Turquie : une puissance contradictoire
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Les régimes politiques et les édifices architecturaux ont cela de commun que la plus éclatante des façades peut éclipser des fondations dangereusement lézardées. Recep Tayyip Erdoğan dirige la Turquie depuis près de vingt-cinq ans, près du quart de toute la période républicaine. Fort de sa réélection en mai 2023, il présente son action à la tête du pays comme ayant permis l’éclosion d’une nouvelle ère de puissance, de modernité et de prospérité. L’affirmation d’une influence retrouvée sur la scène internationale est au cœur de son narratif tout comme l’est la mise en scène de sa posture d’homme fort . Elles concourent à sa réussite électorale au sein de ses frontières et dans la diaspora.
Ces récits entravent la compréhension réelle de la Turquie contemporaine. Les plus fervents critiques de Recep Tayyip Erdoğan, particulièrement dans les pays occidentaux, endossant l’idée du retour de la puissance tuque, renvoyant à un « néo-ottomanisme » souvent trop rapidement brandi, et qui serait par essence menaçant, contribuent parfois à nourrir son récit. D’aucuns s’accommodent du gouvernement du Parti de la Justice et du Développement (AKP), pariant sur les opportunités économiques – main d’œuvre formée et peu onéreuse, marché intérieur conséquent, appareil de production modernisé – ou géopolitiques – position géographique stratégique, affiliation à l’OTAN, effectifs militaires importants – que le pays offrirait. D’autres, enfin, croient percevoir dans les prises de position du gouvernement d’Ankara l’émergence de la contestation d’un ordre international dominé par les puissances occidentales, faisant, d’une manière erronée, de Recep Tayyip Erdoğan un leader non-aligné voire anti-impérialiste.
Pour comprendre le moment turc, il est pourtant impératif de dépasser les lectures trop souvent orientalistes, ethnicistes, schématiques, religieuses et culturelles héritées de plusieurs siècles de relations entre l’Europe et l’Empire ottoman puis avec la Turquie républicaine.
Le centenaire de la République de Turquie est au cœur de l’attention mondiale du fait du rôle complexe joué par la diplomatie turque dans les conflits contemporains. Mais l’intérêt porté à cet évènement découle tout autant du caractère unique de la construction politique initiée, à la sortie de la Première Guerre mondiale, dans le sillage de Mustafa Kemal, c’est-à-dire l’édification d’un État nation sur les ruines d’un Empire multinational pluriséculaire, et la fondation progressive d’un État laïc en lieu et place du régime du Sultan combinant pouvoir temporel et spirituel. Quelle est la réalité de la Turquie ? Où va-t-elle cent ans après l’édification de la République sur les cendres d’un Empire ottoman à bout de souffle ? Comment évaluer et comprendre ce récit d’une puissance retrouvée et réaffirmée ?
La Turquie d’Erdoğan : une puissance d’opportunité
Si la Turquie a pu renouer avec une influence certaine et avancer ses pions, c’est, systématiquement, en bénéficiant des contradictions des puissances mondiales, cherchant d’abord à exploiter tous les interstices dont elle pourrait tirer avantage.
L’ouverture de deux bases militaires à l’étranger, une à Doha, l’autre en Somalie, une première dans l’histoire du pays, furent d’abord le résultat de conflits locaux et du désengagement d’États occidentaux ayant une prépondérance historique dans ces régions. Le dynamisme de son industrie de défense, matérialisé par la production de drones ou la livraison d’un porte-drone pour la marine nationale contribue directement à l’interventionnisme de la Turquie dans de nombreux conflits. Mais là encore, elle bénéficie des contradictions et oppositions internationales, particulièrement en Libye, aux côtés du Gouvernement d’Union Nationale (GNU) ou en soutien au Président azéri Ilham Aliyev, dans les suites du recentrage stratégique de la Russie en Ukraine.
De la même manière, les dernières années ont vu les entreprises turques pénétrer de nouveaux marchés. En 2022 elles étaient 225 à opérer sur le continent africain, particulièrement dans les secteurs de la construction, du textile et des infrastructures, contre trois seulement en 2005. La Turquie a notamment profité de la remise en cause du monopole des anciennes puissances coloniales engagée par d’autres acteurs et notamment la Chine. Surtout, dans la dernière période, l’équilibrisme diplomatique est devenu une marque de fabrique et un moyen d’affirmation pour le président turc, oscillant entre Moscou et Washington, affirmant sa place dans l’OTAN et candidatant à l’adhésion au sein de l’Organisation de Coopération de Shangaï (OCS), ou jouant un rôle pivot entre la Russie et l’Ukraine. La diplomatie d’Ankara vise à obtenir, au coup par coup, le plus de concessions possibles, de la part d’alliés de circonstance. Elle permet ainsi à la Russie de contourner les sanctions internationales, pour bénéficier d’importations massives de produits énergétiques. Dans le même temps elle permet l’adhésion de la Suède à l’Otan, en échange de matériel militaire américain. En définitive, la Turquie s’affirme comme une puissance dépendant du jeu des grands acteurs internationaux.
De l’opportunité à la vulnérabilité
Avec le déclin de l’Empire ottoman, jouer sur les contradictions de puissances pour protéger ses intérêts constitua la doctrine centrale de la politique internationale de la Sublime Porte et particulièrement du Sultan Abdulhamid II . Le pari devint rapidement intenable et conduisit l’Empire à de nombreux revers. L’édification de la République doit initialement se comprendre comme une tentative de rupture avec ce cadre stratégique. La politique actuelle de la Turquie risque ainsi de transformer un opportunisme stratégique en vulnérabilité critique. Le commerce extérieur turc connaît déjà un déficit record dû à la croissance exponentielle des importations d’hydrocarbures russes. Le pays a perdu sa souveraineté alimentaire, et des pans entiers de son économie sont adossés directement à des financements étrangers, particulièrement venus du Golfe. Le développement de sa base industrielle de défense souffre toujours de dépendances critiques pour des pièces fondamentales, comme la construction de moteurs, ce qui obère la voie vers une réelle autonomie stratégique.
Pour favoriser les investissements étrangers et les rapprochements stratégiques, les atouts productifs du pays ont été privatisés et la dépendance aux importations alimentaires et énergétiques attise les boucles inflationnistes.
Enfin, construire la puissance du pays en miroir du jeu des grandes puissances internationales pèse de tout son poids sur la société turque. Face à la perte de souveraineté, cette stratégie attise un nationalisme encouragé par le pouvoir politique. Pour rassurer des partenaires quant à la fiabilité et la stabilité du pays, ce chemin encourage un encadrement ténu, et souvent brutal, de la population qui participe, d’ailleurs de la remise en cause croissante de la laïcité.
L’imposition du religieux dans le champ politique et dans toutes les dimensions de la société ne saurait masquer la sécularisation croissante de la population turque, et singulièrement de sa jeunesse. La nécessité pour le pouvoir de l’AKP de recourir de manière croissante à la thématique religieuse dans son mode de gouvernance constitue, en définitive, tant un aveu de faiblesse qu’un signal envoyé vers l’extérieur. Elle contribue à canaliser sa jeunesse et à imposer son agenda politique. Elle soutient également le réalignement stratégique de la Turquie, tant économique que diplomatique, donnant des gages aux États du Golfe, de l’Afrique du Nord, de l’Asie centrale et des Balkans qui constituent désormais des partenaires stratégiques que Recep Tayyip Erdoğan entend privilégier.
Combien de temps encore cet opportunisme stratégique permettra-t-il à Recep Tayyip Erdoğan de se maintenir au pouvoir face à une base sociale rétrécie ? Voilà une question essentielle pour la République de Turquie, à l’aube de son centenaire.
Article publié dans Recherches internationales http://www.recherches-internationales.fr
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