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LE MARCHE NE MARCHE PAS !
Par Jean Delons


Le contexte international (chronique d’une guerre imminente annoncée…) n’est probablement pas très favorable à l’entreprise d’une réflexion de fond, toujours longue et hasardeuse par nature. Pourtant, on ne pourra faire l’économie d’une telle démarche si l’on veut « avancer ».

L’égalité n’est pas en cause

L’opposition généralement effectuée entre une droite libérale, c’est-à-dire soucieuse de l’efficacité économique, et une gauche soucieuse de l’équité économique, tourne autour de la référence à l’égalité (ou à l’équité), dont le discours « de gauche » fait un grand usage.
Cette opposition est en réalité beaucoup moins évidente qu’il n’y paraît, car le marché est lui aussi construit à partir d’un concept d’égalité ! En effet, au cœur même du projet utilitariste (celui qui théorise et justifie le marché), il y a l’affirmation d’une égalité inattendue : celle du traitement uniforme des agents, le poids des attentes de chacun étant égal. Dans sa forme la plus simple (et à peine caricaturale), le projet utilitariste consiste en effet à rechercher les conditions de maximisation de la somme des variations d’utilité individuelles, de manière uniforme, c’est à dire sans distinction de revenu, de richesse, de sexe, de religion,... De manière surprenante, on peut dire que le fondement égalitaire est au cœur même du projet utilitariste.

Ainsi, gauche et droite font référence au principe d’égalité, mais avec une nuance cependant : dans le cas du libéralisme, cette référence est au niveau du projet, du calcul économique ; c’est une prise en compte « amont » ; elle est de nature procédurale. Pour la gauche, c’est le système économique réel qui doit tendre vers une plus grande justice sociale ; c’est en quelque sorte un contrôle « aval ». Et c’est peut-être dans ce positionnement différent de la référence à l’égalité que se situe la différence essentielle entre les conceptions de droite et de gauche.
Le caractère imprévisible du marché (on peut le voir actuellement au niveau des marchés boursiers ; on peut remarquer aussi que les crises financières asiatiques et sud-américaines correspondent pratiquement à la libéralisation des marchés des capitaux imposée au titre des « conditionalités » par le FMI dans ces deux espaces économiques) devrait faire réfléchir les chantres du marché libre, (de droite comme de gauche) et les amener au moins vers la voie du « marché régulé » qui pourrait, techniquement, résorber bon nombre d’inégalités trop criantes et d’instabilités trop gênantes (la taxe Tobin est un exemple de ce qui peut être fait, même si cette taxe n’est probablement pas la meilleure envisageable).

Naissance d’un mythe

Or, il faut être lucide, l’économie « néo-libérale » (celle qui parle du marché) est progressivement sortie de son rôle technique. Elle est devenue le mythe fondateur quasi monopolistique (ce qui n’est pas le moindre paradoxe…) de la société moderne, la base de la « pensée unique ». Hors du marché, point de salut ! Cette idéologie (qui est initialement un « produit d’importation » d’origine anglo-saxonne) s’est diffusée à grande échelle non seulement chez nous, mais aussi dans l’ensemble des pays développés, et dans les PVD.

Il y a bien évidemment des contestataires et des détracteurs, des figures à forte personnalité, médiatiques, qui s’emploient à saper le monopole de cette « pensée unique ». José Bové est un de ces acteurs. Un assez bon je dois dire. Très mode, très médiatique. Simplement, j’ai souvent du mal à comprendre sa cible, et il me semble qu’il vise plus rarement les fondamentaux de l’économie de marché que l’ordre social et économique résultant.
Or, on ne peut réellement se satisfaire de stratégies de cette nature : quand il y a un incendie, il faut viser la base des flammes ! N’y a-t-il pas dans les fondements de l’économie de marché quelques hypothèses fallacieusement oubliées et cachées, quelques simplifications proprement idéologiques, qui entretiennent la diffusion du mythe ?

L’individu économique

Bien évidemment, quand on cherche à décortiquer les bases « théoriques » de l’économie de marché, on se heurte à une difficulté d’ordre je dirais linguistique : l’économie moderne est écrite non en latin, mais en langue mathématique ! Instrument de pouvoir avant de connaître une diffusion très large, elle a tout de même gardé ce caractère savant et abstrait, qui lui confère (comment le nier), un caractère un peu magique. Ce langage est souvent réducteur, et radicalise les mécanismes qu’il décrit. Mais il ne faut pas se tromper de cible : une réduction peut en cacher une autre, plus profonde celle-là : comment en effet accepter sans réticence cette image de l’homme réduit à un processus de recherche du plaisir, largement quantifiable, parfaitement informé et d’un égoïsme forcené. La quête du plaisir individuel, comme unique horizon, c’est un peu court !

Au cœur de cette réduction, il y a un élément qu’il faut souligner : l’individu économique n’apprend pas ! Il possède des jugements définitifs et indépendants de ses concitoyens. Il est auto-déterminé, et ne doit ses goûts et sa réussite à personne ! Plus exactement, il ne doit sa réussite qu’à lui-même (son travail, ses choix,…) et aux échanges qu’il a opérés avec les autres, ceux-ci devant leur propre richesse à ces mêmes échanges. Les échanges marchands peuvent ainsi être inégaux (l’un des contractants étant meilleur négociateur que l’autre), mais aucun des deux ne peut perdre (sinon l’échange n’a pas lieu...). L’autre est ainsi limité à un égal, un partenaire d’échange, libre et raisonnable.

Mais comment se forment ces désirs, ou plus exactement la hiérarchie correspondante des goûts et des plaisirs ? Mystère. La théorie économique est assez muette là dessus. Et pour cause : elle se place volontairement dans un cadre « stabilisé », c’est à dire ne nécessitant pas d’apprentissage de la part des sociétaires…

L’individu mimétique

Cet apprentissage est pour l’essentiel mimétique et conduit à un processus d’évolution ou plus précisément de co-évolution entre les différents individus. Nombreux sont les auteurs anglo-saxons qui ont insisté sur le caractère mimétique de la formation des cultures et des goûts. Adam Smith, le père du marché et de la « main invisible » n’a-t-il pas été aussi celui de la « sympathie », comme base du lien social ?

Accepter le mimétisme comme mécanisme d’apprentissage majeur (et par voie de conséquence les multiples héritages, familiaux, de voisinage, géographiques, culturels,…), et de formation des goûts et des désirs (la mode et le marché boursier sont typiquement des systèmes qui fonctionnent au mimétisme) n’est pas qu’un acte de bon sens, une décision qui va se soi. C’est aussi un acte militant, qui touche de manière très profonde les constructions abstraites élaborées pour faire fonctionner le « marché », car c’est finalement refuser un des fondements de l’économie de marché. C’est redonner une place prépondérante à l’histoire et au social, et aux « échanges non marchands » : dans ce cadre, l’économie de marché n’est pas nécessairement la plus efficace ou la plus juste, son fonctionnement est de plus facilement instable.

L’échange marchand cas particulier de l’échange solidaire

Dans une pure économie de marché, les échanges se réduisent à des échanges marchands (entendons échange immédiatement compensé, sous forme monétaire ou non). Que ce type d’échange, qui nécessite finalement assez peu d’information entre les partenaires (l’adresse du tribunal…) permette des échanges sur toute la planète est une avancée significative, propre à améliorer le niveau de vie de chacun. Mais limiter les échanges à ces échanges là, même dans le domaine économique, est trop réducteur.

On peut par exemple définir l’échange solidaire comme équilibré seulement « en moyenne et sur la longue période ». L’échange marchand apparaît alors simplement comme un cas particulier de l’échange solidaire, celui qui suppose le moins de choses sur le partenaire de l’échange, le plus pauvre en quelque sorte. Raconté de cette manière, il ne s’agit plus d’abandonner le capitalisme et les lois du marché, mais de les dépasser !

Bref, le marché est un modèle particulier des conditions minimales de cohabitation d’individus possédant des cultures étrangères, et ne désirant pas la partager. Un espéranto de l’échange minimal en quelque sorte.

L’envie absente

Dans leur volonté de reconstruire un paradis sécularisé et efficace, les théoriciens du «marché » n’ont pas seulement été obligés de priver l’individu de toute capacité d’apprentissage «mimétique », ils lui ont aussi refusé toute capacité d’envie, au sens de « comparaison interindividuelle » : dans cette représentation du monde, la satisfaction d’un sociétaire dépend de sa seule consommation ou de son seul revenu, mais non de celui de ses voisins, au sort desquels il est totalement insensible. Le moins que l’on puisse dire est que cela mérite réflexion...

Le refus de l’envie n’est pas un hasard, un caprice de théoricien. C’est bien au contraire un a priori nécessaire pour « faire marcher » les représentations de type utilitariste : le « marché » ne peut en effet à lui tout seul réguler les comportements des sociétaires que si ceux-ci ne peuvent se comparer entre eux.

Dans ces conditions, affirmer que la satisfaction de chacun dépend aussi de celle de tous (bref, qu’il y a des liens interindividuels….) représente une rupture profonde par rapport au discours dominant : c’est aussi remettre en cause les critères de choix élaborés depuis maintenant une centaine d’années, basés sur la rationalité des agents, et l’absence d’interactions et d’évaluations réciproques.

Les parades classiques à l’envie

Ce refus de prendre en compte l’envie est d’autant plus remarquable, qu’elle était un des points clefs de l’organisation sociale traditionnelle : ainsi, les sociétés de castes et de classes sont des constructions complexes qui permettent d’assurer l’ensemble des taches fonctionnelles nécessaires à la survie de collectivités de grande taille, au prix d’une ségrégation souvent difficile à admettre. Mais elles permettent aussi de limiter les comparaisons interpersonnelles, et ainsi les mécanismes d’envie, car les comparaisons ne peuvent en principe s’y faire qu’au sein d’une même caste (ou classe). « Le souverain, étant nécessairement et sans contestation au-dessus de tous les citoyens, n’excite l’envie d’aucun d’eux… » (Tocqueville).

D’une certaine manière, la société sans classe (communiste) est aussi une manière d’éviter l’envie, en imposant une identité forcée à l’ensemble de ses sociétaires. Dans les deux cas, il y a limitation de l’univers de choix et de comparaison au profit de la stabilité de la collectivité.
Ces deux exemples extrêmes peuvent trouver des formes édulcorées sous « voile d’ignorance » : la multiplication des critères de comparaison et des avantages cachés est une manière détournée, et finalement assez peu coûteuse de créer des situations en définitive incommensurables. Il est toujours en France très difficile de connaître les revenus de chacun, homme politique ou non, ou les avantages dont bénéficient telle ou telle personne ou corporation. Finalement, en multipliant les critères de différenciation, on appauvrit chacun d’eux, et l’on permet la vie de proximité, sans susciter d’envie trop marquée, et susceptible de dégénérer … en violence.

Le retour de l’envie refoulée

Aujourd’hui, il n’y a donc plus de moyen d’échapper au jugement du marché (sa réussite personnelle mesurée à l’aulne de ses revenus, ou de son insertion dans le monde du travail ou au contraire de son exclusion…). Ce jugement, par son caractère absolu, définitif et sans pitié est de nature à blesser les sociétaires. Or, les écarts de richesses enregistrés massivement au niveau planétaire sont devenus considérables. D’une certaine manière, le « marché » a donc conduit à réaliser les conditions de vie que les individus craignent le plus : la mise à nu de leurs qualités, sans espoir d’évitement, et leur possible comparaison interpersonnelle sur une échelle unique et très contrastée. De plus, le caractère maintenant universel de l’économie de marché, nous a privé de toute possibilité « d’extérieur », et par là même nous interdit de recourir à tout mécanisme d’extériorisation des conflits et de la violence interne. Nous avons perdu un des mécanismes fondamentaux, auquel nous n’avons pas trouvé de substitut.

A force de renier absolument ce mécanisme fondamental qui est l’envie, on a constitué les conditions extrêmes de son émergence aiguë, et des conditions de crise correspondantes.

En conclusion, la représentation économique prévalante (le « marché ») n’est finalement que peu technique. Elle hérite de spécifications particulières (notamment la référence à l’égalité, l’absence de désirs mimétiques et d’envie) qui en font en réalité un fondement culturel et non une représentation scientifique. Ces hypothèses, construites de manière ad hoc, n’ont d’objectif que la construction formelle d’un univers pacifié et stabilisé, image d’un paradis sécularisé, même si l’histoire ne cesse de nous rappeler le caractère instable du marché, et la proximité des crises qu’il engendre, bref, de contredire chaque jour un peu plus la représentation elle-même.

Cependant, nous n’avons pas trouvé d’alternative, de mythe de rechange, de prêt à rêver acceptable et crédible, propre à fédérer les passions. Mais si l’on ne peut plus croire simplement au marché, tout au moins en conscience, que nous reste-t-il pour envisager un avenir meilleur ?

Il reste visiblement des taches immenses pour les militants insatisfaits du discours économique, et qui voient facilement dans le refus de prendre en compte l’homme de manière plus complète une aliénation, une mutilation, qui nous touche par l’image qu’elle renvoie de nous-mêmes et qui nous inquiète par sa simplicité et son inconsistance.


Jean Delons est l’un des animateurs d’Action et Réflexion pour le Changement Social (ARCS)