0,004% + abaya = quels liens ?
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Appel au secours des Restos du Cœur : 10 millions € (0,004 % de son patrimoine) octroyés par Bernard Arnault.
Raisons complexes de cette donation : poussée de bonne conscience, défiscalisation, contribution ponctuelle à la paix sociale, retouche d’une image pieuse, montant infime de la donation comparativement au patrimoine colossal du donateur. La charité bat ici son plein. Elle n’est pas forcément à bannir. Elle permet la pérennité d’instances comme les Restos du Cœur, essentiels à la survie de milliers d’adultes, d’enfants, de vieux. Mais elle pose question. Elle pose une grave question : la charité vient-elle remplacer la solidarité nationale, soit la participation palliative de l’État à la contention de certains des dégâts que le néolibéralisme inflige aujourd’hui à de vastes secteurs sociaux, dégâts dont le gentil donateur ne cesse de bénéficier ? On sait que le remplacement de la solidarité par la charité représente une tendance forte du néolibéralisme et augmente encore davantage la dépendance, voire l’aliénation, des populations paupérisées. Autant dire que le geste du milliardaire, que ses congénères ne vont pas forcément imiter, cela aussi il faut le signaler, est un arbre qui ne doit nullement cacher la forêt. Car c’est bien la société existante qui jette à la rue des populations de plus en plus nombreuses, dépossédées de tout, des enfants et leurs familles dorment sur la place publique, notamment dans les centres-villes (dont Paris), ou logent dans des conditions déplorables. Charles Dickens et Émile Zola seraient-ils redevenus des auteurs contemporains ?
Sérieuses carences en personnels enseignants, administratifs et de service dans les écoles publiques et interdiction de l’abaya, robe traditionnelle musulmane.
Des professions essentielles au fonctionnement scolaire (idem pour le travail social et les soins) sont rendues difficiles, parfois impraticables, au fil de politiques de démantèlement menées depuis des décennies. Les conditions salariales, effectivement insoutenables, ne sont pas les seules en cause. Les candidats ne se bousculent pas au portillon, ce qui accroit encore les difficultés de ceux qui restent. Et ce sont bien entendu les élèves qui en pâtissent. Des proclamations ministérielles s’ensuivent expliquant que tout va pour le mieux, ou presque. Plutôt presque. Mais il y a aussi des décisions énergiques qui sont prises, apparemment urgentes. Telle l’interdiction du port de l’abaya en classe. Ce vêtement est censé porter atteinte à la laïcité affirmée de l’école, ce qui reste à démontrer et surtout à expliquer. La laïcité, en effet, suppose des argumentations, des pédagogies, des disputes verbales et non des passages à l’acte, fussent-ils ministériels. Question : comment différencier les abayas des robes longues que des élèves portent surtout en période hivernale ? Les différencie un certain intégrisme dont les courants islamistes sont loin de détenir le monopole. On sait, en effet, que moins on veut expliquer et s’expliquer et plus on refoule (si possible aux frontières) les représentants du Mal. Mais ce n’est pas là le plus significatif, le plus percutant. L’intérêt de cette histoire réside justement dans la polémique qu’elle déclenche, dans le bruit qu’elle provoque, dans le tapage qu’elle réveille – dans le fait qu’elle détourne l’attention vis-à-vis de problèmes bien plus lancinants et complexes qu’on va très probablement laisser perdurer encore et encore.
Tel est, justement, un lien fort entre les deux situations épinglées ici. L’une et l’autre illustrent l’art de regarder ailleurs, de faire comme si le réel était une illusion d’optique et une affaire d’appréciation personnelle. A nous de nous arranger pour tâcher de les regarder en face, pour agir en conséquence.
Article paru dans https://www.pratiques-sociales.org
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