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LA LIGNE : RECHERCHE ET GRANDS PROJETS
Par Jean-Luc Gonneau

Voilà deux ans que l’association GAPSE lance un cri d’alarme sur la situation de la recherche en France et en Europe. Ses animateurs, Michel Lefebvre, Yvonne Mignot-Lefebvre, Jean-Claude Fiemeyer, sont venus nous en parler voici quelques mois lors d’un café-débat de la Banquise. Depuis, l’appel Sauver la recherche a mobilisé la communauté scientifique et une frange non négligeable de l’opinion. La presse généraliste publie dossier sur dossier. Comment a-t-on pu en arriver là ? Seule l’UMP ne se pose pas la question, occupée qu’elle est à satisfaire nos sympathiques restaurateurs. Et reconnaissons que les gouvernements précédents ne se sont guère souciés du problème, depuis 1983, c'est-à-dire, de fait, depuis l’abandon d’une véritable politique industrielle.

Vingt ans ont passé et il convient peut-être de rappeler certains choix, et leurs conséquences. Le choix de 1983 (« la parenthèse de la rigueur ») est un choix économique majeur, celui du primat de la politique monétaire sur toute autre considération économique ou sociale. Pierre Bérégovoy en sera l’un des principaux artisans, et y oubliera certains « fondamentaux » de la gauche. Car la priorité à la monnaie (au « franc fort » en l’occurrence), c’était déshabiller nos industries au profit de nos banques, c’était, in fine, privilégier la bourse et ses spéculateurs par rapport à l’industrie et ses investisseurs.

Ajoutons à cela la spirale libéraliste enclenchée à Bruxelles (mais avec, ne l’oublions jamais, le consentement, quand ce ne fut pas la bénédiction, des gouvernements de gauche européens, parfois majoritaires sur le continent) et la boucle est bouclée. Car, rappelons-le, le libéralisme est la doctrine de l’instant, pas de l’avenir, et la recherche, l’industrie même, c’est un pari sur l’avenir. Et rappelons aussi que la recherche et l’industrie sont intimement liées, se nourrissant l’une l’autre.

D’aucuns s’étonneront, dans ces conditions, que les Etat-Unis, chantres du libéralisme, occupent une place prépondérante dans la recherche mondiale, et que l’industrie américaine, hors quelques branches liées à certains biens de consommation, demeure puissante. Deux explications principales peuvent être avancées.

La première tient à une prime de position dominante. L’industrie américaine, même dans les cas où elle fait produire ailleurs, demeure le centre de décision. C’est beaucoup moins le cas en Europe, où le « patriotisme d’entreprise », qu’il soit national ou européen, est moins prégnant, d’une part, et où les contrôles capitalistiques sont beaucoup plus internationalisés qu’aux Etats-Unis. La France se distingue d’ailleurs dans ce contexte : ses entreprises « nationales », sont contrôlées plus que dans tout autre pays européen par des capitaux étrangers, et notamment américains. Autrement dit, de plus en plus de décisions industrielles concernant l’Europe se prennent hors d’Europe ou sans considération significative pour les intérêts européens ou nationaux. Parmi ces intérêts, il y a bien entendu les conséquences sociales de l’industrie (l’emploi), et les conséquences sur les savoirs nécessaires (la recherche).

L’autre explication est plus politique encore ; le libéralisme américain est dans les faits davantage un produit d’exportation qu’une réalité intérieure. Aux autres on dira, ou on ordonnera, directement ou par FMI interposé qu’il convient de réduire les déficits, d’abaisser les barrières douanières, de supprimer les aides de l’état qui « faussent la concurrence ». Mais on se gardera bien de le faire pour soi, ou alors juste un tout petit peu pour montrer que.

Par l’intermédiaire notamment, mais pas seulement, des énormes crédits accordés à la défense, la puissance publique américaine alimente fortement l’industrie américaine et la recherche. Si bien que les Etats-Unis sont, à quelques autres exceptions près (Corée du Sud, Chine), l’un des rares pays à mettre en œuvre des grands projets. Qu’ils soient appuyés principalement à la politique de défense n’est qu’une concession de forme au discours libéral (puisque la défense, n’est-ce pas, est régalienne et échappe au marché). Et nous avons constaté depuis longtemps que les retombées des crédits dits de défense ont innervé des pans entiers de la recherche et de l’industrie américaines fort éloignées des stricts impératifs de défense nationale : transports, activités aérospatiales, biotechnologies, santé, énergie etc. Internet est l’un des enfants des crédits du Pentagone qui, chaque année, dépense « à fonds perdus » selon le terme utilisé, des centaines de millions de dollars en recherche fondamentale.

Tout autre grand projet non militaire pourrait produire des effets similaires. On a parfois tendance, en Europe, que ce soit au niveau national ou à celui de l’Union européenne, à confondre grands projets et grands travaux. Non que des grands travaux ne soient pas nécessaires. Mais ils sont paradoxalement moins structurants que les grands projets.

Qu’est-ce qu’un grand projet ? C’est un projet qui se fonde sur un objectif de, comme on dit aujourd’hui, développement économique durable.

Il doit mobiliser des énergies humaines, des moyens financiers et techniques, et correspondre à un intérêt général : le grand projet est d’une certaine façon partagé. L’objectif de développement économique (création de biens et de services, donc d’emplois) concerne un territoire donné (la grandeur des projets est en partie fonction du territoire), local ou national ou international. Il mobilise obligatoirement (mais pas obligatoirement seulement) des acteurs de ce territoire. Il implique une production de connaissances nouvelles (recherche et enseignement) qui débouchent sur des productions elles aussi nouvelles.

Le grand projet est structurant, parce que, s’il aboutit, il met en place des structures pérennes (équipements, connaissances, entreprises, emplois, environnement). La France, depuis la fin des années soixante, n’a pas connu de nouveaux grands projets. Ceux mis en place auparavant ont continué de produire des effets, jusqu’à aujourd’hui, dans des domaines tels que le nucléaire, qui a permis à une partie de la physique française de demeurer créative, de contribuer à l’indépendance énergétique du pays tout en étant moins vindicatif avec la couche d’ozone que les énergies dites fossiles (mais en posant le problème difficile du traitement des déchets) ou l’aéronautique, qui a permis le maintien d’une industrie aéronautique et même aérospatiale européenne face à la puissance des moyens américains, une recherche de bon niveau, des emplois importants (mais le relâchement de l’effort public qui la privatisation d’une part importante de ce secteur ne peut qu’inquiéter). On peut certes critiquer le projet nucléaire, les risques qu’il peut entraîner. Nous pensons pour notre part que le positif l’a largement emporté sur le négatif, mais la discussion n’est sans doute pas close. Il est de toutes façon évident que tout grand projet n’est pas ontologiquement bon. Il en est de nuisibles. Il en est aussi de ratés. Mais l’absence de grands projets condamne à une ambition limitée, à une évolution limitée, à un développement limité, à une production de connaissances limitée.

Nous avons parfaitement, tant en France qu’en Europe, la capacité de définir et de développer de grands projets. Les énergies renouvelables, les biotechnologies, la santé sont par exemple des chantiers où les possibilités sont importantes d’un développement scientifique, industriel capable de concourir au mieux être social et économique des peuples.

Nos politiques, si avides de « réformes », sont devenus des maniaques des changements de structures administratives. Décentraliser ceci, recentraliser cela, promettre tous les deux ans une loi-cadre ou autre sur l’éducation, créer à profusion des comités chose et des commissions machin. Mais la volonté de développement dans tout cela ? Mais l’intérêt général dans tout ce fourbi ? Va-t-on, une fois pour toutes, le laisser au marché ? Alors, gentes dames et gentils messieurs, la messe sera dite : laissons les Etats-Unis et demain la Chine en découdre, et continuons paisiblement à venir en aide à la cuisine française, qui, pour excellente qu’elle soit dans certains cas, n’est pas vraiment un grand projet , et, on ne sait que trop, a tendance à payer au lance pierre une main d’œuvre qu’elle se plaint de ne pas trouver mais qu’elle répugne à embaucher vraiment.
Capturé par MemoWeb à partir de http://www.cactus-republicain.org/index.php?ID=&Langue=Object&ThemeID=59&RubID=142&InfoID=487  le 16/07/2004