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TUNISIE : NIGHT IN TUNISIA Par Florence Bray
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TUNISIE : NIGHT IN TUNISIA
Par Florence Bray


« A l’approche du 11 septembre », comme on dit dans les media, tout le monde a en tête les menaces terroristes, voire musulmanes, et pourquoi pas arabes, qui ont pesé sur notre année notamment à Djerba, Tunisie; avantage collatéral, c’est que c’est pas cher, l’hôtellerie, dans un pays qui a licencié 7 000 salariés directs du tourisme, et qui tourne au vingtième de sa capacité dans ce secteur.
C’est pas très cher, et c’est calme, nulle conversation enflammée, nulle vaine polémique, grâce à ces 30% de la population chargés de surveiller les autres, police en habit ou en civil qui vous tient compagnie à la terrasse des cafés, chez vous, au concert, afin que vous ne soyez pas dérangés par quelque quémandeur ou quelque gréviste de la faim qui trouve qu’être emprisonné parce qu’on est communiste n’a pas de sens.
Tunisie, terre authentique et paisible donc, qui, jalouse de son patrimoine et de sa culture, veille à ne pas laisser la toxique mondialisation uniformiser les esprits : périodiquement, les routeurs internet sont empruntés par qui de droit et rendus purgés de tout accès à des parasites pseudo-culturels, les futilités tendance, même le journal Libération, restent aux frontières, et les messageries sont laissées opérationnelles un jour sur trois, garantie de ne pas sombrer dans l’autisme post-moderne de la conversation avec son écran.
D’où sans doute le silence respectueux dont nos responsables gratifient ce régime ordonné. Logique, la nation veut garder ses compétences, et l’obtention d’un visa pour la France, mettons, n’a aucun caractère exagérément séducteur.
Mais je m’égare ! Le dossier qui demande notamment des conditions de ressources égales à quatre smics locaux et un emploi stable depuis cinq ans vient du génie français, non des autorités tunisiennes ! Dans sa grande clairvoyance, il précise même que la liste des pièces dûment répertoriées n’est pas limitative, et que « toute autre » pourra être réclamée ; et suprême sagesse, il est écrit encore sur le formulaire du consulat que l’obtention d’un visa est une condition nécessaire mais non suffisante pour entrer sur le territoire français.
Résultat immédiat : palpable rancœur envers le partenaire habituel, et belle croissance du rêve américain via des demandes de visas pour le Canada, pays francophone ET ouvert, et des départs vers l’Allemagne, qui a entrevu que la progression démographique plaidait en faveur d’une nouvelle immigration économique, et qui préfère peut-être accueillir ouvertement une potentielle main-d’œuvre très motivée, facilement corvéable si non qualifiée, plutôt que de gérer des préfabriqués Sangatte .
Oui, mais les Tunisiens ne parlent pas allemand? Certes, mais ils reçoivent des cours de langue, quasi obligatoires et gratuits pour les migrants. Comme en Suisse, en Suède, en Angleterre, pays qui imaginent sans doute que l’intégration est liée à ce que les gens comprennent de ce qui se passe autour d’eux, et à ce qu’ils peuvent échanger de propos avec les autochtones.
En France, grâce au rayonnement pluri-séculaire, à l’alliance entre François Ier et Beyrouth, à l’obélisque de la Concorde, à la profonde connaissance des peuples de nos anciens départements et mandats, à la coopération pétrolière en Algérie, on sait qu’en chaque nord-africain ou moyen-oriental incube notre belle langue, qui saura reconnaître sa terre dès le premier jour et jaillira d’elle même . Et on ignore que les pays du Maghreb ont arabisé leur enseignement, et que la moitié de la population est quasi analphabète de toutes façons, notamment les femmes. Donc pas de cours à ceux qui viennent chez nous. Imaginez ce que ça coûterait, une centaine d’heures par tête de pipe ! D’abord, comme le rappellent périodiquement les spécialistes autorisés en Illettrie, ne pas savoir lire ni écrire la langue nationale n’est pas à ce point un handicap, car on peut toujours trouver un réseau de solidarité ; autrement appelé repli communautaire, ou ghetto, dont chacun sait que c’est très bon marché pour le corps social.
Ensuite, les enfants « issus de », ils parlent français, et peuvent même faciliter l’intégration des aînés. Non. Ils parlent la langue qui leur permet de communiquer avec leurs parents ou leurs grands-parents, à la maison, et le rap, avec leurs copains, et le français scolaire, à l’école, langage descriptif et spécialisé qui n’a rien à voir avec celui de la vie. Non, les jeunes « beurs » ne parlent pas le français dynamique et abstrait de la conversation, des études, des métiers qualifiés et de la littérature vivante. Avec une seule classe de FLE pour lycéens sur l’académie de Versailles, et un concept de « langue seconde » encore vierge de toute exploration en France, c’est étonnant. Et pas besoin enfin d’interprètes médicaux ou juridiques, professionnels qui ont déjà eu le temps d’être assez nombreux pour se mettre en grève aux Pays Bas, et dont la Grande Bretagne est en train d’affiner les statuts; le tribunal et l’hôpital fonctionnent aussi clairement pour des immigrés que pour vous et moi !
Résumons nous : j’ai grandi dans un pays où partie des miens a été égorgée, ou tuée de diverses manières, ou violée, ou torturée, où les histoires de grands-parents sont celles d’une guerre, disons en Algérie. Ou dans un pays voisin qui me réduit au silence à chaque instant sous peine de harcèlements ou d’emprisonnement arbitrés par le seul Président. Ou près de la plage de Casablanca, ses sacs de colle, ses petites bonnes. Cette brutalité du quotidien m’a fait taire; je n’en ai jamais discuté en famille, car ce n’est pas l’usage, chez les Arabes, de raconter sa vie ; je parle une langue hybride faite d’arabe, de dialecte et de français, qui ne s’exporte nulle part et ne s’écrit pas ; je n’ai aucune référence à ce qui se dit dans le monde. Au mieux, je peux chanter des chansons d’Oum Kalthoum toute la journée, pour le reste, je suis muet.
J’arrive en France, et là, on me donne tout, sauf encore le moyen de sortir du silence. Or sans maîtrise de la langue, donc de l’histoire et des valeurs du pays qui m’accueille, comment puis-je m’y inscrire? Comment puis-je questionner ou répondre pour qu’on se comprenne ? Et sans une écoute de la violence qui m’a poussé à venir et qui m’habite, quand les « cellules psychologiques » prolifèrent par ailleurs, comment puis-je occuper le nouvel espace d’expression libre que l’on m’offre, autrement que par des passages à l’acte nés de frustrations fort antérieures à mon arrivée, et dont il faudrait bien dire un mot? J’ai des allocations, du confort, des centres commerciaux, des films du monde entier sans coupures, mais ce n’est pas d’une liberté passive dont je manquais, c’est de la liberté de formuler des projets, de pouvoir les travailler, en bref d’avoir un avenir, pour enfin faire ma vie.
Comme je ne sais pas parler et qu’on ne me le demande pas, je cogne au lieu d’expliquer, et la haine suit son cours, irrationnelle ou tournée par habitude contre toute autorité, - et franchement, je n’éprouve qu’un sentiment de dérision devant la répression d’ici, messieurs les sécuritaires. Et comme je n’arrive pas à me trouver une place d’individu, je regagne ma communauté où je me fabrique une dignité avec ce que je connais : je voile ma fille à Montreuil , alors qu’au pays de Bourguiba elle se baladerait en décolleté ; ainsi, quand la qualité d’homme capable d’œuvrer parmi la nation m’est déniée par indifférence, au moins devant Dieu et les voisins, je suis quelqu’un : un « religieux », et je vous opposerai cette identité. Pour peu enfin que la structure se présente, je me laisse ramener aux textes sacrés, croyant y trouver de l’intégrité pour éclaircir ma confusion, et emprunte à nouveau un discours fabriqué par d’autres: « intégriste » faute d’intégration ?
Zinedine Zidane et Jean Pierre Chevènement sont les deux Français dont on entend la louange au Maghreb, dont l’un demanda des mosquées en France, des représentants visibles de l’Islam, une coopération euro-méditerranéenne soutenue, une prise en considération du conflit israélo-arabe, le renforcement de la francophonie et du français en classe, se rendit au Maghreb, travailla avec le Haut Conseil à l’Intégration, et refusa de s’inscrire dans une logique de guerre impérialiste dont on a vu, le 11 septembre, la brillante efficacité. Pourvu que sa cuisse guérisse vite !