LAMY DES PAUVRES ET DE LA DEMOCRATIE
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Pascal Lamy est impayable. Nous avons beau le savoir depuis longtemps maintenant, être édifiés sur l’ampleur de son registre, chaque sortie médiatique du personnage nous laisse pantois. Désormais directeur de l’Organisation mondiale du commerce, la hauteur de la fonction aurait pu l’assagir. Il n’en est rien. Bien au contraire. Son passage à France-Culture en décembre fut un modèle du genre. Nous devons remercier cette station ambitieuse de nous donner à entendre de telles choses, à ouïr de tels hommes.
Invité à commenter l’accord "unanime" de Hong Kong, l’éminent spécialiste du commerce mondial commença par se féliciter du vote positif des 149 pays membres de l’OMC, vote qui permet de poursuivre la marche vers toujours plus de libéralisation des échanges commerciaux. Il sait, M. Lamy, que de nombreuses voix s’élèvent qui doutent de la pertinence de cette stratégie plaquée sur une réalité des forces en présence tellement inégale. Lui ne doute pas de l’importance de sa mission carrément pédagogique : expliquer partout que le libre-échange produit de la Croissance, donc des emplois, donc de la richesse. "Je sais ça parce que j’ai réfléchi, parce que je rencontre les dirigeants de tous les pays en développement." Une phrase d’une telle profondeur quelques minutes avant huit heures finit de vous sortir de votre torpeur matinale ! Tant mieux, car pour entendre la suite il faudra vraiment être réveillé. Le fait que M. Lamy ait réfléchi à tout cela ne peut à l’évidence que nous rassurer sur la bonne marche du monde guidé par un tel pâtre. Et s’il rencontre tous les dirigeants des PED c’est dans le but unique de les rassurer tous. Le dimanche 18 décembre, au sixième jour de la Conférence ministérielle de Hong Kong, après cinq jours de franches inquiétudes des pays les moins riches laissant supposer un échec pour l’OMC, ils étaient enfin tous rassurés. Ils dirent tous oui à la cinquième version de l’accord rédigé par M. Lamy et ses proches collaborateurs. Ouf ! On revenait de loin. Amen ! La messe était dite.
Vint alors la deuxième source de réconfort. A ceux des auditeurs qui pouvaient s’étonner d’un revirement si brutal et tellement inespéré, qui risquaient de supposer l’existence de pressions dissimulant mal de vraies menaces sur les récalcitrants, M. le Directeur de l’instance la plus puissante du monde prononça le mot que chacun attendait, le mot démocratie. L’OMC est démocratique, aucun pays n’est jamais forcé de voter oui à l’accord proposé. Nous voilà donc doublement rassurés : on avait tout de même failli croire un instant qu’il eût pu en être autrement. Deux jours avant la Noël on n’allait quand même pas nous gâcher la fête au petit Jésus. Amen ! La coupe est pleine. Non, pas encore. Hélas pour nos oreilles.
Quand on lui parla des ONG réunies en contre-sommet et soucieuses de l’intérêt des peuples - notamment ceux des peuples pauvres -, M. Lamy se fâcha contre l’animateur ignorant. A l’OMC, ce ne sont pas des ONG qui négocient mais des OG, des organisations gouvernementales représentant leurs peuples respectifs. Du même coup, on l’aura compris, il vient d’écarter promptement l’idée que les représentants officiels des États membres agissent aussi au nom des intérêts bien compris des firmes transnationales, en particulier celles de l’agrobusiness. Mais voici le meilleur. On osa parler à ce bon apôtre d’une coïncidence de dates. C’est seulement en 2013, au moment où le nouveau budget européen entrera en vigueur, que l’Europe devra abandonner les subventions agricoles aux exportations. L’altermondialiste averti et vulgaire se dit immédiatement : encore huit années de répit pour les "gros" qui en croquent et huit années de souffrances pour les petits paysans du Sud. L’auditeur mal averti, lui, n’a probablement pas même senti l’embarras du représentant de commerce mis ainsi sur la sellette. D’autant moins que celui-ci répond du tac au tac : dans ces affaires-là, "c’est comme dans le ciel, il existe des conjonctions astrales." Le bougre vient de nous porter l’estocade. Toutes nos défenses tombent. L’émule d’Élisabeth Tessier est le plus fort. Nous sommes maintenant prêts à boire le calice jusqu’à la lie. Permettons-nous quand même de rappeler que nous sommes sur France-Culture, une radio de service public.
La cause est donc entendue. A ce niveau d’élucubrations astronomiques, il n’est guère de monde pouvant comprendre les leçons du Professeur Lamy. Dans la vraie vie, les hommes et les femmes sont attachés au réel. François Dufour, ancien porte-parole de la Confédération paysanne présent à Hong-Kong, bonhomme qui a les pieds sur terre et la tête sur les épaules, fin connaisseur des méfaits sociaux et environnementaux du productivisme agricole apostropha un jour Pascal Lamy. L’homme qui a la cervelle dans les étoiles s’entendit dire : "M. Lamy, vous êtes hors-sol !" Comme les poulets de M. Doux, le chantre du bonheur pour tous par le commerce débridé a en effet bel et bien perdu le contact avec la Terre. L’astrologue Lamy est en même temps illusionniste. Ce que Frédéric Lordon nomme "la grande politique" n’est pas dévoilé au commun des mortels. Ce qu’on lui donne à voir ou à entendre n’est jamais que l’illusion des choses que l’on a l’habileté plus ou moins éprouvée de lui faire prendre pour les choses elles-mêmes.
Aldous Huxley, dans "Retour au meilleur des mondes", le prédisait déjà au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : « (...) par le moyen de méthodes toujours plus efficaces de manipulation mentale, les démocraties changeront de nature. Les vieilles formes pittoresques - élections, parlements, hautes cours de justice - demeureront mais la substance sous-jacente sera une nouvelle forme de totalitarisme non violent. Toutes les appellations traditionnelles, tous les slogans consacrés resteront exactement ce qu’ils étaient aux bon vieux temps, la démocratie et la liberté seront les thèmes de toutes les émissions radiodiffusées et de tous les éditoriaux mais (...) l’oligarchie au pouvoir et son élite hautement qualifiée de soldats, de policiers, de fabricants de pensée, de manipulateurs mentaux mènera tout et tout le monde comme bon lui semblera." Voilà, nous y sommes.
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