », Mémoire des luttes, 15 juin 2017. [25] « Venezuela : estadísticas alimentarias », Caracas, 8 mai 2017. [26] Lire Marco Teruggi, « Brûler la nourriture : nouvelle tactique de la bataille des trente jours », Venezuela Infos, 13 juillet 2017. [27] El Mundo, Caracas, 17 juillet 2017.</i></p> <p><strong>Maurice est journaliste et a travaillé notamment pour le Monde Diplomatique.</strong></p> <p><strong> <i>Texte publié par Medelu (<a href="http://www.medelu.org/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>www.medelu.org</a>), l'excellent site de l'association Mémoire des Luttes puis par El Correo (<a href="http://www.elcorreo.eu.org/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>www.elcorreo.eu.org</a>) </strong></p></div> FINS DE CYCLES EN AMERIQUE DU SUD http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2160 http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article2160 2017-05-23T11:50:16Z text/html fr Thomas Posado Depuis le début du siècle, l'Amérique du Sud concentre les espérances de la gauche de transformation sociale. Pendant plus d'une décennie, des coalitions de gauche ont emporté la plupart des élections sud-américaines. Pourtant, depuis la fin de l'année 2015, on remarque un retour en force des coalitions conservatrices. Durant les années 80 et 90, les plans d'ajustement d'inspiration néolibérale ont profondément dégradé les conditions de vie des classes (...) - <a href="http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?rubrique42" rel="directory">Amérique Latine</a> <div class='rss_texte'><p>Depuis le début du siècle, l'Amérique du Sud concentre les espérances de la gauche de transformation sociale. Pendant plus d'une décennie, des coalitions de gauche ont emporté la plupart des élections sud-américaines. Pourtant, depuis la fin de l'année 2015, on remarque un retour en force des coalitions conservatrices.</p> <p>Durant les années 80 et 90, les plans d'ajustement d'inspiration néolibérale ont profondément dégradé les conditions de vie des classes populaires latino-américaines. Les révoltes se généralisent au début des années 2000 avec des mobilisations sociales qui parviennent à faire reculer des gouvernements et même dans certains cas, à les renverser. Sept chefs d'État sont forcés à la démission par la rue entre 2000 et 2005 en Argentine, Bolivie, Équateur et Pérou. Après avoir été le laboratoire de l'expérimentation du néolibéralisme, l'Amérique latine devient le laboratoire de la contestation du néolibéralisme.</p> <p>Au moment de l'élection d'Hugo Chávez, en décembre 1998, neuf des douze pays sud-américains sont dirigés par un chef d'État issu de partis issus du centre ou de la droite. Á partir de cette date, neuf des douze pays sud-américains élisent de nouveaux gouvernants issus des gauches. Dans la plupart des cas, ce ne sont pas des individus issus de partis sociaux-démocrates mais dotés d'une trajectoire atypique (des syndicalistes, des anciens guérilleros, des personnes d'origine amérindienne…). Ces transformations politiques sont le reflet d'une évolution du rapport de forces social. Des programmes sociaux sont mis en œuvre dans la plupart des pays, répondant à des situations d'urgence sociale. Durant cette période d'abondance économique, ces gouvernements redistribuent une partie des richesses aux classes populaires sans les retirer aux classes possédantes. Ils parviennent à résorber une partie de la pauvreté qui s'était développée durant l'ère néolibérale.</p> <p>Un autre apport de ce virage à gauche est la conquête de nouveaux droits démocratiques. Dans trois pays, un processus constituant voit le jour (Bolivie, Équateur, Venezuela), instaurant des mécanismes démocratiques inédits comme le référendum révocatoire (Venezuela). Dans ce dernier pays, des dispositifs de démocratie participative sont introduits, forme généralisée de la municipalité pionnière de Porto Alegre. La répression du mouvement social diminue de manière drastique. En Argentine, les procès contre les dirigeants de la dictature militaire sont relancés.</p> <p>Enfin, sur le plan international, les gouvernements latino-américains conquièrent une autonomie diplomatique sans précédent à l'égard de la tutelle états-unienne. Le projet de Zone de Libre-Échange des Amériques défendu par George W. Bush est mis en échec en 2005 par les dirigeants latino-américains. Les gouvernements de Bolivie, d'Équateur et du Venezuela constituent avec Cuba et d'autres petits États de l'aire caribéenne, l'ALBA, organisation supranationale basée sur la coopération entre nations souveraines. De nouveaux cadres sont institués, l'UNASUR, rassemblant depuis 2008, l'ensemble des nations sud-américaines ; la CELAC, regroupant depuis 2011, tous les États de l'Amérique latine et des Caraïbes.</p> <p>Les États-Unis et les classes possédantes locales résistent à ces changements. Les gouvernements du Venezuela et de la Bolivie ont subi des tentatives de déstabilisation particulièrement fortes respectivement entre 2002 et 2004 et entre 2007 et 2008. Les offensives conservatrices finissent par porter leurs fruits dans deux petits pays, le Honduras et le Paraguay où les chefs d'États sont renversés respectivement en 2009 et 2012. La relation entre les États-Unis et les gouvernements progressistes n'a pas atteint des tensions aussi aiguës qu'avec Cuba depuis les années 60. Si l'autonomie diplomatique a été conquise, les liens économiques diversifiés, notamment avec la Chine se sont développés, alors que l'essentiel des échanges commerciaux avec les États-Unis ont été maintenus.</p> <p>Depuis l'automne 2015, la dynamique latino-américaine semble avoir évolué. L'arrivée à la tête de l'État d'hommes issus de la droite en Argentine, au Pérou et au Brésil, par la voie démocratique dans les deux premiers cas, par un coup d'État parlementaire dans le dernier cas, sont des faits majeurs. La défaite du chavisme aux élections législatives vénézuéliennes et celle d'Evo Morales au référendum sur la réélection du binôme présidentiel confirment ce virage à droite.</p> <p>Cette fin de cycle politique est concomitante d'une fin de cycle économique. Le prix du pétrole (principal produit d'exportation du Venezuela, de l'Équateur) et du soja (principal produit d'exportation de l'Argentine), chutent durant l'été 2014. Cette baisse est d'autant plus douloureuse que la vague de gouvernements de gauche n'a pas été le moment d'une diversification de l'économie mais d'une accentuation de la dépendance à ces monocultures. Accentuation qui a permis de capitaliser au maximum le boom des prix mais qui grève les finances publiques au moment du contre-choc. L'économiste Pierre Salama parle à ce propos d'une « reprimarisation des économies ».</p> <p>Cette dépendance économique a une conséquence politique, demeurer prisonnier du consensus extractiviste quitte à se heurter aux mouvements sociaux en Bolivie, en Équateur ou au Pérou. Cette distanciation avec les mouvements sociaux, une des sources de leur légitimité, est une des causes de l'affaiblissement des gouvernements progressistes. Les organisations de quartier et l'action des travailleurs dans les entreprises avaient été déterminantes pour maintenir Chávez au pouvoir face aux stratégies insurrectionnelles de l'opposition entre 2002 et 2004. Les mouvements sociaux n'ont plus aujourd'hui la même capacité de mobilisation. Au Brésil, les manifestations massives du printemps 2013, contestant les dépenses pharaoniques pour l'organisation de la coupe du monde aux dépens des services publics, sont significatives de ce fossé creusé entre le mouvement social et le parti au pouvoir.</p> <p>Durant la période d'abondance économique, ces gouvernements ont pu redistribuer des richesses aux classes populaires sans s'en prendre aux classes possédantes. Ces dernières ont pu traverser la période sans que leur pouvoir économique ne soit remis en cause. Ce sont aujourd'hui les classes populaires qui paient les conséquences de la crise. Les chaos économiques en cours en Argentine, au Brésil ou au Venezuela ont déjà rogné les conquêtes obtenues au début de la période de changement politique.</p> <p>L'alternance politique n'était en aucun cas inéluctable. La fin du cycle économique entraîne la fin du cycle politique seulement parce que la dépendance à la monoculture et la distanciation entre les gouvernements et les mouvements sociaux ont créées les conditions politiques de celle-ci. Le projet d'une société alternative semble lointain face aux périls qui assaillent ces gouvernements à court terme.</p> <p>Les nouvelles coalitions conservatrices auraient toutefois tort de se réjouir trop vite. En Argentine, comme au Venezuela, elles ne contrôlent qu'un des deux pouvoirs, l'autre demeurant aux mains des anciennes majorités. Ces « cohabitations » dans des systèmes politiques moins institutionnalisés que dans le Vieux Continent mènent à des situations incertaines. En Argentine, Mauricio Macri multiplie les vetos aux lois du Congrès, notamment une loi anti-licenciements voté en réaction aux dizaines de milliers de suppressions d'emplois dans le secteur public successives à son accession au pouvoir. Cette revanche sociale se heurtera fatalement au retour du mouvement social. La brève présidence de droite au Chili (2010-2014) fut le moment d'une mobilisation étudiante massive, le plus important mouvement social depuis la fin de la dictature de Pinochet. Les nouveaux pouvoirs conservateurs en Argentine, au Brésil, au Pérou, connaîtront, tôt ou tard, le même sort.</p> <p><i>Article paru dans la revue Recherches Internationales (<a href="http://www.recherches-internationales.fr/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>www.recherches-internationales.fr</a>)</i></p></div> REFLEXION LATINO-AMERICAINE SUR LA SOCIETE DES LOUPS http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article1889 http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?article1889 2014-10-08T17:44:51Z text/html fr José Pablo Feinmann Le capitalisme de ces dernières décennies a évolué de manière vertigineuse. L'extra-territorialisation du capital, la révolution communicationnelle, la conquête culturelle planétaire par les états-uniens, le nivellement par les médias des subjectivités et la « société transparente » ont été menés très efficacement. Le monde s'est globalisé dans une version états-unienne. Et puis, les Tours. En puis, la guerre en Irak. Et toujours bien sûr : « une guerre préventive », le « eux ou (...) - <a href="http://www.la-gauche-cactus.fr/SPIP/spip.php?rubrique42" rel="directory">Amérique Latine</a> <div class='rss_texte'><p>Le capitalisme de ces dernières décennies a évolué de manière vertigineuse. L'extra-territorialisation du capital, la révolution communicationnelle, la conquête culturelle planétaire par les états-uniens, le nivellement par les médias des subjectivités et la « société transparente » ont été menés très efficacement. Le monde s'est globalisé dans une version états-unienne. Et puis, les Tours. En puis, la guerre en Irak. Et toujours bien sûr : « une guerre préventive », le « eux ou nous » de l'Administration Bush qui dessina la réalité telle qu'elle est : l'Empire est l'Empire et il ne parle pas les dialectes, ne respecte pas l'autonomie des « pôles », en finit avec les identités nationales, les Etats nationaux, l'OTAN, l'orgueil des Européens et avec la vie des Irakiens et de tous ceux qui s'opposent à lui. Il n'y a pas de politique multipolaire. Le capitalisme est un système totalitaire. Il l'est depuis 1492, depuis ses origines, et il l'est aujourd'hui plus que jamais du fait de la grande révolution de notre époque qui n'est pas celle du prolétariat marxiste, mais, une nouvelle fois, celle du bourgeois conquistador : celle de la communication.</p> <p>Tout récemment on a vu dans les journaux une photo pour le moins (disons-le gentiment) désagréable : sept ministres de puissances européennes réunis pour, entre autres choses, représenter face à l'Argentine les intérêts de ses créanciers. Il s'agissait, ni plus ni moins, d'employés de ce capital financier, virtuel, extra-territorialisé qui gouverne le monde. Ce « pôle » n'est-il pas un « pôle » ? Ces sept ministres représentaient-ils le multipolaire ou étaient-il « polarisés » par les intérêts de la banque créancière ? Soyons clairs : ils formaient un énorme pôle créancier qui traquait un pays appauvri, un petit pôle solitaire débiteur.</p> <p>Le capitalisme devrait se montrer plus respectueux vis-à-vis de l'Amérique latine. Ils nous « ont découverts » (c'est cela : ils nous ont « découverts » au profit du capitalisme qui fut dès ses débuts globalisant, système-monde) et le génocide américain (qui permit d'intégrer « cette périphérie » au « progrès capitaliste ») causa des dizaines de millions de morts. Et il n'y a pas eu (comme en a eu Auschwitz) un Theodor Adorno pour y réfléchir, aucune Ecole de Frankfurt ne le désigne comme une « rupture de civilisation », aucun Kafka ne l'a anticipé, aucun Primo Levi, Jean Améry, Paul Celan, aucune fillette n'a laissé de « Journal » décrivant l'horreur au quotidien. Il n'y a même et surtout pas eu une Anne Frank. Mais il a eu le dernier philosophe urbain, non académique et, par conséquent, profondément oublié par la philosophie occidentale diffusée dans les « papers », dans les chaires universitaires illustres, dans le langage et ses jeux sans fin. Oublié par l'Occident académicien, où la philosophie a trouvé refuge et où elle agonise, il y a eu Sartre. (« Sartre est l'un des derniers cas lorsque la philosophie n'est pas restée confinée à l'université et qu'elle a été présente dans la ville. C'est quelqu'un qui se trouve aux croisements de la ville, de la vie politique, des journaux. Il est l'un des rares cas et peut-être le dernier dans l'histoire de la philosophie », Jorge Aleman, « Dérives du discours capitaliste », p.11, 2003.) Dans une préface « maudite » au livre d'un auteur « maudit », dans sa préface au livre de Frantz Fanon, Sartre écrit à l'attention des Européens : « Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien que nous avons pris l'or et les métaux puis le pétri des « continents neufs » et que nous les avons ramenés dans vieilles métropoles… puisque l'Européen n'a pu se faire homme qu'en fabriquant des esclaves et des monstres. »</p> <p>Ce texte de Sartre sera un élément du corpus de la réflexion latinoaméricaine (tâche redevenue possible, inévitable) que j'ai empruntée pour aujourd'hui à Alberdi, Mariategui, Manuel Ugarte ou Vasconcelos. Sauf que si Sartre, en 1961, pouvait croire en une violence humanisante, libératrice. Nous, non. Nous connaissons si bien les assassins, nous avons senti de si près leur pestilence, que le projet de notre autonomie, notre humanisme ontologique abominent la violence. Rebelles, mais pas assassins. Si l'Amérique Latine doit encore se construire, elle ne le fera pas comme l'a fait l'Europe, « en fabriquant des esclaves et des monstres ». Ce que nous faisons à nos victimes c'est ce que nous faisons à nous-mêmes, à notre condition morale, humaine. « Nos victimes, écrivait Sartre, nous connaissent par leurs blessures et par leurs fers (…) Il suffit qu'elles nous montrent ce que nous avons fait d'elles pour que nous connaissions ce que nous avons fait de nous ».</p> <p>Quant à la question interne des pays périphériques, ce que les secteurs de droite réclament le plus c'est la « sécurité ». A ce propos, nous pensons que l'Etat doit « mettre de l'ordre » et le garantir, mais sans diaboliser le délinquant. Sans rendre inhumaine la répression du délit. Sans lâcher les loups, de manière irresponsable. Une société qui livre son destin à la police finit par devenir une société policière. Une société insécure pour tous, où nous sommes tous des délinquants. Je vais, malgré tout insister. Nous souhaitons tous la sécurité et un ordre stable pour construire un pays. Mais, nous souhaitons « des droits de l'Homme », pas de main de fer ni de « tolérance zéro ». (Que signifie « tolérance zéro » ? On suppose que si un ordre institué attaque le délit c'est parce qu'il a décidé de ne pas le tolérer. Que signifie ce « zéro » ? Existe-t-il une tolérance deux, un et puis finalement zéro ? Que serait « la tolérance deux » ? Combattre le délit deux fois moins ? Si nous avons décidé de « ne pas tolérer » la délinquance, alors pourquoi ajouter un « zéro » à cette intolérance explicite ? Parce que le zéro est le chiffre qui s'identifie le plus avec le néant. Et le néant s'identifie avec l'absence totale de « quelque chose ». Et si ce « quelque chose » est le délinquant, le transformer en « néant » signifie l'effacer de la réalité. Le tuer. « Tolérance zéro » est un euphémisme. Il signifie « nous sommes prêts à tuer ». « Il y a ordre de tuer ». « Tuer » est inclus comme un élément substantiel et définissant de ce schéma de répression. « Ne pas tolérer le délit », signifie une chose. « Tolérance zéro », une autre. Ne pas tolérer le délit revient à chercher la manière de récupérer socialement et humainement le délinquant, à créer des établissements pénitentiaires dignes et à développer le concept éthiquement fondateur qui suppose que toute personne est récupérable. Aussi « monstrueux » qu'ait pu être ce qu'elle a fait. D'autant plus, qu'il n'existe pas de société qui soit innocente de l'existence des « monstres » qu'elle produit. (Je sais que, de toutes manières, ce cheminement est inutile. Elle ne convainc que ceux qui sont déjà convaincus). La « tolérance zéro » ce n'est pas seulement ne pas tolérer le délit, c'est aussi placer à un niveau subalterne la récupérabilité du délinquant. Le délinquant serait un monstre congénital qui ne mérite aucune tolérance. Où qu'il se trouve, on l'éliminera.</p> <p>Cependant, j'insiste, cette voie n'est pas la bonne. Cela fait perdre du temps. La société argentine d'aujourd'hui (comme en tant d'autres occasions) identifie la sécurité et l'ordre avec la mort. Elle convoque donc les professionnels du maintien de la sécurité et de l'ordre et leur demande d'agir. Theodor Adorno – dans un texte de 1967 – disait que le mieux pour éviter que ne se répète Auschwitz serait de développer l'égoïsme des gens. Ecoutez bien : lorsque la persécution se déchaîne, elle ne s'arrête plus. Elle est insatiable. « Tout simplement, chaque homme qui n'appartient pas au groupe des poursuivants peut être une victime » (Consignes, p. 94). Lorsque les loups sont jetés sur les loups, ils ne tuent que les loups, et lorsqu'ils les auront tué, qui les arrêtera ? Qui évitera qu'ils ne continuent à tuer, que les loups ne se transforment à leur tour en loups ? Il faudra alors chercher d' « autres » loups et ainsi indéfiniment ?</p> <p><i>Cet article a été publié par El Correo (<a href="http://www.elcorreo.eu.org/" class='spip_url spip_out' rel='nofollow external'>www.elcorreo.eu.org</a>) traduit de l'espagnol par Marie-Rose Ardiaca. José Pablo Feinmann est un philosophe argentin, professeur, écrivain, essayiste, scénariste et auteur-animateur d'émissions culturelles sur la philosophie. Titre original : « La société des loups » Página 12 . Buenos Aires, 3 août 2014. </i></p></div> https://www.traditionrolex.com/18 https://www.traditionrolex.com/18