A armes inégales : la démocratie viciée
par
popularité : 1%
Il est difficile de s’y retrouver, pour un simple citoyen, dans le fatras contradictoire des exégèses du traité instituant une constitution européenne. On aurait besoin d’une lecture en perspective. Si on se place au regard des précédents traités européens, depuis la CECA, mais surtout depuis Rome en 1957, le texte qui nous sera soumis par référendum est incontestablement le meilleur. Les pouvoirs du parlement européen seront accrus, ce qui pourrait être un gage de démocratie, mais surtout, pour la première fois, apparaissent des droits sociaux : la reconnaissance des négociations collectives, le droit à l’information des travailleurs dans les entreprises, le droit de formuler des revendications collectives, la protection contre les licenciements injustifiés, les conditions de travail, le droit à une protection sociale...Aucun texte européen, dont l’objet n’a jamais été que la libre organisation d’un grand marché intérieur, n’était allé aussi loin. Dans cette perspective, un oui de gauche a bien sûr toute sa légitimité.
Mais comme tous les « contrats », les articles du traité ne peuvent se comprendre que les uns par rapport aux autres. Les dispositions « sociales » sont confinées dans la partie II du traité, lesquelles ne peuvent donner lieu à une initiative politique que si cela est prévu dans la partie III. Une norme n’est une norme que si elle a une efficacité juridique, sinon il s’agit d’une simple déclaration d’intention, souvent louable, mais aussi efficace qu’une discussion au café du commerce. Or, la partie III institutionnalise une véritable lutte à armes inégales entre les droits sociaux, voire les droits fondamentaux, et les droits économiques. En effet, tout ce qui relève de la libre concurrence, de la restriction de l’intervention des états dans le circuit économique, bref d’un marché où la concurrence ne doit pas être faussée, sera décidé à la majorité qualifiée. Pour le reste, soit il faudra l’unanimité, autant dire que ce sera jamais ou presque, soit toute harmonisation sera purement et simplement interdite. Prenons quelques exemples les plus significatifs. La lutte contre les discriminations fondées sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle relèvera d’une décision à l’unanimité du conseil. Mais quelle est cette Europe qui relègue à un accord à l’unanimité de ses membres une loi sur la discrimination ? Si l’Europe de demain se bâtissait sur les valeurs que l’on considère comme fondamentales, la non discrimination ne relèverait même pas de la majorité qualifiée, mais serait la règle. Si nous avons des désaccords sur ce type de questions, autant rediscuter. Pour ce qui est des droits sociaux (conditions de travail, protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, représentation et défense collective des salariés, protection sociale) ou de l’égalité entre femmes et hommes sur le marché du travail (article III-210), il ne sera possible que d’établir « des mesures destinées à encourager la coopération entre états membres par des initiatives visant à améliorer les connaissances, à développer les échanges d’informations et de meilleures pratiques...à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des Etats membres ». La belle affaire. Voilà comment un traité, dont la vocation affichée est d’être le socle commun des européens pour cinquante ans, institutionnalise un espace où la démocratie s’exprimera avec des règles différentes selon qu’on légifère sur la libre concurrence, sur l’égalité des femmes et des hommes ou sur les droits sociaux. C’est comme si à l’assemblée nationale une loi pouvait être votée à la majorité lorsqu’elle concerne la liberté du marché, tandis que le code du travail ne pourrait être adopté qu’à unanimité. On comprend qu’en matière de salaire ou de protection sociale une harmonisation brutale serait dangereuse pour les nouveaux membres, mais elle doit rester possible. Ce n’est donc pas seulement la question sociale qui est posée, mais c’est la question de la démocratie. Si on ajoute à cela l’impossibilité qu’ont les citoyens de l’Union de choisir librement une politique monétaire et une politique budgétaire, en raison de l’indépendance de la banque centrale et du pacte de stabilité, on en conclut que notre part individuelle de souveraineté est réduite comme une peau de chagrin.
Pourquoi aurions-nous moins de droit, en qualité de citoyens, que nos grands parents, pour choisir une politique économique et sociale, fût-elle de droite ou de gauche ? De quel droit peut-on imposer à nos enfants un modèle de politique économique pour plusieurs décennies ? Rappelons-nous que la constitution de 1793 disposait qu’« une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures ». Alors, au nom de la démocratie, ce sera non à ce traité qui fige dans la perspective des cinquante années passées les cinquante années à venir. Si la France vote non, l’Europe ne s’arrêtera pas, pas plus que la France ne s’est arrêtée lorsque le 5 mai 1946 le premier projet de constitution fut rejeté par référendum. Au fond, les oiseaux de mauvais augure qui prétendent que rien d’autre que l’actuel traité n’est possible, n’ont pas confiance dans le processus européen. Le non de la France, auquel d’autres se joindront, sera l’occasion d’associer les peuples à la construction de l’Europe en désignant dans chaque pays, et selon les mêmes modalités, des représentants à une assemblée constituante. Nous verrons alors, si dans l’échelle des valeurs, la stabilité des prix et la concurrence libre et non faussée s’imposent aux droits fondamentaux, qui plus que d’autres, nourrissent le substrat de l’identité européenne. Il est temps que les européens se retrouvent pour redéfinir un projet commun, qui ne peut être la simple continuation des traités de Rome à Nice, car les défis auxquels nous devons faire face sont bien différents de ceux de 1957. L’avenir ne se construit pas dans la répétition du passé. Chaque génération a fait, fait et fera son temps.
Jean-Christophe BONTE est avocat au barreau de Paris et Vice-président de la Coordination Nationale de la Gauche Républicaine
Commentaires