DU BAS DE CES PYRAMIDES, TANT DE REGARDS SOMBRES SEMBLENT VOUS CONTEMPLER...

Par Florence Bray
jeudi 24 février 2005
par  Florence Bray
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DU BAS DE CES PYRAMIDES, TANT DE REGARDS SOMBRES SEMBLENT VOUS CONTEMPLER...

Par Florence Bray

« Comme il y aura la guerre, alorrrs je ne sais pas comment je vais faire pourrr moi et les enfants et ma mèrrre ». Aucun doute ici officiel ni officieux sur le proche avenir du proche orient mais une certitude, sur la vie que pourra mener une guide égyptienne qui touche en free lance 150 euros par mois, cinq fois plus si ses com’ sur le papyrus et autres pharaonneries battent leur plein : guerre en février, galère pour des années - même si le panier de la ménagère n’est pas ruineux et que les sommes évoquées sont le signe d’une situation privilégiée, n’oublions pas que pour les autochtones aussi tout se passe sous les tables, la scolarité, les soins médicaux, le logement.

Quand elle travaille, la femme égyptienne se gagne aussi un sujet de conversation ouvert ; ôtez-le lui, resteront : l’argent, le sexe, les marques, la bière, la chicha hachichée, évoqués à perte de souffle, en échos à toutes les conversations du pays. Tous ces manques structurent la vie sociale ici, sont le moteur de chaque geste et de chaque journée, avec des instants d’euphorie quand le touriste a amené avec lui du très far west un game boy, un motorola, un parfum... non, pas de stylo ni de livres, contrairement à nos visions sentimentales et humanistes. D’une part, alors que 65% de la population ne sait ni lire ni écrire, nul ne porte ces questions en avant dans le débat public, elles sont donc inexistantes dans les esprits ; d’autre part, la culture n’est pas du tout perçue comme source de jouissance immédiate, qui est bien ce dont il s’agit prioritairement.

Il faut faire fort, beaucoup, voyant, vite, comme les businessmen du Caire ou les parvenus des nouveaux feuilletons, et bien sûr on désire d’autant plus ardemment et on vit d’autant plus dans l’avidité que tout est soit interdit, soit inaccessible concrètement (rien de plus triste qu’un magasin « de marques » égyptien, avec ses quelques trois modèles disponibles...). Il ne s’agit pas de posséder un bien mais de l’atteindre et de s’élever ainsi symboliquement au-dessus des autres en se gagnant un simulacre de liberté car on est sorti de la masse des victimes passives et abruties que représente le fellah pour ces citadins, paysan esclave depuis toujours de sa terre, du pouvoir, et de la tradition. Avoir une « Punto pink » tient lieu de projet de vie, quand tout est verrouillé, et que l’argent fait loi.

Derrière tout cela bouillonne on s’en doute un plus fort désir de liberté réelle, mais il est à ce point dénué de sens qu’on n’en parle plus que dans les instants de fatigue, ou quand on trouve un de ces rarissimes moments de repos, puisque tout ici est affaire de groupes et de transactions multilatérales : un groupe de six millions de personnes, par exemple, la ville d’Alexandrie, qui sait au bout d’une demi journée avec qui vous vous êtes promenée, où vous êtes entrée, quand vous êtes sortie : le téléphone arabe, remember ? il vous faudra donc, madame 1) fermer les volets 2) fermer la télé 3) faire sortir la bonne, compagne traditionnelle dans toute les familles 4) coucher les enfants 5) s’assurer que son mari est au bureau 6) s’assurer que ses divers indics sont occupés ailleurs - pour pouvoir articuler une pensée personnelle. Et alors vous commencerez par pleurer, sur les mariages ratés dans la brutalité post nuptiale, sur l’émigration ratée de votre frère ou de votre oncle, sur votre père tué « à la guerre », grand choix dans ce domaine, et sur l’Egypte, qui vous rend folle, et que vous voulez quitter, plus fort que tout ! avant de repartir en hurlant répondre à la voisine ou séparer les garçons qui se battent, pour un tour de vie circulaire.

On pourrait aussi lire, si on sait, dans ces instants de répit ? Le rapport du PNUD sur la diffusion du livre et l’édition dans le monde arabe a été « très controversé » par les pays concernés, selon le directeur de l’IMA, dont les chiffres noirciraient le tableau. N’empêche : nombre de librairies-papeteries non touristiques à Louxor ? 0 A Alexandrie ? 2, qui vous fournissent ce qui reste des bibliothèques privées abandonnées en 1954 par les familles expropriées ou apeurées, et la littérature admise. Le cartable des étudiants ferait rêver nos associations de parents d’élèves, avec leur deux polycopiés et leur bloc ceints d’un ruban pour le semestre.

Fascicules polycopiés à apprendre par cœur, puisque les examens ne sont que des QCM, et que votre pourcentage de bonnes réponses conditionne dès le secondaire votre parcours universitaire, à côté des enveloppes, bien sûr, qui vous font médecin ou ingénieur en un rien de temps. Cours à répéter, formules polyglottes totalement débiles à répéter (« ah, France, Jacques Chirac ! Chauffe Marcel ! Moins cher que Leclerc et Tati » au choix) alors qu’on n’a pas accès à sa langue maternelle, vies à répéter, les seuls dérivatifs sont la transgression et le transfert de la douleur sur autrui en débordements de sympathie ou de colère, dans un instinct tout animal de se sentit exister. Embrasser et trahir se valent puisque rien n’aboutira jamais dans ce monde clos de la dictature, et au moins, dans les deux cas, il y a eu satisfaction instantanée, et un instant de passé. Et si vous cherchez du boulot, « témoin à charge » en est un très rémunérateur et pas compliqué...

La Banquise et le PNUD voient tout en noir peut-être, mais les citoyens égyptiens qui subissent un enfermement politique total fondé sur la misère et l’ignorance entretenues par la corruption, totalitarisme d’une autre limonade qu’en Tunisie, par exemple, vu le rôle stratégique du pays dans toute une région, et une pression interne sans relâche, alimentée par El Azhar comme par la surpopulation, vont avoir vraiment beaucoup de mal à supporter en plus l’enfermement géographique. Sans guerre, la dérision est déjà tellement dévastatrice, que restera-t-il d’espoir quand elle sera là et cantonnera tout le monde à résidence, quand les travailleurs émigrés au Qatar et en Arabie devront rester chez eux, dans le delta ou dans les faubourgs saturés du Caire, et quand les occidentaux ne viendront plus partager leur spleen argenté et leur monde où l’on cause avec les guides de Haute Egypte ? « Mendiants, et orgueilleux », pas cet orgueil souriant et détaché des contingences dont parle Cossery, mais un qui pare l’amertume, l’envie, la rancœur, la jalousie, la colère, la violence, fruits de frustrations incommensurables, du masque impassible que nous appelons « dignité orientale » dans nos expositions.

Nb : je ne voudrais pas faire ma Cassandre à la mode, mais d’où vient l’inspiration des petits gars d’al qaida, par exemple ?D’un égyptien savant, le docteur Zawiri, héritier d’un autre intellectuel musulman très militant, Sayyid Qutb, qui fut emprisonné puis pendu en son temps par Nasser pour complot, et qui passe depuis pour martyr. Mais libre à nous de ne pas laisser toute la place à l’essor de la colère.


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