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La ligne : éléments pour une base politique


 
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Deux lignes de fracture, certes perméables, parfois imprécises traversent politiquement notre pays. La première est ancienne, mais demeure prégnante. Elle oppose le camp qui se reconnaît dans le progrès, en gros ce qu’on appelle génériquement la gauche et celui du conservatisme, en gros la droite. La seconde, apparente depuis le référendum de Maastricht, oppose les libéraux (au sens économique ) aux anti-libéraux. Les libéraux
progressistes font le socle de l’alliance socialoverte et les libéraux conservateurs celui de l’alliance UMP-UDF. Le camp des anti-libéraux conservateurs est squatté par l’extrême droite, qui ne laisse qu’une portion congrue aux « républicains de l’autre rive », respectable maigre troupe. Les anti-libéraux progressistes sont atomisés : nous, bien sur, la plupart des communistes, certains radicaux, une partie de l’extrême gauche, des militants et sympathisants socialistes, marginalisés au PS. Notre terreau est là. Notre rôle est de participer à la structuration de l’anti-libéralisme progressiste, sans volonté hégémonique, en mettant sur la table ce qui aujourd’hui nous est commun, ce qui sépare parfois.

Qu’est-ce qu’être anti-libéral aujourd’hui ?

Il n’est pas toujours facile de s’y retrouver. Comme souvent, le mieux est peut-être de s’entendre sur les mots. Être libéral a bonne presse, le mot s’accouple à un esprit ouvert et tolérant. Le bourgeois libéral est ouvert aux arts, partage parfois un joint, comprend les minorités, d’ailleurs, il a des amis de couleur. Plus sérieusement, ce n’est pas ce libéralisme là qui nous tracasse. Ouverture et tolérance sont des vertus dont s’accommode fort bien la République, qui les garantit et les étend.
Ce qui nous intéresse, évidemment, c’est le libéralisme économique. Nous ne sommes pas du même bord que M. Madelin à cause de ses positions sur le cannabis ou le port de la cravate, mais parce que la doctrine économique, et bien entendu ses conséquences sociales, qu’il défend doit à nos yeux être combattue.
Le libéralisme économique peut se résumer à un principe fort : le marché, la concurrence est le mécanisme le plus efficace pour orienter les activités humaines (production) et les récompenser (allocation des ressources par les revenus et la consommation). Pour un libéral, le marché est indépassable (les socialistes ont osé l’écrire, eux-aussi). Après, une fois le principe admis, on peut chipoter sur les modalités. Les ultras souhaitent, pour des raisons opposées à celles de Marx, le dépérissement de l’Etat et plus généralement de l’action publique, qui pollue le fonctionnement du marché, implique, forcément comme eût dit Duras, lourdeur, incompétence, gabegie. Car l’entreprise, elle, fruit de l’initiative privée, est, forcément toujours, légère, compétente, économe. D’ailleurs, si elle ne l’est pas, elle crève : voyez Enron et demain, peut-être, Vivendi, hier idolâtrées, aujourd’hui déchues. D’autres estiment qu’il faut poser des règles du jeu (car le libéralisme est un jeu, avec des gagnants et des perdants) afin de ne pas tricher. Car il arrive que les entreprises, toutes compétentes et efficaces qu’elles soient, trichent. Alors on désigne des arbitres, depuis les organismes de contrôle boursiers, dont on vient de voir, à propos de Vivendi, comment il avait en fait été décidé de passer sous silence les opérations irrégulières, quitte à se réveiller quand le « bad guy » est à terre, ou presque, jusqu’à des machins, comme disait le Général, internationaux, du genre OMC, dont le double objectif affiché est d’étendre la concurrence et de la « moraliser ». Pour étendre, on peut lui faire confiance. D’autres encore, estiment qu’il faut encadrer le marché. C’est le cas de la mouvance sociale démocrate : le marché est indépassable, bon, mais il est violent. On cherchera alors à en contrebalancer les effets par des mesures de redistribution sociale, s’ajoutant aux règles du jeu précédentes : c’est un peu cautère sur jambe de bois, ou plutôt sparadrap et aspirine pour résorber une fracture, ça ne fait pas de mal, mais guère de bien, ou alors aux marges, disons que ça fait tomber momentanément la fièvre.
Nous ne referons pas ici un cours, ou une compilation, des multiples analyses contre le libéralisme économique qui ont marqué l’histoire depuis deux siècles. Marx et Keynes en sont les grands noms. A des degrés divers, Stiglitz et notre confrère Bernard Maris, « oncle Bernard », figurent parmi les continuateurs.
Pour les libéraux, et même pour une bonne partie des pôlistes républicains, Marx est hors-jeu, disqualifié par la chute du mur de Berlin. C’est injuste et à la limite de l’idiot. La crise économique qui couve, et parfois éclate, est une illustration in vivo de la description de Marx de la baisse tendancielle des taux de profit : il est impossible de satisfaire longtemps les exigences des « investisseurs » (synonyme libéral de spéculateur) en matière de rémunération du capital, sauf à opérer des prédations (concentrations) qui ont leurs limites : quand il n’y a plus rien à grignoter, les fauves se bouffent entre eux. Keynes, dandy chic et plus contemporain, est mieux traité, mais guère : ses recettes, disent les libéraux de gauche, marchaient bien au niveau d’économies nationales mais, dans un contexte de mondialisation (inéluctable, bien sûr), elles sont inopérantes. Tobin, keynésien light, et sa taxe sont les derniers avatars de l’héritage du Lord anglais.
Mais foin du passé. Nous devons travailler à une mise à jour de la critique du libéralisme, montrer, comme l’a fait avec finesse et brio J. Delons, que la doctrine économique a des soubassements politiques, comme toujours quand on parle d’économie, qui n’est pas du tout une simple technique, neutre.
Le libéralisme nie l’histoire (le marché est immédiat) : Fukuyama, parlant de la fin de l’histoire, vend la mèche. Le libéralisme nie le désir, en privilégiant la satisfaction immédiate des besoins et des envies. Le libéralisme nie l’art, qu’on parle d’œuvres culturelles ou plus simplement de travail bien fait, de belle ouvrage. Le libéralisme nie l’action collective, le vivre ensemble en valorisant l’action individuelle dans la production (salaire au rendement, au « mérite ») ou dans la consommation et au passage nie l’égalité. Voilà de bonnes et de solides raisons d’être anti- libéraux.
L’impuissance de la gauche contemporaine, c’est ne pas avoir pu concevoir d’alternative au libéralisme, et plus encore depuis l’effondrement du système « marxiste » dévoyé des pays de l’Est. Les pôlistes républicains ne sont pas exempts de critique à ce sujet. Ils sont restés au milieu du gué. Oui, il faut défendre les Etats nations, construits par l’histoire, lieux de démocratie possible et de solidarités. Oui, il faut défendre et pas seulement défendre, mais étendre, les services publics. Mais il faut aussi préserver et améliorer le mieux vivre : le travail, le revenu, le loisir.
Dire, comme nous le faisons, qu’il faut préserver les services publics que l’Europe de Bruxelles n’a de cesse de vouloir démanteler est bel et bon. Mais se limiter, comme nous le faisons, à défendre le périmètre existant est très insuffisant : nous ne sommes pas dans l’action syndicale. Même la proposition du défunt MDC de nationaliser les compagnies des eaux à disparu de la campagne présidentielle. Et devant le cataclysme vivendien, des voix au PS (et demain à droite, si ça se trouve) vont le réclamer.
Le service public, ce n’est pas seulement les fonctions régaliennes traditionnelles, plus l’éducation et la santé, plus le secteur public existant. C’est aussi la recherche, transférée par pans entiers au privé, et de plus en plus à l’étranger, la culture, les fonctions bancaires de base, les produits et services indispensables à la vie (eau, alimentation et donc production agricole, énergie, transports…). Ne mélangeons pas non plus le statut et la notion. Un service public peut être rendu par un acteur privé. Mais, que l’acteur soit public ou non, c’est la collectivité et non le marché qui définit les règles. Le service public échappe en conséquence, en tout ou partie, au marché.
Il a ses impératifs (accession du plus grand nombre, respect de l’égalité du citoyen, qualité du service rendu, préparation de l’avenir, précaution devant les dangers) qui ne sont pas ceux de la maximisation du profit ou de l’intérêt « supérieur » des actionnaires. Échappant au marché, il échappe aussi à la mondialisation, à l’OMC comme à sa succursale bruxelloise. Et nous en arrivons à un sujet tabou : pour les biens et services du service public tel que défini précédemment, échapper à la mondialisation, c’est se protéger. Hé oui, vous le voyez venir : dans ce domaine, il faut peut-être savoir être protectionniste !

Contre l'antilibéralisme en peau de lapin

En France et dans le monde, la liste des organisations qui se proclament antilibérales est impressionnante. Même si d’aucunes sont groupusculaires, cela doit tout de même représenter un paquet de monde. Rien qu’en France, une grosse dizaine d’organisations politiques de gauche, une kyrielle d’associations, des syndicats (pas tous), dénoncent, à des degrés divers, le libéralisme. C’est d’ailleurs sur cette ligne antilibérale que se produisit la première alternance de la Ve République en 1981. Ce ne fut plus le cas lors de la seconde (1988), ni de la troisième (1995).
C’est que, comme nous l’avons déjà noté jadis, l’antilibéralisme de certains n’est que de peau de lapin. La gauche française n’a pas fait convenablement son deuil de l’emprise qu’exerça longtemps le Parti Communiste sur elle, sorte de gardien du temple d’une orthodoxie marxisante, dont on dénonçait certes le rigorisme et le monolithisme, mais dont on ne remettait pas en cause vraiment les fondements : lutte des classes, appropriation collective des moyens de production, correction des inégalités par des instruments fiscaux et sociaux.
Une partie de la droite s’en accommoda, dans des circonstances historiques particulières (reconstruction après la guerre tirant profit d’un Etat puissant, politique de grands projets du général De Gaulle convenant, sur le fond, à la gauche d’alors).
La pertinence de ce modèle, certes centralisateur, a laissé jusqu’à aujourd’hui des traces, malgré l’entreprise systématique de destruction poursuivie, dès Pompidou, par les gouvernements successifs, si l’on excepte la courte rémission de 1981 à 1983 : la qualité de l’aéronautique française est l’héritière des politiques de grands projets, la sécurité sociale, fortement menacée, aussi.
Lorsque la gauche française, consécutivement au primat du Parti Socialiste sur le Parti Communiste et à l’effondrement du bloc de l’Est, s’est émancipée de l’influence culturelle communiste, elle a de fait jeté le bébé antilibéral avec l’eau du bain stalinien. Nous en sommes toujours là. Au mieux nous avons affaire aux dénonciations troskistes, souvent justes, mais jamais accompagnées de propositions alternatives concrètes et crédibles. Au pire, nous avons un antilibéralisme « moral » qui se borne prudemment à remettre en cause les « excès » libéraux sans toucher à l’essentiel : c’est l’antilibéralisme « peau de lapin ».
Cela est bien beau, dira-t-on, mais comment faire autrement ? Nous proposons ici quelques pistes, qu’il conviendrait de développer progressivement.
La première est une évidence : on ne peut être antilibéral conséquent qu’en refusant le rôle dominant du marché. Pour nous, le marché est un outil, et seulement un outil, permettant d’allouer des biens et des services en fonction de la demande. Il nous paraît adapté pour ce qui concerne soit les biens et services courants non fondamentaux, soit les prestations des entreprises entre elles, hors là aussi les services fondamentaux.
Qu’est-ce qu’un bien ou service fondamental ? Celui qui est indispensable à une vie décente pour un citoyen, ou à un fonctionnement convenable pour une entreprise, ou qui représente un intérêt stratégique pour le pays.
La liste varie bien entendu avec les époques. Tel bien fondamental à un moment de l’histoire (les chevaux pour le courrier, par exemple, le pain comme base alimentaire) ne l’est plus, ou l’est moins, aujourd’hui. A l’inverse, un service bancaire de base, non fondamental voici un peu plus d’un siècle, l’est aujourd’hui.
La gauche d’aujourd’hui refuse de dresser une liste indicative : pusillanimité éclairante. Tentons-le, sans prétendre à l’exhaustivité.
On y trouvera les services publics au sens traditionnel, ou plutôt ce qu’il en reste (avez-vous remarqué que la gauche « antilibérale » proteste toujours contre le démantèlement d’un service public, sauf quand elle le fait elle-même, mais ne réclame plus sa reconstitution lorsqu’elle revient au pouvoir ?) : police, justice, défense, éducation, santé (mais quoi dans la santé ?), accès à la culture, transports collectifs, réseaux de transports, communications, énergie (pour combien de temps)…
On y trouvera aussi des secteurs qui ne ressortissent pas du service public, ou incomplètement (cas de l’eau), mais qui sont indispensables soit aux citoyens, soit aux entreprises, soit à la nation : production alimentaire, eau, services bancaires de base, logement, recherche, biens culturels, information…
Cette liste, qu’on pourrait allonger, montre bien, dans son énoncé même, qu’il n’est pas pertinent d’assimiler « service public » et « biens et services ne ressortissant pas du marché ».
L’Etat, représentant l’intérêt général, a plusieurs moyens d’intervention pour soustraire au marché, en tout ou partie, des biens et services, en dehors de la mise en place de services publics traditionnels.
Il peut « corriger » des mécanismes, marotte du PS, en agissant à la marge (contrôle de certains prix, élimination ou limitation de pratiques jugées exorbitantes). Même cela, la gauche gouvernementale l’a peu fait. Une autre « correction » a été plus utilisée, correspondant à des instruments de redistribution sociale (RMI, CMU, emplois-jeunes dans une certaine mesure). Ce sont des corrections ex post, qui ne touchent pas les causes des inégalités sociales, mais uniquement les conséquences. Les instruments que nous venons de citer sont tous nécessaires, mais ils ne constituent en aucun cas des outils « antilibéraux ».
Il peut impulser une politique de « grands projets », qui ne se limiterait évidemment pas aux monuments. Les grands projets impulsés par les pouvoirs publics sont un cauchemar pour les libéraux : ils mobilisent des ressources qui échappent à la bourse, ils se décident sur des critères dont les dividendes à court terme sont exclus. Toute l’armada d’institutions construites sous inspiration libérale exclut soigneusement sinon l’idée, qui peut faire chic, au moins la possibilité de grands projets. A l’OMC, c’est un gros mot, à Bruxelles, on s’en sert pour qualifier des projets lilliputiens, les choses sérieuses étant la déréglementation, et le grand projet imposant ses propres règles. Pour faire plaisir à certains amis de J.P. Chevènement, le grand projet n’est ni de droite ni de gauche en soi. Ce qui peut être de droite ou de gauche, c’est la raison pour laquelle on le décide et le conduit. Le grand projet est fédérateur, parfois enthousiasmant, créateur d’emplois, de richesses, d’autonomies. Le grand projet est émancipateur Il faut refaire des grands projets.


Qu'est-ce que la gauche aujourd'hui?

Darcy Ribeiro, sociologue éminent, parlementaire brésilien, farouche opposant à la dictature militaire, écrivait, voici quelques années dans son maître ouvrage O povo brasileiro ( Le peuple brésilien), à peu près ceci : le Brésil a été une colonie, une monarchie, un Empire, plusieurs fois une dictature, civile ou militaire, plusieurs fois une république, mais une chose est demeurée constante : la classe dominante n’a jamais rien cédé. Le 27 octobre dernier, Luiz Inàcio Lula da Silva a été élu Président de la République. Le premier président de gauche. On imagine mal ici l’immense espérance que suscite cette victoire. On sait déjà que cette espérance ne sera pas entièrement satisfaite. Il est même possible que Lula subisse un échec. Nombreux sont ceux qui ont souligné que cette victoire avait été rendue possible par des alliances avec une partie de la droite, à commencer par son vice-président, riche industriel, que Lula avait, comme on dit, mis pas mal d’eau dans le vin de la gauche brésilienne pour enfin l’emporter, après deux échecs. Quand bien même. Pour une fois, la première, la classe dominante va devoir céder, ne serait-ce qu’un peu. Il fallait lire les éditoriaux du Financial Times, porte-parole quasi autorisé de la haute finance internationale : l’empire du mal s’étendrait à l’Amérique latine. Pour un peu, l’équation Ben Laden = Saddam Hussein = Lula allait s’écrire.
La Mairie de Paris, entre autres choses, a décidé d’acquérir un immeuble cossu du très sélect boulevard Malesherbes pour y aménager une centaine de logements sociaux, au nom de la mixité sociale dans les quartiers. On peut chipoter et y voir un « coup » plus ou moins médiatique. Quand bien même. La droite locale, emmenée par une ancienne et éphémère ministre, ne s’y est, elle, pas trompée, et l’équation logements sociaux = immigration = insécurité a été sinon écrite, du moins prononcée, et sans ambages.
Deux exemples d’ampleur et de latitudes bien différentes pour tenter de montrer une chose : la gauche et la droite, ce n’est pas pareil. La droite, c’est toujours la volonté de conserver l’ordre des choses. Et dans l’ordre des choses, il y a, toujours, une classe dominante. Ce qui est constitutif de la gauche, c’est la volonté de changer cet état des choses, que par l’égalité de chances et l’émancipation par le savoir et la culture, le pouvoir ne soit plus la chose d’une classe, mais du peuple. Elle y a jusqu’à présent échoué ? Oui. Oui mais. Mais les luttes sociales ont permis d’améliorer les conditions de vie. Mais les luttes politiques ont permis d’aboutir au suffrage universel. Mais les luttes économiques ont permis, dans certains pays, à certaines époques, de rendre collectif le contrôle de certains moyens de production.
Les échecs successifs de la gauche, les déceptions répétées sont-ils une condamnation définitive ? Faut-il passer à autre chose ? Tel n’est pas notre point de vue. La lutte pour l’égalité et l’émancipation continue. Nous avons qu’elle longue, infinie peut-être. Utopique alors ? Mais peut-on vivre sans utopie.
Echecs et déceptions découlent de dérives et de trahisons, certes. Il y en aura d’autres. Il y aura aussi des victoires, parfois modestes. L’écroulement du système soviétique, de l’auto-proclamé « socialisme réel » a fait l’objet de multiples analyses. La plus commune met en avant l’échec économique. Il est probable, mais nous avons la conviction que la cause première, à l’origine peut-être même de l’échec économique, est que les soviets ont engendré une nouvelle classe dominante. Dès lors, l’égalité et l’émancipation, les « deux mamelles » de la gauche, ne figuraient plus au cœur du projet des partis communistes de l’est. Dès lors, la « gauche » n’était plus qu’une référence formelle. Lorsqu’en 1983, le gouvernement de gauche français prétend ouvrir la « parenthèse de la rigueur », on comprend que c’est bien autre chose que ces mots recouvrent : le ralliement de la gauche gouvernementale au libéralisme économique. Dans les catégories de celui-ci, l’égalité est une aimable plaisanterie, et l’émancipation un dangereux fantasme. Dès lors, la gauche devient peu à peu une référence formelle, qui atteindra l’un de ses sommets lorsque le parti socialiste français jette le masque en annonçant que le capitalisme est un cadre incontournable qu’il ne s’agira que d’aménager : « blairisme » avant Blair, quelle audace ! Quelle modernité !
La gauche, telle que nous venons de commencer à la dessiner, ne se réduit pas aux appareils politiques, hommes ou partis.

La gauche émiettée et la méthode

Le nombre de parlementaires n’est pas le seul paramètre pour juger de l’influence d’un parti. Si tel était le cas, le parti Socialiste, à gauche, serait le seul parti vraiment important, le reste comptant pour des beurres. Lors des échéances nationales ou locales, le PS, lorsqu’il va seul à la bataille, représente moins de la moitié des suffrages se portant sur les formations se réclamant de la gauche. C’est sensiblement plus que chacun des autres, c’est insuffisant pour concurrencer, tout seul, la droite. D’où le jeu idiot qui prévaut depuis des années : il s’agit de devenir le « meilleur allié » du PS, pour obtenir, par des petits chantages divers, des répartitions avantageuses dans les postes éligibles. Ces derniers temps, les Verts et le Parti Communiste ont été sérieusement en concurrence dans le rôle de la « maîtresse préférée ». Les autres, plus petits donc moins dotés, avaient aussi de gros défauts : le PRG est en ménage depuis si longtemps qu’il a perdu beaucoup de son attrait, le MRC est trop petit et trop raide. Quand à l’extrême-gauche, il ne faut quand même pas pousser : de flirts appuyés, des coucheries boulevardières peut-être, mais pas de mésalliance : le siège du PS est, tout de même, dans le faubourg Saint-Germain.
Bref, la gauche est émiettée, avec une grosse miette et de plus petites. Il faut donc des boulangers pour refaire du bon pain.
On entend ici et là que la gauche manque cruellement d’idées. Pas tant que ça, mais elles sont dispersées, peu cohérentes, même lorsqu’elles émanent d’une même source ( cf certaines des motions du PS), prisonnières d’intérêts boutiquiers plus ou moins chèrement acquis. Une gauche cisaillée par des ambitions individuelles, ce qui n’est pas nouveau, mais quand il manque l’inspiration, un certain talent, éventuel, ne suffit pas. Une gauche où chacun y va de son couplet unitariste, mais propose des chemins divergents, et prétend toujours rassembler autour de soi. Il est vrai que depuis le baiser qui tue de Mitterrand au PC, on y regarde à deux fois avant de considérer les avances du PS, qui est aussi une redoutable machine à absorber, diluer, broyer les idées et les hommes de ses partenaires. Et l’unitarisme communiste « à la base », prêché par son congrès, ne pèse pas lourd quand vient le temps des accords d’appareils. La tentative de J.P. Chevènement , inadaptée aux temps présents, de se situer au-delà des clivages rémanents qui divisent la gauche en appelant certaines franges de la droite à construire un projet commun a connu l’échec que l’on sait. Complexe, intellectuellement séduisante, elle a fait l’impasse sur les désarrois de nos concitoyens. Que le MRC n’en ait pas tiré les conséquences explique son atonie, que ne compensent pas, loin de là, les méritoires communiqués à répétition d’un Georges Sarre, superbement ignorés par la presse. Les verts, quant à eux, demeurent écartelés entre les jeux personnels de leurs leaders historiques, la sincérité évidente de nombre de leurs militants, fussent-ils bobos, et l’absence congénitale de vertébration politique : décidément non, l’écologisme ne peut fonder à lui seul une vision globale de la société. Et que dire de l’unitarisme trotskiste, quand il ne peut venir à bout de ses multiples branches.
Comment redonner à la gauche, aux gauches si on préfère, une perspective allant au-delà d’un pari sur l’échec de la droite, maigre viatique d’un Lionel Jospin qui s’installe patiemment, c’est une qualité chez lui, dans le rôle de gourou socialiste, et dont François Hollande semble se contenter ?
Comment retrouver un lien réel avec un mouvement social que la gauche gouvernante n’a eu de cesse de désarmer ?
Cela suppose une méthode, et probablement une ascèse préalable qui consiste, pour les partis, à se dépouiller, au moins le temps de la réflexion, ne rêvons pas, de leur relations de rapport de force pour travailler ensemble, d’égal à égal.
Au nom de quoi, pourrait-on objecter, le puissant Parti Socialiste, disposant de nombreux élus, accepterait-il de causer d’égal à égal avec des formations beaucoup plus modestes, voire électoralement marginales ? Au nom, tout simplement, de l’intérêt général de la gauche et du pays, qui inclut son intérêt bien compris. La perspective est celle de la construction sinon d’un projet commun, du moins d’un cadre de travail qui permette, des militants aux directions, de faire le point sur les convergences et les divergences existantes. Les appareils seront peut-être étonnés en constatant que la « gauche d’en bas » - si elle consent, elle aussi, à mettre un temps au vestiaire ses patriotismes de parti, honorables au demeurant – se trouve bien des affinités. Peut-être aussi s’en doutent-ils et le redoutent : les baronnies tremblent quand le peuple s’unit.
C’est à partir d’un noyau de convergences que la gauche peut se retrouver et avancer. Ce noyau existe mais est aujourd’hui caché, faute de dialogues. Ceux-ci vont certes se multiplier dans les mois à venir, élections obligent, mais ils feront, à l’habitude, l’impasse sur le fond pour laisser la part à la chasse aux places éligibles, habillant ensuite les accords éventuels d’une panoplie programmatique que d’habiles tâcherons savent tricoter en toutes circonstances. Comme si, au théâtre, le costume primait sur le texte. Soyons toutefois réalistes et optimistes : ces discussions culinaires sont inévitables et peuvent permettre des alliances opportunes sans trop d’opportunisme. Par exemple, le noyau de convergences, peu lisible aux niveaux national et international, apparaît plus aisément au niveau local. Les sujets qui fâchent (attitude vis à vis de la mondialisation, conséquences à tirer du libéralisme, construction européenne, politique énergétique, place des services publics, contrôles de l’Etat…), s’ils ne disparaissent pas, sont minorés par des valeurs partagées qui peuvent trouver des traductions concrètes en termes de politique de la ville, des transports, de politique culturelle, d’urbanisme, de vie associative, de soutien à l’emploi. Les majorités de gauche en charge de municipalités, de départements, de régions, hors ça et là quelques foucades vertes, fonctionnent plutôt bien. En tout cas sans les convulsions parlementaires de la défunte gauche plurielle. Et sans les OVNI politique qui virent, autre exemple, un MDC troquer deux places au parlement Européens contre une sourdine mise sur ses divergences avec le PS concernant l’Europe le temps d’une campagne.
Nous sommes donc favorable à la multiplication des dialogues, formels ou informels, entre les partis de gauche, les acteurs de la vie sociale et associative. Pourquoi ne pas proposer qu’une sorte de « comité des sages », formé de personnalités respectées mais ne participant pas aux appareils lance un appel pour que, sur tout le territoire, les femmes et les hommes de gauche se réunissent pour faire le point, pour chercher ce qu’ils ont, aujourd’hui, en commun. Les partis s’en méfieraient ? Ils auraient bien tort : il ont beaucoup à y apprendre, et peut-être d’abord à se transformer enfin, ce qui n’exclut pas la fidélité à leurs histoires

Internationalisme contre mondialisme

C’est devenu un lieu commun dans les discours pôlistes de rappeler que dans internationalisme il y a nation, et d’invoquer les mânes de Jaurès. L’internationalisme est un autre constituant de la gauche. Il n’est pas compatible, sur le fond, avec le libéralisme, qui est lui clairement mondialiste. Si François Gaudu l’écrivait, il dirait peut-être que c’est dans la nature des choses. Nous sommes dubitatifs sur la nature des choses, façon bonhomme de justifier les ordres établis.

Nous sommes internationalistes de façon relativement conséquente, plus conséquents en tout cas dans notre anti-mondialisme que dans notre anti-libéralisme. Nous le devons en partie aux réflexions de Sami Nair et de quelques autres sur la notion de co-développement, mise en acte possible des valeurs d’égalité et d’émancipation au niveau des relations internationales. Il est très inquiétant, parenthèse interne, que les motions préparatoires au congrès du pôle soient d’une intense discrétion sur ce sujet, pourtant majeur, pourtant susceptible d’apporter une vision alternative aux relations de domination qui caractérisent encore largement les rapports nord-sud et sous tendent l’organisation politique mondiale.


C’est encore l’internationalisme bien compris qui fonde notre défense de l’exception culturelle. Pas de gauche, diront certains « modernistes » : regardez, Le Pen est pour, Chirac aussi. Une fois de plus, on range dans le même tiroir des torchons et des serviettes. L’exception culturelle de M. Le Pen, c’est la défense des folklores et une prétendue « pureté » culturo-ethnique, alors, et heureusement, que rien n’est plus « impur » que la culture. L’exception culturelle de la gauche, c’est le droit pour toute nation, et pas seulement la France, de protéger et de développer, insistons sur le développement, les éléments de sa culture, de façon à les échanger avec profit mutuel. Comme l’a écrit avec bonheur Joào Silveirinho : « Le vrai moyen d’échange entre les peuples, celui qui apporte à chacun la vraie richesse, ce n’est pas l’argent, ni les marchandises, mais la culture et le savoir. »

Performance et compétition

Situons ce texte dans son contexte: l’idée en est venue en écoutant François Morel, psychologue, professionnel, et historien, amateur, dans le domaine de la toxicomanie.

Il avance une analyse qui tend à montrer que la consommation de substances psychotropes suit, comme d’autres consommations, non seulement des modes, mais des évolutions économiques et sociales lourdes. A époque d’angoisse, montée des sédatifs et des calmants divers. A époque d’euphorie, montée des anti-dépresseurs, des excitants.

Aujourd’hui, qu’on ne sait plus trop ou on en est, alternance et simultanéité, pour le plus grand bonheur des laboratoires pharmaceutiques et des dealers, fonctions parfois voisines qui ont d’ailleurs des points de rencontre, la Bourse par exemple. Des cycles, en quelque sorte, qui rejoignent assez les boucles que Jean Delons nous décrit depuis quelques temps avec talent et impertinence.

François Morel devisait ainsi, considérant qu’il n’est pas si étonnant que dans une société ou l’on doit afficher sa compétitivité, on ait recours à quelques adjuvants judicieusement adaptés : on connaît la dilection des sportifs pour certains mélanges (d)étonnants, l’addiction du monde « des arts et du spectacle » à des coke-tails revigorants, et la déferlante des prozacs en tout genre pour le commun des mortels.

On ne prétend pas ici à une analyse approfondie. Il s’agit très modestement d’ouvrir, peut-être, un débat, à partir d’humeurs et de quelques convictions.

Nous vivons une époque, on nous le dit chaque jour, on l’on se doit d’être compétitif et performant. Rien ne nous étonne de la part du grand capital, relooké ou non nouvelle économie. La nouveauté nous vient de la gauche, de celle, en tout cas, qui nous gouverne assez régulièrement depuis vingt ans. La France qui gagne, c’était nous. Va pour les élections, va pour le foot. Qu’y gagnions-nous, nous ? Qu’y gagnait en fait la France ?

Nous avons compris, en militants raisonnables, que la droite nous a longtemps joué le refrain de l’incompétence, de l’incapacité à gérer. D’un côté les bons sentiments, de l’autres les responsabilités. C’était bien sûr injuste, une ficelle bien grosse. Qu’il fallut tordre le coup à ces bobards a été nécessaire. On ne parlait alors ni de performance, ni de compétition, mais de compétence. Il fallait prouver que la gauche, aux affaires, n’était pas plus incompétente que la droite. Ce fut fait aisément, la tâche n’était pas si rude.

Entre temps, le monde change, la mondialisation arrive, c’est à dire l’extension à l’extérieur du modèle social américain. Il s’agit donc d’être compétitif et performant. Hors cela, point de salut, la compétition est impitoyable, les faiblards seront irrémédiablement éliminés. Est-ce bien raisonnable ?

On ne refera pas ici la critique, éculée, du marché comme moteur de l’économie. On sait depuis longtemps que c’est un outil précieux, mais non déterminant, dans une palette de dispositifs économiques diversifiés, pour la plupart remisés au grenier puisque non conformes au « nouveau » credo libéral. On reviendra seulement sur une idée, dont on aura compris que nous ne souhaitons pas démordre : si la compétence est nécessaire, utile, souhaitable, participant en première ligne de l’émancipation de l’humanité, il n’a jamais été démontré qu’elle soit davantage productive que d’autres modes d’organisation. C’est un credo, on l’a dit, un schéma mental, peut-être. On confond l’excellence, objectif louable, et la victoire, objectif passager et vaniteux. Prix Nobel, Oscars, Césars, Victoires, Coupes du Monde : on désigne les meilleurs ? Amusettes. Messier, Pinault, Arnault, Bolloré, le baron Ernest : héros de l’industrie ? Maquignons de luxe.

On rappellera, mais c’est presque superflu, que la compétition moderne n’a qu’un but, et un moteur : l’argent. Le sport devient spectacle, l’industrie la bourse, l’art le show bizz.
Dans ces conditions, tout doit pouvoir se vendre, nous y sommes presque. Et ce qui a le plus de valeur, on le sait depuis toujours mais on commence seulement à le marchandiser, c’est le temps, le temps du travail bien entendu, dopé à la performance, sorte d’hypertemps, ou nos vieilles « cadences infernales » sont devenues une norme, dont il faut être fier. Néo stakhanovisme, l’histoire est narquoise, mais il paraît qu’il trichait, lui. Mais aussi temps du loisir, envahi par d’autres compétitions, d’autres pressions.

Lafargue est bien loin, mais n’est-ce pas, pourtant, le moment de réécrire un droit à la paresse ? C’est une affaire de longue haleine, une reconquête de ce que tous les renoncements, toutes les trahisons, petites ou grandes, tous les accommodements de la gauche soit disant moderne face au libéralisme ont mis en péril. Le droit d’inventaire prendra du temps.

Le protectionnisme, dépêchons-nous avant que tout le monde y vienne

Chaque époque a ses idées reçues. Certaines d’entre elles sont même quasi éternelles. Parmi les nôtres, il y a l’irrémédiabilité de la mondialisation, qui va de pair avec les bienfaits inévitables du libre échange, pour peu que des arbitres en modèrent (éliminent, non, soyons réalistes, et sans abus, le libre échange, un, ne serait plus rigolo et, deux, n’existerait même pas) les abus.
D’ailleurs, l’histoire montre bien que le libre échange est supérieur à tout autre système : si l’Angleterre s’est industrialisée avant la France, c’est qu’elle était libre échangiste et nous colbertistes. Si la France a plongé économiquement entre les deux guerres, c’est qu’elle était protectionniste.
Tout ceci, que l’on enseigne encore dans les écoles, est bien sûr faribole. Ce sont les classes dirigeantes anglaises qui ont compris, avant les françaises, traumatisées de plus par le fiasco napoléonien, l’intérêt économique de l’industrie. Et le « libre échange » anglais du 19e siècle était largement bidon, assis en fait sur une exploitation impérialiste sans vergogne des colonies sur tous les continents. Le « libre échange » du gouvernement Bush est d’ailleurs un peu du même tonneau. Et entre les deux guerres, les européens libre-échangistes ont plongé aussi, et bien plus méchamment que les français. Bon, on arrête là pour les références historiques, c’était juste pour montrer qu’on avait, nous aussi, des munitions culturelles.
La croyance en la vertu du libre échange fait ces temps-ci monter au créneau quelques zélotes de la gauche socio-libérale, offrant le rempart de leur corps et de leur pensée, si on peut dire, à une OMC qui serait menacée par les altermondialistes et leur chef gaulois José le Moustachu. De l’ineffable Z. Laïdi à l’inévitable P. Lamy en passant par les leaders de la majorité du PS, tous s’y mettent : l’OMC, certes, ce n’est pas l’idéal, mais sans elle, ce serait pire. Ergo, ceux qui veulent sa mort sont des irresponsables, gauchistes, ça va avec. C’est oublier que le commerce, messieurs les experts autoproclamés, est aussi de la politique. L’instance politique internationale au niveau mondial existe. C’est l’ONU. Oh, bien imparfaite, elle aussi. Mais d’une certaine façon légitime. L’ONU a ses agences, imparfaites aussi, mais qui lui sont liées, l’OMS pour la santé, le BIT pour le travail, le PNUD pour le développement, la FAO pour l’agriculture et l’alimentation, etc. Tout ceci est bien beau, mais manque cruellement de moyens. Deux organismes internationaux importants échappent à la tutelle politique de l’ONU : le FMI et l’OMC. En fait, là où il y a les picaillons en jeu. Là où se situe le pouvoir économique. Là où se propage le libre échange. Là où on détruit les bases des économies des pays pauvres à coups d’ « ajustements structurels » (c’est le rôle des gangsters du FMI) pour les livrer ensuite au « libre échange » de l’OMC. Bien joué, quoique un peu trivial, puisque c’est le schéma classique du racket : un, je te démolis, deux, tu raques.
Conclusion, oui il faut une régulation du commerce. Mais à deux conditions. La première est que cette régulation soit sous la tutelle politique de l’ONU. La seconde, est qu’elle s’occupe éventuellement des scoubidous et assimilés, mais pas des produits et services dépendant des agences spécialisées de l’ONU. Les produits agricoles, à la FAO. La santé, à l’OMS. La culture et l’éducation, à UNESCO. Et comme d’autres biens et services doivent aussi échapper, au moins en partie, au marché, d’autres agences sont nécessaires, pour l’énergie, pour l’eau, pour les transports, liste non exhaustive.
Après ces fresques et frasques planétaires, atterrissons dans notre cher hexagone. Pour la première fois, nous annonce un économiste, les emplois détruits en Europe de l’ouest, et notamment en France, par les délocalisations sont supérieurs en nombre à ceux créés par les services et les secteurs de pointe. Que ce soit réellement la première fois, nous en doutons. Mais c’est la première fois qu’un économiste institutionnel l’admet, ou le découvre. Et ça ne va pas s’arranger, insiste ce gâte-sauce. Et nous n’avons plus de sources de création de nouveaux emplois en réserve, pleure ce rabat-joie. Maintenant, ce sont des travaux très qualifiés qu’on délocalise, programmation et autres turbins informatiques, commerce en ligne, marketing etc. Nos économistes découvrent la lune, mais nous autres, qui avons lu les auteurs sinon bons du moins informés nous souvenons de ce qu’écrivait Robert Reich, conseiller social de Bill Clinton au début de son premier mandat. L’humanité laborieuse devait se diviser en trois catégories : les industries de production, de plus en plus délocalisées, prolétarisées, automatisées, les services de proximité, mal payés mais de plus en plus nécessaires à la classe dominante, qu’il nommait, non sans humour, les manipulateurs de symboles (financiers, consultants en tous genres, politiciens …). Bref, le grand retour du personnel de maison auprès des nouveaux puissants et le ballet urbain des livreurs de pizzas, le tout assis sur un lumpen mondialisé. Nous y sommes presque. Voilà à quoi mène le libre échange à tout va. Voilà pourquoi il est nécessaire, socialement, mais aussi économiquement, de revenir, au moins en partie, au moins pour les secteurs que nous avons évoqué précédemment, à des mesures de protection. Elles ne sont pas égoïstes, pas plus en tout cas que le libre échange que nous connaissons. Elles permettent, et même invitent à la réciprocité : pour les pays les plus pauvres, le protectionnisme est une condition indispensable pour marcher vers le développement. N’importe quel acteur du développement sait ça, depuis des lustres.
Le protectionnisme redonne des marges de manœuvre au politique, que ce soit dans un cadre national ou dans une zone géographique donnée. On oublie un peu vite que le Marché Commun, ancêtre de notre Union Européenne, a pu s’épanouir, avant de se vautrer dans les délices libéraux, grâce à des protections douanières (T.E.C., Tarif Extérieur Commun) face à l’extérieur.
Un pays comme le nôtre peut-il, unilatéralement, prendre des mesures protectionnistes sans subir des représailles considérables ? Nooon, crieront, effarés, hagards, apoplexiques, les prêtres libéraux, sociaux ou pas. Un premier argument sera que, le voudrait-elle, la France ne peut pas décider de telles mesures, compte tenu de ses engagements européens. Irrecevable bien sûr : l’Europe a autant besoin de la France que celle-ci de l’Europe, et ce qu’un accord a fait, un autre peut le défaire, sauf à considérer que l’Europe est une geôle perpétuellement vouée au libéralisme. Le second tient au fait que la France est dépendante de l’extérieur pour beaucoup de ses approvisionnements, et y a des débouchés pour ses produits qui sont vitaux pour nos entreprises. Une politique utilisant avec doigté le protectionnisme est aussi une politique où la diplomatie retrouve de l’importance, où les accords bilatéraux retrouvent force au détriment, partiel, des accords multilatéraux. On a là, soit dit en passant, une application sensée du principe de subsidiarité. Aux accords multilatéraux les grandes questions internationales. Aux accords bilatéraux les arrangements de confort entre amis.
Lors de nos échanges avec nos concitoyens, de tous milieux, nous constatons que l’idée d’un protectionnisme tempéré séduit de plus en plus. Ce truc là va devenir furieusement tendance, vous allez voir. Alors, pour une fois, soyons en avance, lançons la protection fashion.

A quoi sert l'Europe?

C’était un soir brumeux d’automne. Je m’enfonçais dans un étroit passage, désert, aux lisières du huitième arrondissement de Paris. Au rez de chaussée de l’une des demeures cossues qui bordaient le passage, une faible lueur. J’entrai, et accédai à ce qui ressemblait à une chapelle désaffectée. Le club Transverselles, proche du parti socialiste, disait l’invitation que j’avais reçue par des voies électroniques, tenait réunion sur l’Europe. L’officiant invité, un dénommé Franck Biancheri, décrit par les plaquettes éditées par l’association qu’il semble présidé comme un européen considérable, désigné par un hebdomadaire américain à grand tirage comme l’un des trente « european heroes », avec des gens comme Chirac ou Zidane, plus fort que Giscard à l’Académie, se lançait dans un large plaidoyer pour l’Europe supranationale devant un auditoire attentif. Je n’ai posé qu’une question, bien naïve après tout : le héros européen pouvait-il faire un bilan sommaire des actifs et des passifs que l’Europe nous avait apportée depuis vingt ans ? Le héros ne le prit pas bien et me le fit vertement savoir. La question est sans objet, condescendit-il à répondre : l’Europe est un train en marche que rien ne peut arrêter. D’ailleurs, le héros est en train, encore, de faire une série de 150 conférences dans toute l’Europe, aux frais de la Commission sans doute, et il affirme que ses idées sont partout entendues. L’Europe est donc un train, qui devrait, selon lui, être conduit par un Chef désigné parmi les chefs d’état européens. Où va le train ? Peu importe puisqu’on ne peut pas l’arrêter. Peut-on quitter le train. En théorie oui, mais en pratique, non, dit le héros. Bref, pensai-je, nous voilà dans un train sans rails, qui ne s’arrête pas, qui nous conduit n’importe où, conduit par quelqu’un choisi en petit cercle. Peut-être, soyons optimistes, nous demandera-t-on notre avis sur la couleur des sièges. Ainsi va l’Europe des propagandistes béats.
L’Europe que nous connaissons s’est construite sur des fondements avant tout économiques, même si ses « pères fondateurs » avaient, pour certains d’entre eux, des visées politiques. Il s’agissait, rappelons-le, de construire l’Europe de la paix, après des conflits mondiaux qui l’avaient durement éprouvée. Les premières décennies ont été fructueuses, éloignées en bien des points du credo libéral qui domine aujourd’hui : un tarif extérieur commun permettant aux agricultures et aux industries européennes d’évoluer et de se structurer, liberté des Etats de conduire des politiques industrielles, parfois fondées, comme en France, sur des projets structurants dont certains font encore sentir leurs effets aujourd’hui. Peu à peu, le libéralisme a grignoté cette Europe économique, peu politique il est vrai, mais assez efficace.
Car la construction politique nécessite d’autres bases que le seul jeu de l’économie, surtout quand cette « économie » se réduit peu à peu à sa composante financière. La construction politique suppose une histoire commune, des valeurs et une culture partagées. Elle prend du temps. Il existe certes des valeurs partagées, la démocratie, la déclaration des droits de l’homme (mais pas toujours du citoyen). Mais d’autres ne le sont pas, parmi lesquelles la laïcité, la république. On peut certes, vu de Paris, penser que la monarchie anglaise, par exemple, est un aimable folklore. Qu’on ne s’étonne pas alors que certains de nos voisins considèrent notre laïcité, notre république, comme d’autres survivances du passé, que la constitution concoctée devrait aussi rendre folkloriques. Les cultures des pays européens sont riches, privilège de longues histoires. Elles peuvent se ressembler, mais ne sont pas communes. Il importe même qu’elles ne le deviennent pas, comme il importe que les échanges entre ces cultures s’intensifient, que les savoirs se mettent en commun. N’en déplaise à certains, il n’existe pas de nation européenne. Il faut y travailler ? Sans doute, mais ni l’évolution actuelle de l’Europe, ni le projet de constitution n’en prennent le chemin.
Les pinaillages sur les institutions, les majorités qualifiés ou pas, les doubles majorités, ont peut-être une importance. Mais ce que voient et comprennent de plus en plus les salariés de notre pays et des pays voisins, c’est que l’Europe du libéralisme, déjà en marche et que le projet de « constitution » entend rendre irréversible (quelle illusion ! Les peuples finissent toujours par se réveiller et les tyrans par être abattus, que ces tyrans aient un visage ou l’impersonnel masque du libéralisme, dit non sans emphase l’ami Silveirinho), broie les emplois, encourage les délocalisations, réduit services publics et garanties sociales, s’attaque aux cultures, néglige la recherche et l’enseignement. Alors, pas d’Europe ? Si, mais pas celle-là.
On n’équilibrera pas la puissance américaine en reprenant le modèle idéologique américain, comme le fait le projet de constitution, mais en construisant un modèle européen, solidaire et social, ouvert au monde et notamment au Sud, union d’états de pleine capacité, acceptant de partager des compétences sans abandons de souveraineté, mettant en œuvre des projets industriels structurants au lieu d’un contrôle pointilleux de la concurrence, où les cultures et les savoirs passent davantage les frontières que les capitaux.


UN GRAND CHAMBARD POUR L’EUROPE ?

C’est la dernière idée à la mode, dont les promoteurs savent pertinemment qu’elle est irréalisable dans l’immédiat, ce qui ne l’empêche pas d’être perverse pour plus tard : il faut élire une assemblée constituante européenne.
Il est dommage que ce soient ceux qui prônent, à juste titre, un aggiornamento du socialisme français, englué dans les collusions libérales qui aient enfourché ce canasson. D’Emmanuelli, Mélenchon, Montebourg, Peillon, par ordre alphabétique, et compagnie, on attendait mieux.
Une observation d’une grossièreté qui ne nous dérange pas, et nous ravit au fond un peu : il n’y a aucune urgence. Cette proposition ne correspond à aucune demande sociale. A un moment où les retraites sont amputées, les minima sociaux bousculés, le chômage en pleine forme, le droit du travail sérieusement menacé, la justice sous pression, le droit pénal malmené, la recherche sacrifiée, l’enseignement supérieur à vau l’eau, l’école malade, l’hôpital bientôt réduit à la charité et encore, l’environnement gravement menacé par les pollutions de toutes sortes, les inégalités, chez nous comme partout dans le monde, galopantes, voilà que ces messieurs se découvrent une irrémédiable urgence : une assemblée constituante européenne.
Certains, pas tous il est vrai, des promoteurs de cette faribole, s’apprêtaient à voter la « constitution Giscard », faute de mieux disaient-ils. C’est dire leur haut niveau d’exigence vis-à-vis de l’Europe.
Une autre observation, de haut vol celle là, pour montrer qu’on peut aussi : une constitution suppose une volonté populaire de constituer une nation, ou au moins un consensus à ce sujet. Ce fut le cas aux Etats-Unis, avec certes des soubresauts, mais quelle nation s’est constituée sans soubresauts ? Ce fut le cas au Brésil, en Suisse, pour ne citer que quelques exemples de modèles fédératifs ou confédératifs. Ce ne fut pas le cas en Union Soviétique, avec les conséquences que l’on sait lors du dépérissement du régime communiste. Cette volonté ou ce consensus se fonde, pas toujours mais presque toujours, sur des éléments forts de culture commune, dont la langue est souvent l’un des vecteurs principaux (la Suisse constitue à ce niveau un cas très particulier). Cette culture commune suppose des brassages, des échanges d’idées, de créations, de savoirs. Elle progressera avec la mise en commun de projets, industriels, scientifiques, universitaires, culturels encore. Les fondateurs de l’Europe ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés. Nous vivons encore avec des étendards européens datant de cette époque : Airbus en est le vivant exemple.
Cette Europe là est aujourd’hui en panne. L’Europe est devenue une zone de libre échange, objectif d’ailleurs avoué des britanniques dès leur adhésion, soumise à la loi des marchés, où les politiques nationaux, de droite comme de gauche, ont trouvé un outil commode pour se dessaisir de leurs responsabilités. La « constitution Giscard » ne faisait qu’acter cet état de fait, inscrivant sa vocation libérale comme pierre angulaire de son identité. L’Union Soviétique ne pouvait pas être autre que communiste. L’Europe ne pourrait pas être autre que libérale.
Qu’on ne s’y trompe pas : tout projet constitutionnel entamé aujourd’hui, ratifié ou non par le suffrage universel, et ce d’autant plus que les dirigeants des nouveaux entrants ont la fibre libéralo-américaine solidement ancrée, sera d’essence libérale. Pour qu’il en soit autrement, il y a lieu de conduire un combat préalable. Et ce combat, seuls des états européens politiquement forts sont en mesure de le mener.
Il passe par la renégociation de multiples accords ou traités, par l’inversion de certaines priorités : la recherche, la culture, la coopération, parents pauvres de l’action européenne, doivent devenir ses points de force.
Il passe par la mise à bas de la plupart des directives instaurant la concurrence comme mode de gestion européenne. Remplacer le commissariat à la concurrence par un commissariat aux grands projets industriels serait significatif.
Il passe par la priorité du social sur l’économique, faute de quoi l’Europe ne sera qu’une pâle copie des Etats-Unis (et encore, sans même le volontarisme industriel américain).
Il passe par la reprise en main par les Etats des services publics et, plus généralement, des secteurs qu’ils estiment d’intérêt général pour eux. Ce n’est pas à une commission Tartempion, ni même à un gouvernement européen de le décider.
Il passe par une lutte réelle contre la spéculation et plus globalement le tout financier. Instaurer une taxe de type Tobin est possible. Même dans un seul pays, même en la limitant dans un premier temps aux mouvements financiers de source ou de destination interne. Pour information, Lula vient de le faire au Brésil.
Aux zélotes d’une assemblée constituante, nous disons ceci : commençons par le commencement, camarades, faisons en sorte que la gauche, en France et dans d’autres pays, soient les défenseurs de ce combat, de ce grand chambardement européen qui peut nous permettre d’échapper au libéralisme. Et puisque ce sont pour l’essentiel des membres du parti socialiste, ajoutons ceci qui leur ira droit au cœur : à chaque fois, depuis vingt ans, que la gauche a choisi la voie européo-libérale, elle s’est plantée aux élections. En voilà un argument qu’il est bon.



L'impensé de la propriété

Il n’y a pas si longtemps, un Président de la république, Georges Pompidou avait formulé le projet sans ambage : la meilleure façon d’avoir la paix sociale et une droite éternellement au pouvoir était de transformer la France en un « pays de propriétaires ». Mission en partie accomplie, quoique n’ayant pas donné les résultats escomptés. Nous sommes loin aujourd’hui des orfraies proudhoniennes (la propriété, c’est le vol). Et depuis le prurit autogestionnaire des années 70 et la vague nationalisatrice de 1981, la question de la propriété n’est plus guère débattue hors, en termes trop souvent convenus, dans quelques cercles d’extrême gauche. On a parfois même l’impression, lorsque l’Etat brade tel ou tel service au privé, que les protestations des politiques concernent davantage le devenir, certes préoccupant, des agents des services concernés que le devenir du service lui-même. Preuve renversée : il est bien rare que, lors de la construction de leurs programmes et des échéances électorales, nos braves et courageux partis de gauche proposent le retour dans le service public d’institutions privatisées, sauf, de ci de là, au fil si on peut dire, l’eau (MRC, PC). Et encore ne s’agit-il pas dans ce dernier cas d’un réel problème de propriété, puisque les sociétés gestionnaires de l’eau ne sont que concessionnaires. Au moins tant que l’OMC ou les Etats-Unis ou les deux, ils sont si proches, une sorte de mystère de la sainte dualité n’auront pas décidé que l’eau de vient un bien privé.
PROPRIETE ET BOURGEOISIE
Mais revenons à l’affaire de la propriété. C’est probablement ce qui, dans le droit français, est le mieux protégé. Incomparablement plus que le travail, beaucoup plus que la santé. Notre brave révolution républicaine fut, on l’oublie trop, une prise de pouvoir de la bourgeoisie. Et ce qui caractérise au premier chef la bourgeoisie, c’est de posséder. « Les possédants », c’est ainsi que pendant longtemps la gauche nommait la bourgeoisie honnie., du temps où elle faisait peur (n’est-ce pas le bon Léon, pas Trotski, l’autre, Blum, qui disait qu’il faudrait s’inquiéter le jour où la gauche ne ferait plus peur ? Léon, si tu nous regardes, ça doit faire un bail que tu t’inquiètes un max).

D’aucuns ont distingué deux types de propriétés, celle des moyens de production et celle du reste. La frontière n’est pas si simple. Je suis propriétaire de mon logement ? Pas de problème, pas bourgeois. Je suis propriétaire de plusieurs, que je loue. Problème. Suis-je un épargnant qui, à la sueur de son front a peu économisé pour arrondir ma maigre retraite par les maigres loyers que je vais arracher à des locataires par ailleurs négligents, vous ne pouvez pas savoir, ou qui a prévu le logis de ses enfants lorsqu’ils seront grands, et, en attendant, paye ainsi leurs études (c’est fou ce que l’enseignement privé a augmenté ces temps-ci) ? Ou bien suis-je un odieux exploiteur de prolétaires qui n’ont pas les moyens, eux d’acheter un logement et qui attendent depuis une quinzaine d’années un logement social ? Courage, ils ne sont plus que 22212èmes sur la liste d’attente, ça approche. Aux siècles derniers, le moyen de production, en gros, c’était la machine. Aujourd’hui, ce n’est plus aussi facile.
DES MODES D’APPROPRIATION
Pour les marxistes, le problème de l’appropriation des moyens de production est central. On en trouve encore trace dans les textes du parti communistes, et, bien sûr, dans les analyses de l’extrême gauche. Pour les marxiens que nous nous devrions d’être, il demeure très important. De la forme d’appropriation des moyens de production, au sens large, dépend tout une organisation de la société. Si on veut faire vite, une appropriation collective publique favorise, pour peu que les objectifs soient démocratiquement définis et contrôlés. Une appropriation privée est la marque d’une économie libérale qui a évidemment des conséquences sur la société et ses valeurs. La distinction opérée en son temps par Lionel Jospin entre une économie de marché, qu’il prétendait contenir, et une société de marché, qu’il acceptait, ne tient pas la route une seconde. Une des multiples raisons de son dérapage. Il existe des modes d’appropriation collective privée, sous forme mutualiste, coopérative ou associative, souvent désignées par les termes d’économie sociale et d’économie solidaire.

Un projet politique doit nécessairement se poser la question, sans dogmatisme excessif certes, mais avec conséquence, des domaines qui ressortissent des différents modes de propriété.
Trouver un équilibre entre l’efficacité économique et sociale, la justice économique et sociale, la nécessaire promotion, si on est à gauche, des valeurs citoyennes n’est évidemment pas simple. Mais le lecteur ne sera pas surpris si nous défendons une extension audacieuse de la sphère d’appropriation collective, qu’elle soit publique ou privée. C’est le plus sûr levier pour faire prévaloir l’intérêt général. C’est aussi, pour la sphère privée, un retour aux valeurs autogestionnairs, un peu trop vite oubliée par une certaine gauche gestionnaire sans auto, hors celles de fonction, et éblouie par charmes de la finance

Egalité, vraiment?

On raille régulièrement les français à propos du grand écart qu’on constate entre la fière égalité proclamée sur nos frontispices, accolée pour une certaine éternité aux deux autres vertus cardinales républicaines, et la soif inextinguible de privilèges que relèvent avec amusement ou irritation, selon les cas, nombres d’observateurs de chez nous ou étrangers.

La course aux privilèges, expression d’un besoin de reconnaissance, est sans doute fortement ancrée dans l’humaine nature, et certainement pas une spécificité française, mais notre paradoxe tient à ce contraste entre l’égalité arborée et le passe-droit revendiqué.

Reconnaissons que l’époque est favorable. Aux passe-droits, pas à l’égalité. La furieuse idéologie compétitive, qui fait des ravages jusque dans les esprits de nos meilleurs républicains s’accompagne, forcément, de lauriers pour ceux qui « réussissent ». Ces antiques lauriers prennent diverses formes dans notre modernité : passer chez Ardisson (un must), être admis dans les carrés VIP, qui envahiront bientôt le moindre concours de belote, tutoyer un important (ce qui peut signifier que les hasards des réservations SNCF vous a placé durant quelques kilomètres dans un compartiment très voisin, signe aussi, tout de même, que vous voyagez en première)…

Lors d’une récente manifestation, quelques individus, dont on dit que certains avaient échauffé leur détermination au pastis, ont prétendu interdire la présence dans le carré de tête (c’est le carré VIP des manifs) d’un ancien ministre de la république. L’action est bouffonne, comme il se dit dans les cités, marque d’intolérance et de peu de conscience démocratique. Mais le résultat de cette vilaine action a été que les gentils organisateurs de la manifestation, constatant que les lascars pintés ne bougeaient pas d’un pouce, ont dissous le carré de tête, ce qui permit au cortège de s’ébranler et d’arriver paisiblement au port prévu. A quelque chose, le malheur causé par quelques nervis fut bon : l’évanouissement du carré de tête. Nous eussions souhaité que cela constituât une sorte de jurisprudence manifestationnaire, et que les carrés de tête disparussent à jamais des foules de la gauche. Fol espoir, bien sûr : le carré de tête réapparut dès la manif’ suivante.

Tout cela paraît anecdotique, mais est révélateur d’un malaise de la pensée. Celles et ceux, autre exemple encore récent, qui s’étaient reconnus dans tel discours républicain lors de la dernière campagne présidentielle, avaient été surpris, les naïfs, irrités, les bougons, navrés, les blasés, de voir apparaître puis s’incruster dans l’entourage du candidat nombre de courtisans assidus, flaireurs de prébendes, pour le coup déçus car le candidat ne fut pas élu, et repartant aussitôt la défaite consommée, et même un peu avant, dès fois qu’il soit encore temps de voler au secours d’une autre victoire.

D’aucuns, peut-être à défaut de l’éradiquer, ont tenté de théoriser, enfin n’exagérons rien, le laurier. D’aucuns de ces d’aucuns ont nommé la chose élitisme républicain. Par rapport à l’élitisme tout court, snob ou bourgeois, vicié sinon vicieux, l’élitisme républicain est, lui, vertueux. La nation rendant hommage à ses enfants méritants, depuis l’école (les prix) jusqu’aux monuments aux morts, en passant par les diverses breloques qui égayent de taches de couleur les sombres costumes des élites (tout court ? républicaines ?) dont on soupçonne quand même que, dans tous les cas, elles ont une furieuse tendance à la cooptation, à la consanguinité de classe.

L’inégalité économique et sociale est évidemment bien plus dramatique que ces inégalités citoyennes que nous brocardons, aimablement. Mais lutter contre les unes, les sociales et économiques, n’implique-t-il pas de se débarrasser des oripeaux de cette société du privilège, auxquels la gauche, ou au moins beaucoup de ses représentants, paraît attachée très au delà du raisonnable ?

La société du conformisme, aussi, gangrène la gauche (elle est à droite quasi congénitale). Citons ici, un peu longuement, Serge Marquis* : « Des milliers de gens se sont engagés avec nous sans pouvoir jouer un rôle actif autre que de distributeurs de tracts ou colleurs d’affiches : surtout pas de politique, on en fait pour vous… là-haut ! Un rapport assistants-assistés patent, dans nos réunions, dans nos meetings… Il y aurait beaucoup à dire sur la vision institutionnelle de la politique qui existe parmi “ nos ” chefs… Et, bien entendu, comme ceux-ci nous ont amené à l’échec que l’on sait, beaucoup de ces militants sont partis, ne trouvant de toute manière pas leur place dans une structure qui voudrait les contraindre à se glisser dans le moule pré-établi par certains, au détriment de leur personnalité souvent autrement plus trempée que celles des soi-disant responsables. Or s’il y a une leçon évidente, qui saute aux yeux, pour qui veut bien voir et n’entend pas s’installer dans une posture, c’est la sous-estimation de l’état décomposé de notre société, la crise non seulement économique et sociale (qui ne compte pas pour peu) mais aussi existentielle qu’elle traverse ».

Ce que Serge Marquis dit à propos de telle campagne est bien probablement transposable aux autres partis de gauche. La vieille plaisanterie des temps mitterrandiens est plus que jamais d’actualité : tous nous sommes égaux mais il en est de plus égaux que d’autres.

La gauche dite caviar a fait des ravages électoraux, mais ces excès, mieux cachés à défaut d’avoir disparu, ne dispensent pas de réfléchir à ces multiples atteintes, qu’on ne perçoit plus, parfois, tant elles sont dans notre ordinaire, à la pratique de l’égalité citoyenne. Et de tenter, modestement mais avec ténacité et ironie, de les réduire, peu à peu.
(à suivre)
*Serge Marquis collabore à la revue Utopie Critique

Laïcité, que de bêtises écrites en ton nom

C’est le dernier débat à la mode. Faut-y une loi sur le voile ou faut-y pas. De jeunes pousses (de moins en moins jeunes tout de même) socialistes, tels J. Dray ou B. Leroux y vont de leur couplet sur la loi sur le voile. Plus mesuré, F. Hollande (mesuré en tout, F. Hollande, un modèle de mesure) parle de loi sur les signes religieux extérieurs. C’est mieux, la mesure paye. La Banquise, c’est bien connu, est réputée pour son haut degré d’ouverture, sauf qu’à gauche quand même, ne poussons pas. La tolérance, nous sommes une ses maisons, comme disait l’autre. Encore que : João Silveirinho est furibard, écoutons-le : « Ils commencent à nous les briser plus que menu, les grenouilles de bénitiers de Jésus, d’Allah, de Yahvé et autres marques. L’évêque qui nous raconte que l’Etat est laïque mais que la société ne l’est pas, T. Ramadan qui s’invite au FSE, mais je parie qu’il n’y dira pas un mot sur la charia ni sur ce qu’il pense de la femme dans son islam, le patron du CRIF qui mélange allègrement antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme et antisharonisme, le dalaï lama qui réunit des milliers de gogos payants pour raconter ses fadaises, les scientologues qui ont trouvé la parade imparable contre la drogue : les oeuvres de R. Hubbard plus quelques milliers d’euros versés à la cause. Au Portugal, à l’époque de la « révolution » des œillets, les anarchistes locaux avaient écrit sur les murs : « si dieu existe, c’est son problème, pas le nôtre ». Bien vu, pour une fois, les anars. Bon, d’accord, chacun est libre de se faire entuber par une chapelle. Mais de là à encourager l’entubage, il y a un pas. Laissons les voiles, les kippas, et les cornettes et les robes de chambre, pardon, les soutanes, vont réapparaître. ». Abrégeons, car notre rédac’chef est intarissable sur la question et riche est son vocabulaire blasphématoire. Il est consternant qu’on passe autant de temps autour de ce qui devrait être une évidence : tant à l’école que dans les services publics, aucun signe d’appartenance religieuse, politique ou syndicale ne doit apparaître. Dans la rue, tant que vous voulez, tant pis si des nanas veulent se déguiser an boîte aux lettres, comme dit Charlie Hebdo, ou si des jeunes gens veulent se calotter ou parter des crucifix monumentaux. Silveirinho regrette même l’abandon de la « robe de chambre », comme il dit, et des cornettes, car on n’a plus l’occasion de crier crôa crôa à leur passage, c’est son côté gamin. Continuons sur le couvre chef. La politesse est le premier rempart contre l’incivilité. Et la politesse indique qu’on se découvre devant des tiers. Alors, à l’école, pas de voile ou de kippa, mais pas de casquette ou de bonnet non plus. Et pas de marque ostensible, tant qu’on y est.
Revenons au général. René Rémond, universitaire cul-bénit en retraite, et membre de la commission Stasi qui planche sur le sujet a cafté, horrifié, aux évêques réunis pour leur loya jirga à eux, qu’il avait rencontré des intégristes de la laïcité. Hou la la, quel oxymoron, comme dirait le Che ! Qu’il y ait des anticléricaux virulents, tels l’ami Silveirinho, c’est une chose, mais des intégristes de la laïcité ?
Seraient-ils, ces « intégristes », ceux qui veulent une société laïque, comme le craint l’évêché. C’est bien le moins. Liberté de culte, bien sûr, liberté d’expression, évidemment, mais pas dans l’espace du service public. Et la liberté d’expression vaut aussi pour les athées. Nous nous sommes toujours méfiés de la « laïcité ouverte » prônée par certains à gauche : pas de contenu, attrape-tout vaguement idéologique pour cacher, mal, un attrape-tout électoraliste. Et nous sommes sidérés par le discours de certains verts qui réfutent la laïcité, considérée comme ringarde, pour la remplacer par le « concept » (hin hin) de « société ouverte ». Les Verts sont, officiellement, « mondialistes ». pas internationalistes, mondialistes. Le problème, c’est que dans une optique mondialiste, la différenciation, nécessaire, se fait par le communautarisme, et non par la nation. Ceci implique le remplacement d’une construction politique, la nation, par une construction, finalement, ethno-géographique, la communauté. Ce qui nous ramène quelques siècles en arrière.
Henri Pena-Ruiz, l’un de nos meilleurs philosophes, a publié un excellent ouvrage (La laïcité) que chacun devrait lire, encore qu’il soit possible que le professeur Rémond le range dans la catégorie des intégristes de la laïcité. Pena-Ruiz montre lumineusement l’imbrication presque consubstancielle de la laïcité et de la république. Un modèle de tolérance, de clarté, d’intelligence. Et pour ceux qui s’intéressent au cas particulier du voile (car ce n’est qu’un cas particulier, mais diablement éclairant sur une certaine conception de la condition féminine), on ne peut que conseiller la lecture de Bas les voiles, de Chandortt Djavan, qui sait, intimement, de quoi elle parle.


SERVICE PUBLIC, INTERET GENERAL
Par João Silveirinho


Le service public et l’intérêt général ont été, deux des multiples mamelles de notre modèle républicain. Face au triptyque (encore le religieux ?) Liberté-Egalité-Fraternité, le service public était, d’une certaine façon, un instrument égalitaire, et l’intérêt général une manifestation du genre fraternel.
Ces notions ont toujours suscité des débats, et les adversaires n’ont pas manqué : ceux qui ne croient pas à l’égalité (parmi eux, bien sur, les racistes), ceux qui considèrent, non sans quelque raison, que l’intérêt général est un concept peu clair, difficile à faire apparaître dans le long terme, irrespectueux des intérêts des minorités, quand ceux qui le manient ne s’en servent pas, au pire, comme cache sexe d’intérêts particuliers.
Le modèle républicain centraliste français a pourtant fait passer les notions de service public et d’intérêt général dans le corpus de nos idées reçues, que l’on n’osait, sauf dandysme monarchiste ou originalité mondaine, remettre vraiment en cause. Les précautions ont toujours cours chez les politiques. Il ne s’agit jamais de nier l’intérêt du service public, mais de l’« aménager », de « mieux le définir ». On ne saurait aller contre l’intérêt général, mais il est vrai que sa manifestation traditionnelle (l’assemblée représentative issue du peuple) s’est considérablement affaiblie, en ces temps de 5e République, d’Union Européenne et de multiples bazars supranationaux. Ceci pour les superstructures. En bas, les communautarismes divers, les poussées individualistes (l’avantage de la liberté sur l’égalité et la fraternité ?) font avancer, dans certains cercles, la primauté d’intérêt général limité au local, bref d’intérêt capitaine ou caporal. Les politiques dites de discrimination positive posent également question.

Quant au service public, les libéraux ont toujours souhaité le limiter au pouvoirs dits régaliens de l’Etat (justice, police, armée), laissant le reste livré aux bienfaits des mécanismes de marché. Cette bataille, qu’ils ont si longtemps perdue en France qu’ils avaient un temps renoncé à la livrer, fait à nouveau rage. A la question idéologique (marché versus Etat), se sont ajoutées des considérations diverses : efficacité, réputée moindre, de services fonctionnarisés, sédimentations diverses qui font que le service public ne répond plus aux attentes des citoyens, lieu de « politisation » excessive (l’entreprise, elle, n’est jamais politique). Toujours est-il, on le sait, que le marché, au niveau mondial, envahi des secteurs considérés depuis longtemps comme ressortissant du service public (et de l’intérêt général) : transports, énergie, eau, postes et télécommunications, et maintenant santé et enseignement, voire une partie de l’activité judiciaire (il existe des prisons privées). Bruxelles met en avant la notion de service universel, assuré par des entités privées ou publiques : on remplace alors, pour faire court, l’égalité par la charité.



RECHERCHE ET GRANDS PROJETS

Voilà deux ans que l’association GAPSE lance un cri d’alarme sur la situation de la recherche en France et en Europe. Ses animateurs, Michel Lefebvre, Yvonne Mignot-Lefebvre, Jean-Claude Fiemeyer, sont venus nous en parler voici quelques mois lors d’un café-débat de la Banquise. Depuis, l’appel Sauver la recherche a mobilisé la communauté scientifique et une frange non négligeable de l’opinion. La presse généraliste publie dossier sur dossier. Comment a-t-on pu en arriver là ? Seule l’UMP ne se pose pas la question, occupée qu’elle est à satisfaire nos sympathiques restaurateurs. Et reconnaissons que les gouvernements précédents ne se sont guère souciés du problème, depuis 1983, c'est-à-dire, de fait, depuis l’abandon d’une véritable politique industrielle.

Vingt ans ont passé et il convient peut-être de rappeler certains choix, et leurs conséquences. Le choix de 1983 (« la parenthèse de la rigueur ») est un choix économique majeur, celui du primat de la politique monétaire sur toute autre considération économique ou sociale. Pierre Bérégovoy en sera l’un des principaux artisans, et y oubliera certains « fondamentaux » de la gauche. Car la priorité à la monnaie (au « franc fort » en l’occurrence), c’était déshabiller nos industries au profit de nos banques, c’était, in fine, privilégier la bourse et ses spéculateurs par rapport à l’industrie et ses investisseurs.

Ajoutons à cela la spirale libéraliste enclenchée à Bruxelles (mais avec, ne l’oublions jamais, le consentement, quand ce ne fut pas la bénédiction, des gouvernements de gauche européens, parfois majoritaires sur le continent) et la boucle est bouclée. Car, rappelons-le, le libéralisme est la doctrine de l’instant, pas de l’avenir, et la recherche, l’industrie même, c’est un pari sur l’avenir. Et rappelons aussi que la recherche et l’industrie sont intimement liées, se nourrissant l’une l’autre.

D’aucuns s’étonneront, dans ces conditions, que les Etat-Unis, chantres du libéralisme, occupent une place prépondérante dans la recherche mondiale, et que l’industrie américaine, hors quelques branches liées à certains biens de consommation, demeure puissante. Deux explications principales peuvent être avancées.

La première tient à une prime de position dominante. L’industrie américaine, même dans les cas où elle fait produire ailleurs, demeure le centre de décision. C’est beaucoup moins le cas en Europe, où le « patriotisme d’entreprise », qu’il soit national ou européen, est moins prégnant, d’une part, et où les contrôles capitalistiques sont beaucoup plus internationalisés qu’aux Etats-Unis. La France se distingue d’ailleurs dans ce contexte : ses entreprises « nationales », sont contrôlées plus que dans tout autre pays européen par des capitaux étrangers, et notamment américains. Autrement dit, de plus en plus de décisions industrielles concernant l’Europe se prennent hors d’Europe ou sans considération significative pour les intérêts européens ou nationaux. Parmi ces intérêts, il y a bien entendu les conséquences sociales de l’industrie (l’emploi), et les conséquences sur les savoirs nécessaires (la recherche).

L’autre explication est plus politique encore ; le libéralisme américain est dans les faits davantage un produit d’exportation qu’une réalité intérieure. Aux autres on dira, ou on ordonnera, directement ou par FMI interposé qu’il convient de réduire les déficits, d’abaisser les barrières douanières, de supprimer les aides de l’état qui « faussent la concurrence ». Mais on se gardera bien de le faire pour soi, ou alors juste un tout petit peu pour montrer que.

Par l’intermédiaire notamment, mais pas seulement, des énormes crédits accordés à la défense, la puissance publique américaine alimente fortement l’industrie américaine et la recherche. Si bien que les Etats-Unis sont, à quelques autres exceptions près (Corée du Sud, Chine), l’un des rares pays à mettre en œuvre des grands projets. Qu’ils soient appuyés principalement à la politique de défense n’est qu’une concession de forme au discours libéral (puisque la défense, n’est-ce pas, est régalienne et échappe au marché). Et nous avons constaté depuis longtemps que les retombées des crédits dits de défense ont innervé des pans entiers de la recherche et de l’industrie américaines fort éloignées des stricts impératifs de défense nationale : transports, activités aérospatiales, biotechnologies, santé, énergie etc. Internet est l’un des enfants des crédits du Pentagone qui, chaque année, dépense « à fonds perdus » selon le terme utilisé, des centaines de millions de dollars en recherche fondamentale.

Tout autre grand projet non militaire pourrait produire des effets similaires. On a parfois tendance, en Europe, que ce soit au niveau national ou à celui de l’Union européenne, à confondre grands projets et grands travaux. Non que des grands travaux ne soient pas nécessaires. Mais ils sont paradoxalement moins structurants que les grands projets.

Qu’est-ce qu’un grand projet ? C’est un projet qui se fonde sur un objectif de, comme on dit aujourd’hui, développement économique durable.

Il doit mobiliser des énergies humaines, des moyens financiers et techniques, et correspondre à un intérêt général : le grand projet est d’une certaine façon partagé. L’objectif de développement économique (création de biens et de services, donc d’emplois) concerne un territoire donné (la grandeur des projets est en partie fonction du territoire), local ou national ou international. Il mobilise obligatoirement (mais pas obligatoirement seulement) des acteurs de ce territoire. Il implique une production de connaissances nouvelles (recherche et enseignement) qui débouchent sur des productions elles aussi nouvelles.

Le grand projet est structurant, parce que, s’il aboutit, il met en place des structures pérennes (équipements, connaissances, entreprises, emplois, environnement). La France, depuis la fin des années soixante, n’a pas connu de nouveaux grands projets. Ceux mis en place auparavant ont continué de produire des effets, jusqu’à aujourd’hui, dans des domaines tels que le nucléaire, qui a permis à une partie de la physique française de demeurer créative, de contribuer à l’indépendance énergétique du pays tout en étant moins vindicatif avec la couche d’ozone que les énergies dites fossiles (mais en posant le problème difficile du traitement des déchets) ou l’aéronautique, qui a permis le maintien d’une industrie aéronautique et même aérospatiale européenne face à la puissance des moyens américains, une recherche de bon niveau, des emplois importants (mais le relâchement de l’effort public qui la privatisation d’une part importante de ce secteur ne peut qu’inquiéter). On peut certes critiquer le projet nucléaire, les risques qu’il peut entraîner. Nous pensons pour notre part que le positif l’a largement emporté sur le négatif, mais la discussion n’est sans doute pas close. Il est de toutes façon évident que tout grand projet n’est pas ontologiquement bon. Il en est de nuisibles. Il en est aussi de ratés. Mais l’absence de grands projets condamne à une ambition limitée, à une évolution limitée, à un développement limité, à une production de connaissances limitée.

Nous avons parfaitement, tant en France qu’en Europe, la capacité de définir et de développer de grands projets. Les énergies renouvelables, les biotechnologies, la santé sont par exemple des chantiers où les possibilités sont importantes d’un développement scientifique, industriel capable de concourir au mieux être social et économique des peuples.

Nos politiques, si avides de « réformes », sont devenus des maniaques des changements de structures administratives. Décentraliser ceci, recentraliser cela, promettre tous les deux ans une loi-cadre ou autre sur l’éducation, créer à profusion des comités chose et des commissions machin. Mais la volonté de développement dans tout cela ? Mais l’intérêt général dans tout ce fourbi ? Va-t-on, une fois pour toutes, le laisser au marché ? Alors, gentes dames et gentils messieurs, la messe sera dite : laissons les Etats-Unis et demain la Chine en découdre, et continuons paisiblement à venir en aide à la cuisine française, qui, pour excellente qu’elle soit dans certains cas, n’est pas vraiment un grand projet , et, on ne sait que trop, a tendance à payer au lance pierre une main d’œuvre qu’elle se plaint de ne pas trouver mais qu’elle répugne à embaucher vraiment.

De la modernité et autres billevesées

La modernité a peut-être un sens. Dans le champ des arts, par exemple, la modernité indique un dépassement d’une étape précédente. Cela ne disqualifie pas pour autant automatiquement les étapes précédentes. Picasso n’a pas rendu De Vinci, Goya ou Rembrandt ringards. Il n’y a pas, ou plutôt il ne devrait pas y avoir de jugement de valeur. Dans ce domaine, il s’agit à la fois d’innovations, stylistiques, parfois techniques et d’un accord avec l’époque. L’innovation hors époque tombe à plat. Le simple accord avec l’époque, ou plutôt avec ce qu’on croit être l’époque, ne ressort pas de la modernité mais simplement de la mode. Les « modernes » en politique ne sont souvent que des suiveurs de modes. La plupart des grands artistes n’oublient en général rien du passé de leur art, ils en sont les continuateurs, même si cela passe par de parfois nécessaires ruptures. C’est la leçon que donne chaque année à Marciac Wynton Marsalis, qui peut réciter, réinterpréter, et avec quel talent, toutel’histoire du jazz et y apporter de nouvelles pierres.Il n’en va pas de même quand les politiques parlent de modernité, et c’est bien sûr dommage. On sait le procès que la « gauche » auto-proclamée moderne a instruit contre Jean-Pierre Chevènement, désigné ringard, voire moisi par un Philippe Sollers qui n’en finit pas de refaire mai 68 dans le confort des bars sélects du 7e arrondissement. A notre connaissance, c’est Georges Pompidou qui a introduit la modernité dans le vocabulaire politique. Voulait-il désigner ainsi l’irruption triomphale de l’affairisme dans le gaullisme originel ? C’est en tout cas ce qu’on retient de son septennat écourté. Aujourd’hui, les choses ont à peine changé : être moderne, c’est se rallier au libéralisme, forme « moderne » de l’affairisme pompidolien. Les « socialistes » « modernes » sont ceux qui privatisent, se courbent devant les cours de bourse , révèrent Bruxelles, prétendent « réguler » la mondialisation en favorisant le libre-échange. Vaste esbrouffe, charlatanisme éhonté. Car,de plus, par quelque bout qu’on le prenne, le libéralisme n’est pas moderne pour deux ronds. Ses premiers théoriciens auraient pu être les arrière-grands pères de Marx, ce ringard (d’après les « socialistes modernes »). C’est dire ! Et le libéralisme apporte-t-il quelque chose ? Que nenni, il détruit au contraire : l’individualiste plutôt que la solidarité, le présent, exclusivement, contre la mémoire et l’avenir, l’uniformisation contre l’altérité. Comment ? diront certains, l’individualisme, c’est bien une forme d’altérité, non ? Non, messieurs-dames, car c’est bien là le seul prodige libéral : l’individu-roi qu’il produit est de fait un consommateur domestiqué. Soyons donc, nous, modernes au sens noble du terme, en innovant tout en n’oubliant rien des idées et des luttes de nos prédécesseurs, de notre histoire, de ses grandeurs et de ses faiblesses. C’est pourquoi celles et ceux qui renient la gauche au motif qu’il y eut et a des socio-traitres tombent dans une sorte de modernisme dévoyé, mais Florence Bray le dit mieux que moi dans ces colonnes. Soyons donc des Wynton Marsalis de la politique. Il y faut du talent ? Oui, mais aussi, et surtout, du travail.

Gauche et mouvements sociaux


Ce qui frappa nombre d’esprits, ce fut l’atonie des mouvements sociaux qui suivit, longuement l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Il est vrai que les espoirs étaient grands et que, de 1981 à 1983, des actions d’importance ont marqué à gauche l’action gouvernementale, et satisfait bien des acteurs sociaux. Mais l’atonie a demeuré bien après la « parenthèse », cette parenthèse jamais refermée, de la rigueur de 1983. La conversion, jamais avouée franchement, de la « gauche de gouvernement » au libéralisme, fût-il « social » a certes mis les syndicats en porte à faux, certains suivant d’ailleurs le PS et ses amis dans cette voie.
Il n’était pas surprenant plus que çà, alors, que des mouvements hors les structures établies se manifestent, tant les dites structures paraissaient
roupiller doucement. Même l’alternance ne les réveilla guère. Les mouvements « hors structures » se sont donc développés, certains se structurant, d’ailleurs, de façon plus ou moins pérenne.
Beaucoup de ces mouvements ont été attifés de l’adjectif « sociétal ». Certains expriment les revendications de minorités se sentant opprimées (les « sans », les homosexuels…). D’autres conduisent des combats contre des exclusions plus larges (logement, emplois, droits des femmes, racisme). D’autres encore réinvestissent le terreau de l’éducation populaire, déserté en partie par les mouvements traditionnels occupés à leur technocratisation. Sans oublier les multiples anti ou pro spécialisés (anti-nucléaires, pro cannabis etc).
Face à ces mouvements, les partis de la gauche ont eu des attitudes diverses, dont on peut avoir le sentiment qu’elles ont été davantage guidées par des intuitions (pourquoi pas) , des tentatives de noyautage (c’est de bonne guerre), des défiances (on voit des troskistes partout, d’ailleurs il y en a même au PS) plutôt que par une analyse vraiment politique. C’est probablement dans la nature humaine, hein, mais c’est évidemment insuffisant. La plupart de ces mouvements posent de vrais problèmes, même s’ils y répondent de façon décousue, par fois naïve, quelquefois maladroite, dans certaines occasions en bafouant les lois. Mais il faut à chaque fois se poser la question, la seule qui vaille : ont-il raison de poser tel problème ?
Et si oui, tout bien pesé, que pouvons-nous, nous, la gauche, proposer ? On ne peut tout faire, certes, et quand on ne peut pas, il faut le dire clairement. La gauche, souvent, ne dit rien ou, pire encore, annonce sans faire. Quand Chirac promet, on a l’habitude, on sait ce que ça vaut. Quand c’est la gauche, on commence à penser la même chose, et c’est cela qui est grave.
Il est une autre attitude qui prête à critique : celle qui consiste à relativiser les problèmes gênants, du genre « ils ne représentent rien », « ce problème ne concerne pas la majorité des français » ou à diaboliser l’organisation de tel mouvement pour évacuer la réponse, ce qui peut donner « de toutes façons ce sont des gauchistes », ce qui n’est pas toujours faux, mais là n’est pas l’essentiel. Ou la cause est juste, et il faut y répondre, même par l’impuissance. Ou elle ne l’est pas, et peu importe alors si le mouvement est gaucho, fémino, intello ou je ne sais quoi encore.
Que représentaient les premières suffragettes ? Que représentaient les premiers environnementalistes ? L’important n’est pas de savoir si tel mouvement féministe est infiltré ou même irresponsable, si tel parti écolo est irresponsable ou infiltré, mais si les questions posées à un moment sont justes. Nous avons aujourd’hui la parité, et les risques environnementaux qui menacent la planète sont reconnus de presque tous. Là est l’important.

Penser le travail, c'est fatigant

Raffarin, à qui rien de ce qui est humain n’échappe, en général pour en faire de la bouillie, a martialement déclaré récemment (en frappant de son petit poing ? l’Histoire est muette à ce sujet) qu’il fallait réhabiliter le travail. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais une phrase de ce genre dans la bouche de Raffarin, ça vous a tout de suite des relents pétainistes. D’autant que, selon certains sociologues, mais les sociologues ne sont pas infaillibles, une large majorité de français seraient satisfaits de leur travail. Mouef, satisfaits d’avoir du travail, sans doute en ces temps de disette de l’emploi. Mais satisfaits de leur travail, voire, en cette époque de harcèlements divers, de productivisme effréné, de stress doctement érigé en « méthode de management » dans certaines écoles, de compétitions individuelles exacerbées par les rémunérations « au mérite » qui favorisent au moins une chose de façon certaine : les coups bas entre collègues.
Jean-Pierre Chevènement, lors de sa campagne présidentielle, empruntant au répertoire syndical traditionnel, de revaloriser le travail. Il y avait, derrière cette notion, autre chose que la -nécessaire- revalorisation financière des revenus les plus bas, mais ce fut surtout sa proposition de revalorisation –financière- du SMIC qui fut retenue, par les médias à défaut des électeurs.
C’est cette « autre chose » qu’il serait pourtant intéressant de développer. Pendant des siècles, nous en sommes restés à une conception chrétienne du travail, liée à la faribole du péché originel : puisque tu as forniqué, homme, fini les bonnes petites choses gratos qu’il suffisait de cueillir dans les vergers paradisiaques. Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Avec, peu à peu, la construction d’une morale autour du travail, la paresse étant un très gros péché. Paul Lafargue, entre autres, a mis un conséquent pavé dans la mare en publiant son Droit à la paresse à la fin du 19e siècle.
Il établissait que le travail n’était pas « bon » en soi, ni « mauvais » d’ailleurs. Enfin débarrassés, croyait-on, du fatras moraliste autour du travail, que Raffarin nous ressert avec sa « réhabilitation », on allait enfin pouvoir parler de choses sérieuses. Entre autres, la nécessité sociale du travail : une chose nécessaire, ce n’est pas forcément une chose « bonne ». Entre autres, les conditions à réunir pour que le travail soit une source d’épanouissement et non d’aliénation pour l’individu. Ces réflexions furent abondantes, mais sont tombées dans l’oubli. Bosse et tais-toi, déjà que tu as de la chance d’avoir un job, tel semble être aujourd’hui un discours dominant.
Rappelons donc quelques idées trop vite oubliées. La satisfaction procurée par le travail ne doit pas se limiter à la paye mensuelle, même si celle-ci est indispensable (et, pour une minorité, assez jouissive quand ils comparent l’énormité de la somme avec l’indigence des efforts fournis, pour la majorité assez frustrante quand ils constatent le contraire).
Le travail doit aussi procurer des satisfactions intellectuelles, d’ordres très divers : sentiment de participer, par son travail à une œuvre utile pour la société, possibilité d’échanger savoirs, techniques, sympathies aussi, amélioration des compétences, exercice intellectuel appliqué à un problème concret, participation à la création de produits ou services nouveaux…
Ce sont tous ces éléments qu’il convient de valoriser, et non la seule « efficacité » économique, évaluée en termes de rendement et/ou de rentabilité et n’ayant qu’une traduction monétaire
Bien des critiques du fordisme du début du siècle dernier ont insisté sur ces points. Plus près de nous, les théoriciens du job enrichment en montraient encore l’importance. L’ultra-libéralisme a balayé tout cela. Nos jeunes sont feignants, entend-on parfois. S’ils voulaient vraiment travailler, ils trouveraient du boulot, ajoutent d’autres. Nous n’avons pas le sentiment que le pourcentage de cossards augmente à chaque génération. Mais travailler pour être payé au lance-pierre, viré au moindre écart (du salarié ou de son employeur : on a le licenciement économique facile, en ce moment), de moins en moins respecté par sa hiérarchie, et qui plus est pour des emplois à utilité sociale douteuse ( des exemples : le télé-marketing, les fast food, les produits financiers attrappe-gogos, les myriades de gadgets inutiles, de produits alimentaires nocifs…) ne suscite pas forcément l’enthousiasme. Plutôt que de « réhabiliter » quelque chose qui n’en a pas besoin, et en plus de revaloriser (ça, il y en a besoin), ne convient-il pas de redonner du sens au travail ? Et si on compte sur le Medef pour ça, mieux vaut aller se coucher.

CULTURE ET POLITIQUE
Par João Silveirinho

On n’a pas attendu le conflit des intermittents pour savoir que culture et politique ne font pas souvent bon ménage, même s’ils sont, depuis des siècles, intimement liés. Si nous étions mauvaises langues, ce qui n’est bien entendu pas le cas, nous pourrions suggérer que le manque de culture de beaucoup de nos dirigeants explique l’indifférence affichée par nos politiques en vue envers les questions culturelles. Et il ne serait pas, dans ce cas, nécessaire de traverser l’Atlantique pour trouver des exemples.
Traitée au mieux comme appendice dans les programmes électoraux, dotée de budgets marginaux dans les dépenses de l’Etat, la culture n’a que rarement retenu l’attention du pouvoir. Depuis le début de la cinquième République, seuls Charles De Gaulle et François Mitterrand ont un temps hissé la culture au rang de priorités nationales.
Il faut reconnaître, d’un autre côté, que les acteurs de la vie culturelle ne sont pas toujours commodes : souvent jaloux de leur indépendance (qui le leur reprocherait, hors des politiques ?), parfois aussi serviles (le mécénat des princes a créé des traditions), peu nombreux, tous comptes faits, face aux cohortes salariales, et pesant peu, en gros sous sonnants et trébuchants, face aux armées patronales. Qui plus est, ils dépensent, c’est certain, et ne rapportent pas toujours, ce qui, en un siècle ou une prétendue efficacité est érigée en règle d’or, est suspect, au limites de l’insupportable.
Pourtant, la culture est l’âme des peuples, elle est aussi, comme l’exprimait voilà déjà longtemps Joffre Dumazedier, la relation particulière de l’homme au monde. Elle est peut-être la finalité de la vie.
Les politiques ont parfois mis la culture à toutes les sauces. Essayons au moins de savoir de quoi on parle.


Culture et mœurs, la confusion

La culture partage avec la citoyenneté, dont on verra qu’elle en est une composante, le triste privilège d’être mise à toutes les sauces. Il fut un temps, pas si lointain, où les choses, à défaut d’être simples, étaient au moins claires : la culture était alors assimilée aux Beaux-Arts : arts graphiques et plastiques, musique et danse, littérature et théâtre, plus quelques disciplines annexes. Ces objets se déclinaient selon des formes souvent attachées aux classes sociales : les riches à l’opéra, les pauvres dans les beuglants, où quelques riches, quand même, se risquaient à s’encanailler. La hausse du niveau de vie, le développement de l’éducation, la diversification des médias ont compliqué les choses. Pour certains, aujourd’hui, tout ou presque est culture : on parle des arts de la table, des arts et traditions populaires, de la mode … Premier écueil : ne pas confondre la culture et les mœurs. Parler de la « culture américaine » en citant Coca Cola, Mc Donald, Disneyland ou les jeans, c’est confondre culture et mode de vie et, au passage, faire injure aux éminents représentants d’une vie culturelle américaine qui fut intense et le demeure sans doute. Il s’agit, au mieux, d’éléments de civilisation.

L’éducation, préalable à la culture

Il est vrai que le langage courant, lui-même, ne facilite pas la clarté : qu’est-ce qu’un homme cultivé ? Un créateur, même talentueux, n’est pas forcément « cultivé ». On a connu de grands peintres quasi analphabètes, de grands musiciens un peu imbéciles, de grands écrivains ignares. On s’accorde généralement pour admettre que l’ « homme cultivé » est celui qui a acquis, par la fréquentation d’oeuvres culturelles, mais aussi par une accoutumance à penser les relations des choses entre elles, un sens esthétique et la capacité de le raisonner : un mélange de passion et de raison, en quelque sorte. On voit ici bien le lien entre éducation et culture : point de culture sans éducation. On voit aussi l’utilité de l’idée de « pluridisciplinarité culturelle » : la sociologie ou l’histoire ne sont pas des sujets culturels, mais elles concourent à l’explication de la culture, elles lui donnent du sens. On voit enfin que la culture englobe une activité de production et une activité d’assimilation.

Ne pas confondre les médias et la culture : contenant et contenu

Autre confusion souvent constatée : celle entre la culture et les médias susceptibles de la véhiculer. Ainsi disposons-nous souvent d’un Ministère de la Culture et de la Communication : il y a des liens entre les deux, mais ce n’est pas la même chose. La télévision ne véhicule pas que de la culture (dont la qualité constitue un autre débat), mais aussi des informations, des divertissements. D’ailleurs, pour la majorité des politiques, c’est bien davantage son rôle de média d’information que son rôle culturel qui retient l’attention. Les déclarations de François Léotard (qui fut Ministre de la Culture, étonnant, non ?) concernant le « mieux disant culturel » justifiant l’attribution de TF1 au groupe Bouygues sont encore dans certaines mémoires.

La culture en danger

Nous avons indiqué les principales confusions qui entourent la culture. Il pourrait venir à l’esprit du lecteur qu’il est certes utile de savoir ce que la culture n’est pas, mais qu’une définition manque au paysage. Nous tenterons l’approche suivante : la culture, c’est l’ensemble de la capacité créatrice passée (patrimoine) et présente d’une communauté et l’influence de cette capacité sur la pensée des membres de cette communauté : à la fois processus de production et mode d’appropriation. On ajoutera que ce qui distingue la création culturelle de la création industrielle, commerciale ou scientifique, c’est la gratuité de son élaboration intellectuelle, même si les enjeux économiques ne sont pas absents.

On aura donc compris que la culture est une composante indispensable d’une identité nationale. Que la culture d’un pays se dilue, et c’en est fait de sa capacité à survivre. En ces temps de mondialisation, le danger de dilutions culturelles est évidemment grand. D’autant, on le verra, que la production culturelle a aussi une dimension économique, quand bien même on considérera que la culture doit demeurer en marge du secteur marchand.




COMMUNICATION ET POLITIQUE


Les « spin doctors », ça vous dit quelque chose ? Ce sont les conseillers en communication des leaders politiques anglosaxons. Tony Blair a du en virer un récemment, qui avait fait quelques dégâts au sujet des « armes de destructions massives » irakiennes. Chez nous, il y en a aussi. Plein. Des discrets - les « plumes » des politiques - perpétuels exégètes de la pensée de leur patron ou de ce qui en tient lieu. Des officiels, appointés par les partis qui en ont les moyens ou bénévoles en attendant que les partis aient les moyens de les appointer, qui, tels des Elisabeth Teissier de la politique, manient les analyses « sociétales » et scrutent les sondages comme d’autres les astres. Le père Mitterrand, paraît-il, préférait consulter la belle astrologue. Un esthète, on vous dit. Des pros de la com’ patentés aussi : même si vous ne faites qu’une consommation restreinte de la télévision, vous ne pouvez guère ignorer Séguéla, l’homme qui a planté Jospin (il faut dire que le produit n’était guère sexy), et qui s’apprête, dit-on, à planter les ennemis brothers, Fabius et Strauss-Khan.
Ne soyons pas naïfs : la politique a besoin de communication. Mais le problème est que la communication n’a pas vraiment besoin de politique.

Image, avez-vous dit ?
Quand l’ « image » se substitue à l’idée, la démocratie est en danger. Il est vrai que notre pays est préservé de certains excès (interdiction de financement des partis et des candidats par les entreprises, limitation stricte des actions publicitaires). Mais tout de même.
Prenons les cas, un peu symétriques, de deux prétendants ostensibles, voire ostentatoires, en tout cas visibles à la présidence de la république : les chauves brothers, Juppé et Fabius. Leur problème numéro un ? L’image. Ah, ces efforts désespérés de Juppé pour paraître sympa. Ah, cet incessant souci de Fabius de faire simple (non sans talent, bon acteur, le Laurent), motard de location, col ouvert, cheveux au vent non, n’est pas BHL qui veut. Et ces livres inoubliables, la Tentation de Venise, où Juppé joue au romantique, Ca commence par une Ballade, où Fabius nous fait le coup du road movie. Pas une once de sincérité là-dedans. Pas l’ombre d’une idée politique. Même pas de qualité littéraire. Au moins, Mitterrand, lui, avait un style, bourge, mais un style.
Un des problèmes des politiques communicants ; c’est que le public, les électeurs, est beaucoup moins crédule qu’ils ne le croient. Ces efforts éhontés pour se vendre, car les pros patentés fonctionnent comme ça, ne créent au mieux que de l’indifférence, au pire du mépris. Et pire encore, cette indifférence ou ce mépris ne s’arrêtent pas aux palinodies de quelques-uns, mais s’étend à l’ensemble des politiques. L’abstention galopante a sans doute bien des causes, mais la communicationnite est l’une d’entre elles.
Récemment, un « talk show » télévisé revenait sur le flop raffarinien à propos de la canicule. Autour de la table, l’inévitable Séguéla et un de ses collègues spécialisé dans la com’ de l’UMP.
Pour l’un comme pour l’autre, la catastrophe caniculaire n’était qu’un problème de com’. Peu importe que le système hospitalier et de santé français soit au bord du gouffre, du moment que la com’ est bonne.
Les usagers de l’hôpital comprennent, eux, que la situation est critique, aussi dévoués que soit la grande majorité d’un personnel débordé. La misère physique, la misère morale, la misère économique, la misère sociale ne se « gèrent » pas à coup de com’.
Cependant, moins anges que démons, nous savons aussi qu’il faut, en politique, savoir mettre en valeur un discours, que la relation politique est aussi une relation de séduction, qu’il est concevable de corriger ou dissimuler ses travers, tels jeunes gens allant se pavaner au bal. L’emballage a son importance, mais ne remplace pas le produit. Mieux vaut être désiré que rejeté (mais les désirs passent), mais avant tout, il faut être compris.

Annonce (effet d’) et média
L’un des artifices préférés de l’actuel gouvernement, qui est un pourtant un classique, cousu de fil plus que blanc, est l’effet d’annonce. Pas l’annonce à la Chirac, que plus personne ne croit (mais « Chirac est sympa », image). L’annonce raffarinienne type, c’est l’effet bâton-carotte : on annonce une loi, par exemple, apocalyptique pour les opposants supposés (partis de gauche, syndicats…), on laisse mariner un brin, on monte une concertation-bidon, et on fait passer tranquillement une version soft, celle qu’on avait prévue dès le début. Les opposants putatifs s’épongent alors le front, persuadés plus ou moins d’avoir évité, par leur action (quasi nulle), le pire à nos concitoyens. Little Nick Sarkozy est un grand adepte de l’annonce bâton-carotte, et les mollos brothers, Hollande et Chérèque, excellent dans l’épongeage de front.
L’annonce suppose l’accès aux média. Là gît un bât blessant de notre démocratie. Une abondante littérature existe sur ce sujet : les média, et notamment ceux de l’audiovisuel, filtrent les discours, au gré d’intérêts économiques et politiques. Sujet rebattu, mais sujet réel. Qui nous ramène à des questions culturelles et éducatives : comment réagir au recul du lu par rapport au vu ? Quelles incitations à lire, quelle éducation non seulement à l’image, mais aussi au média. Au c’est vrai puisque c’est dans le journal a succédé le c’est vrai puisque je l’ai vu à la télé. Comment réintroduire de l’éthique sans pour autant censurer ? On a nos petites idées là-dessus, qui passent par l’économique, et dont on reparlera bientôt.