SANS-TELE, SANS-PAPIERS
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« Je me suis présenté à votre domicile le 21/09/06 à 11h afin de pouvoir vérifier comme vous l’avez déclaré, que vous ne détenez pas d’appareil récepteur de télévision dans votre résidence. En raison de votre absence, je n’ai pu procéder à cette vérification. » Voici le début d’un formulaire officiel du Trésor Public que j’ai trouvé ce jour à 11h30 dans ma boîte à lettres, en sortant de chez moi. Je te le jure, mon Trésor, j’étais bien présent, mais me voilà cuit si jamais une lettre anonyme postée à Outreau m’accusait d’avoir été vu à la même heure me baladant en pardessus à la sortie d’une école. Un papier officiel me déclare absent de mon domicile à une heure où les lions ne vont pas boire. Est-ce interdit par la Loi ? Et qu’aurais-je fait, tout humide de ma douche matinale, si l’officiel Meussieu - voire la Madameuh patentée - avait grimpé mes étages et qu’il ou elle se fût effectivement présenté à ma porte sans me laisser le temps de mettre de l’ordre à mon intimité célibataire ? Aurait-il fermé les yeux sur mes désordres intimes, voire mes menues infractions à l’orthodoxie sociale ? J’ignore quelle est la taille minimum de l’objet appelé « récepteur de télévision » susceptible de me rendre coupable de possession indue, mais jusqu’à quel tiroir secret empli de quelles douloureuses à la mémoire lettres d’amour n’aurais-je pas dû prostituer à sa perquisition ? Heureusement, je n’étais donc pas là.
D’autre part, étant un « sans-télé », moi qui ai eu la naïveté de le déclarer en cochant la case prévue à cet effet sur ma déclaration de revenus - et que faire d’autre ? - quelle peine encours-je si je refuse de répondre, comme l’ordre m’en est intimé à la fin du formulaire : « Si vous confirmez ne pas détenir d’appareil récepteur de télévision, vous devez également renvoyer la déclaration ci-dessous complétée et signée » ? Il n’y a pas d’enveloppe T ; cette nouvelle déclaration me coûtera donc 0,53 €, plus une enveloppe, disons 0,6 €. Tu me coûtes cher, mon Trésor. Et combien de fois par an vas-tu me demander de renouveler cette protestation de non-possession ? Tu me connais : radin de nature, je vais prendre le risque de ne pas t’obéir ; le risque et le maquis en même temps. Me voilà donc devenu dissident politique. Un sans-télé de l’église Saint-Anar.
Le lycée où j’ai l’honneur d’enseigner, à Aubervilliers en Seine-Saint-Denis, compte quelques élèves dont les parents sont priés de quitter le territoire car ils ont eu la naïveté de déclarer qu’ils étaient des « sans-papiers », au titre d’une récente circulaire du ministère de l’Intérieur qui leur promettait la régularisation de leur situation s’ils répondaient à certains critères. De nombreux collègues se mobilisent pour soutenir ces élèves et leurs familles, et pour ma part en tant qu’auteur, je fais partie du collectif Aïssata, ce qui m’engage, en cas de besoin, à héberger une personne susceptible d’être victime de cette fameuse circulaire. Dois-je m’attendre, un de ces jours, à ce qu’un fonctionnaire zélé sonne chez moi pour « vérifier que je ne détiens pas d’étranger non autorisé dans ma résidence » ? Quels sont mes droits en la matière ? Pourrais-je interdire à ce représentant de la Loi l’entrée de mon domicile ? Certains candidats à l’élection présidentielle prétendument de gauche n’ont pas le temps de s’en préoccuper, car ils ou elles se soucient davantage de proposer la présence de militaires dans les établissements scolaires comme le nôtre. (Un atelier Sicences-po vient de se constituer dans cet établissement classé « Plan anti-violence », initiative sans doute plus porteuse...) Le temps qu’ils consacrent à l’étude de ce genre de proposition les empêche sans doute de se pencher sur des problèmes mineurs tels que ces imperceptibles glissements progressifs des libertés publiques sur la pente du totalitarisme, je veux dire vers le bas.
Autre exemple : écrivain et enseignant, je possède dans ma bibliothèque un Petit Robert et un Grand Robert, sans compter le Robert des synonymes, etc. (Valeur neuf : 1000 €). J’avais acheté ça avec mon premier salaire de prof, comme un symbole de la nourriture que j’étais censé semer. J’ai eu récemment la tentation d’acquérir en plus la version multimédia du Petit Robert 2007. Prix : 70 €, soit le coût d’à peu près 116 déclarations de non-possession de T.V.. Sur l’emballage, je lis que la configuration minimum nécessaire est la toute dernière version de mon logiciel. Manque de chance, moi qui ai changé mon ordinateur il y a moins d’un an, j’ai la version juste précédente. Coût de la mise à jour : 190 €. De plus, l’emballage indique qu’un procédé m’obligera à insérer le support original dans mon ordinateur tous les 45 jours pour vérifier que j’en suis bien le propriétaire légitime. Un doute m’a pris : et si Robert décidait tout à coup qu’il serait plus sûr d’envoyer d’autres fonctionnaires zélés s’assurer que je ne partage pas le logiciel avec un voisin, un ami, un étranger sans papier peut-être, que sais-je, une prostituée coupable de « racolage passif » ? Quel politicien de quelle gauche protesterait ? Des sueurs froides ont coulé sur mes tempes, j’ai jeté un coup d’œil furtif à droite et à gauche, et j’ai reposé le plus discrètement possible la boîte au hasard dans le rayon qui se trouvait devant moi. J’étais dans le rayon « DVD S.F. », et ce dictionnaire virtuel s’est retrouvé coincé entre une version filmée de « 1984 » et « Le meilleur des mondes ».
Lionel Labosse est l’auteur de Altersexualité, Éducation & Censure, Publibook, 2005,
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