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TRIBUNE : MELENCHON, GRAMSCI ET NOUS...

lundi 26 mars 2012
par  Jean-Pierre Lefebvre
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La « tradition », la « civilisation » européenne, se caractérise précisément, au contraire (de la civilisation américaine), par l’existence de ce genre de classes, créées par la « richesse » et la « complexité » de l’histoire passée, qui a laissé un tas de sédimentations passives à la suite de phénomènes tels que la saturation et la fossilisation du personnel d’Etat et des intellectuels, du clergé et des propriétaires terriens, du commerce de rapine et de l’armée… On peut même dire que plus l’histoire d’un pays est ancienne et plus sont nombreuses et pesantes ces sédimentations de masses fainéantes et inutiles… (Gramsci, Cahiers de prison, 22), dans Guerre de position et guerre de mouvement. (La Fabrique, 2012). Extraits choisis et commentés par Razmig Keucheyian. Nous sommes dans le vif du sujet, en dépit du décalage d’un siècle. Bien qu’il n’ait pas connu l’expérience achevée du stalinisme puis de la guerre mondiale, les écrits de Gramsci sont porteurs d’une lucidité et d’une profondeur remarquables. La finesse de son analyse des rapports entre les forces sociales décrites de façon détaillée et rigoureuse, les relations dialectiques entre infrastructures et superstructures, et les possibilités d’émancipation, sont toujours pertinentes. Il n’a pas connu non plus l’état de notre capitalisme mondial, 80 ans après ses cahiers de prison. Avec cette situation alarmante du monde : au Nord un capitalisme en fin de règne qui exprime absolument son obsolescence totale, la crise financière et économique le montre. Le taux de profit en décroissance régulière sous les effets de la mécanisation-automation pousse le capital mondial aux solutions extrêmes et périlleuses : escroquerie permanente, virtualisation de la finance, manipulation des opinions, surexploitation, trahison des intérêts nationaux pour sauver le profit en délocalisant, préparation constante à la guerre permanente, amoncellement des armes de destruction massive, folie inégalitaire, irréversible destruction de la planète, ruine des arts sous le rouleau compresseur de la pub et du fric, etc. etc. La cause est entendue. Cependant, au Sud, il n’a pas dit son dernier mot. Plus vite et beaucoup mieux que le « socialisme réel », il tire des centaines de millions d’humains de la grande pauvreté, cahin-caha il propulse un inégal vaccin de démocratie parlementaire. Sans doute c’est au prix (tout comme au Nord jadis) de souffrances et de violences incalculables mais le progrès inégal des niveaux de vie est au rendez-vous, il est la condition nécessaire, sinon suffisante pour l’émancipation culturelle et démocratique des peuples. L’impasse dramatique, c’est que le niveau de vie moyen du Nord est inatteignable par les 7 ou 9 milliards d’êtres humains, faute de ressources suffisantes de la planète.

L’échec du socialisme étatique

Plus que jamais au Nord, la question cruciale est la même qu’au dix neuvième siècle quand Marx dans les conditions de l’époque la posa : il faut qu’à la production sociale corresponde une propriété sociale des moyens de production et que l’Etat, instrument de l’exploitation, dépérisse en même temps que l’inégalité. La première tentative, effectuée dans des nations agraires et moyenâgeuses, ne pouvait que tourner le dos à cette exigence tout en prétendant la satisfaire : les conditions n’étaient absolument pas remplies pour que la classe ouvrière, sacrée à tord par Marx nouveau messie (bien que très minoritaire en Russie, vite décimée par la guerre civile et victime de son absence de culture qui condamnait l’essentiel des bolcheviks à devenir de piètres hommes d’Etat), réalise une démocratie sociale hors de laquelle la collectivisation n’avait aucun sens, voire un sens exactement antagonique. L’exploitation de l’homme par l’homme ne pouvait aboutir, selon la plaisanterie moscovite d’alors, qu’à son strict inverse et symétrique, l’exploitation de l’homme par l’homme. Seuls avaient changés les exploiteurs, la bureaucratie des apparatchiks remplaçait celle des propriétaires fonciers et capitaines d’industrie. Idem en Chine. Dure loi économique, le développement ultérieur n’est venu que grâce à un retour pénible au capitalisme, la démocratie en moins, avec Poutine et un PCC ouvert cette fois aux milliardaires, progrès !

La lutte des classes sociales aujourd’hui

Au Nord, ce type de retards n’existe plus, 92 % des actifs sont salariés et ceux-ci parviennent à 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac, ce qui ne signifie naturellement pas qu’ils soient réellement cultivés, en dehors des fondamentaux. Ils devraient être naturellement la classe hégémonique. La domination du CAC 40 est une incongruité anachronique qui conduit partout les pays développés à l’oscillation autour du cinquante-cinquante, gauche et droite alternant au pouvoir, la social démocratie ayant abandonné toute velléité de jouer son rôle historique d’inventeur d’un nouveau logiciel sociétal capable de remplacer efficacement un capitalisme visiblement obsolète. Gramsci a décrit le mixte de société civile et d’Etat bureaucratique en Europe, tissu organique complexe et résistant qui interdit pratiquement des « guerres de mouvement » rapides à l’image des insurrections militaires de l’Est ou plus récemment du Moyen-Orient. Le salariat avant de changer la société devrait tendre à l’hégémonie idéologique selon une philosophie de la praxis, toujours à inventer.

Le problème récurrent est que la force sociale traditionnelle capable selon Marx d’unité pour revendiquer une hégémonie de remplacement, est en décroissance numérique puisqu’il y a de moins en moins d’ouvriers manuels. La couche des salariés intellectuels se développe au contraire. Une certaine proportion d’entre eux reste proche de tâches de commandement, ce qui les lie au capital comme les anciens contremaîtres d’usine. Le niveau de salaire plus élevé de l’ensemble des cadres leur donne également un sort différent des salariés subalternes sans les rattacher pour autant aux couches moyennes qui sont, elles, par définition propriétaires de leur moyen de production, fussent-ils limités. Tant qu’ils ne sont pas menacés par le chômage, les cadres ne sont pas prêts à tout risquer pour un socialisme peut-être illusoire qui mettrait en cause leur confort immédiat. Nombre d’ouvriers qualifiés partagent cette crainte. Le statut de la propriété personnelle du logement, largement soutenu par les politiques d’Etat, tend à arrimer ces couches au conservatisme. Le développement de la crise comme la concentration croissante en ateliers de cadres déchargés de fonctions répressives, conduit ceux-ci à se rapprocher des autres salariés, donc des thèses de gauche. La droite fait un effort considérable pour garder son ancienne mainmise idéologique sur cette couche de salariés qui pourrait fournir de nombreux cadres expérimentés à une nouvelle démocratie économique. Elle ne cesse de créer des partis secondaires capables de capter telle ou telle aspiration des couches exploitées (de Borloo à Le Pen). L’oligarchie dispose en outre d’une maîtrise totale des médias qui lui permet d’influencer durablement les salariés, notamment par les sondages des présidentielles « spectaculaires » qui tendent à peser sur les résultats, comme en a témoigner la pantalonnade des primaires socialistes. Les cadres sont davantage soumis à la pression idéologique du patronat : les enquêtes d’embauche sont beaucoup plus rigoureuses que pour les niveaux inférieurs de salariés, tout engagement contestataire risquerait de les priver de premier emploi. Par exemple les milliers d’ingénieurs INSA sont conviés par leur association à des exposés de l’ancien chef de cabinet de Fillon ! Une tentative d’expression d’un itinéraire contestataire dans le bulletin des ingénieurs de Rouen a été promptement interdite par les éléments réactionnaires (promotion 1956 !)…

Fonction publique et bureaucratie

Nous ne reviendrons pas sur l’analyse des tares du capitalisme déclinant : d’excellentes exemples abondent au sein de la gauche radicale. Au risque de sembler déséquilibrer le paysage, nous nous bornerons donc au rôle des appareils d’Etat, lesquels sont inséparablement liés aux méfaits capitalistes. Rappelons cependant ces chiffres : en France si en 30 ans 10 % du PIB a été perdu par le salariat au profit des actionnaires, dans le même temps, la fonction publique a absorbé 10 points de PIB de plus que la moyenne européenne. Pour que la France retrouve un équilibre économique, financier et social, il conviendrait semble-t-il de traiter les deux phénomènes et, en outre, de trouver un remède aux délocalisations (autogestion !).

Le problème du statut de classe de la fonction publique est particulier, surtout en France. Peu d’étude à gauche sur ce sujet tabou. Que des analyses intéressées de la droite visant à tondre cette couche de salariés pour récupérer du profit supplémentaire face à la baisse générale de son taux. Le point de vue tribuniciste qui consisterait à prendre seulement le contre-pied de cette offensive an prônant partout l’inverse, le renforcement aveugle des SP sans plus de nuances, userait d’un mécanicisme bien simpliste. Couche salariée, ses critères particuliers lui confèrent un statut qui la rapproche d’une classe sociale spécifique, au moins dans ses couches supérieures. La frange supérieure de ces salariés bénéficie en effet d’avantages évidents, issus des origines où le pouvoir de classe voulait en faire ses servants fidèles au moyen des quelques privilèges ; l’accroissement numérique des fonctionnaires a modifié ce statut en accentuant la structuration de classe au sein de leur corps : Catégorie A privilégiée, trustant le pouvoir de décision, recevant des émoluments élevés, dominant les catégories subalternes. L‘ambiguïté fondamentale de l’Etat… est que ceux qui théorisent le bien public sont aussi ceux qui en profitent (Bourdieu, Sur l’Etat). Les subalternes bénéficient sinon d’un niveau de vie confortable, du moins, dimension essentielle aujourd’hui, de la protection contre le chômage, contre la répression patronale, contre la pression au rendement et l’intensification du travail, joints aux augmentations régulières à l’ancienneté.

Les enseignants, par exemple, ont une place spécifique, stratégique dans la production en tant que seuls « producteurs de producteurs » de plus value. Cette position originale cependant ne pourrait prévaloir que dans le cadre d’une efficacité pédagogique qui abandonnerait enfin les ornières jules-ferrystes éculées du dressage de « petits travailleurs infatigables » au profit des méthodes actives (Freinet, 1935 !) et la modernité informatique pour former des êtres autonomes : on en est loin, un, deux % des personnels ? Si leur élite éthique contribue à fournir des cadres valeureux car plus libres, à l’encadrement de la contestation sociale et politique de la gauche transformatrice, ces fonctionnaires restent partiellement prisonniers de ce qui a créé les conditions de leur développement numérique : l’attrait d’une issue personnelle (non collective) aux aléas de l’exploitation privée, versus précarité, dans une fonction publique protectrice. Longtemps dominés par la social-démocratie, leurs syndicats sont passés sous influence communiste à la fin du siècle dernier mais, ironie, avec l’affaiblissement de celle-ci, ils sont revenus à une idéologie imprégnée de corporatisme, y compris dans leurs regards sur le long terme. D’où la tétanisation étrange de la gauche radicale sur les thèmes du renforcement de la fonction publique (programme de Mélenchon : plus de 50 références en 94 pages !).

Ce recours obstiné aux appareils d’Etat est une résurgence du passé, datant du mode de production asiatique (Prédominance durable aux siècles récents de la classe des propriétaires terriens, Japon, Chine, Russie, Allemagne…) qui nie le progrès accompli par l’organicité relative du capitalisme par rapport au temps des pharaons. Il y a une évidente ambiguïté dans la justification par l’idéologie du service public, celle-ci couvre une fonction nécessaire, une aspiration légitime des citoyens à davantage de social, à des règles communes de vie sociale mais, en même temps, mais elle est toujours traduite en intérêts bien compris des couches dominantes joints à ceux de l’autonomie technocratique de la haute hiérarchie. Elle induit le danger d’un assistanat incontrôlé, facteur d’insuffisance d’un dynamisme productif au service d’un bien équitable de tous. Les membres de la commission (de la réforme de l’aide au logement) sont effectivement des agents particuliers porteurs d’intérêts particuliers à des degrés d’universalisation tout à fait inégaux : des promoteurs qui veulent obtenir une législation favorable à le vente de certains types de produits, des banquiers, des hauts fonctionnaires qui veulent défendre les intérêts associés à un corps ou à une tradition bureaucratiques, etc. Ces intérêts particuliers vont travailler dans une logique telle qu’ils vont réussir cette sorte d’alchimie qui va transformer du particulier en universel… (Pierre Bourdieu, sur l’Etat, cours au collège de France, Raisons d’agir, 2011)

Défense syndicale et errements stratégiques

En créant des emplois à la justification parfois aléatoire, elle donne une solution immédiate mais fausse au sous-emploi. Leurs syndicats ont tendance, dans leur légitime défense contre les empiètements du libéralisme sur les avantages acquis, à privilégier dans les issues stratégiques les perspectives renforçant les solutions fonctionnarisées comme remède à tous les disfonctionnements sociaux du marché du travail. En France notamment, du fait de traditions particulières liées à son histoire, colbertisme puis bonapartisme, la fonction publique pèse du poids le plus lourd au monde sur le PIB, sur la richesse collective fabriquée par els seuls producteurs de plus value, les prolétaires (manuels ou intellectuels). La situation particulière de ces salariés c’est que, rémunérés par un prélèvement sur cette plus value globale du secteur privé (impôts), ils produisent des biens, des services dont les coûts de production ne sont soumis à aucune sanction directe du marché, contrairement au secteur privé. Ils ont soumis à la seule sanction différée de l’opinion publique ou de l’éthique personnelle de leurs meilleurs éléments, précieuse (sans elle plus rien ne fonctionnerait au sein de l’Etat) mais non décisive du point de vue du fonctionnement strictement économique. Dans les Villes, un service est assuré de travailler à plain temps : celui des payes (la sanction serait immédiate, la grève !) et complémentairement, celui des finances, il faut payer les agents, ils faut donc voter chaque années le budget. L’autorité des élus est relative : loin des bureaux, ils traitent les employés plutôt en futurs électeurs. Les agents moralement motivés, majoritaires, agissent dans leur sphère respective mais selon des normes moyennes de fonctionnement qui sont globalement inférieures à celles du secteur privé, avec bien entendu nombre de variations de cas individuels d’une entité à l’autre (par exemple, dans les années 70, les chèques postaux et le ministère ou les lignes aux PTT, ou à l’hôpital, les urgences et d’autres services moins surchargés, etc.). L’avancement des cadres s’effectue en fonction du nombre des subalternes qu’ils ont donc tendance à faire croître, etc. Ce qui ne justifie naturellement pas pour autant le recours à des normes d’intensification du travail sauvages et inacceptables (Orange, la Poste). Nous raisonnons en termes statistiques. La bureaucratisation sévit également dans les secteurs des grosses entreprises privées quand elles détiennent un monopole de fait. La différence c’est que les actionnaires ont toujours la possibilité brutale de mettre un terme à ces baisses du rendement moyen.

Ambivalente, la bureaucratie étatique dans ses hauts dirigeants, en voulant panser par des cautères sur jambe de bois les méfaits du capital, accumule en fait une surcharge de protections étatiques qui aggrave la situation générale des exploités et contribue à détruire les équilibres économiques nationaux. Des milliers de textes de lois sont entassés, dont la mise en application nécessiterait une nuée nouvelle d’agents qu’une saine gestion mieux organique, économiserait en bloquant à la source les origines du mal, grâce à l’autogestion dans les entreprises ou à l’échelle des quartiers. Le phénomène bureaucratique a ceci de spécifique qu’il tend dès lors qu’il existe du fait d’un certain équilibre historique entre les classes hostiles, à frayer sa voie autonome et à proliférer pour accroître son poids sociétal.

Bureaucratie et aliénation de la démocratie

En France le système républicain repose sur l’existence des communes. La mairie est la première étape indispensable avant la députation. Au delà de 5000 habitants, les affaires municipales (y compris la réélection, moment capital) sont gérées par quelques personnes, le maire, quelques adjoints, le secrétaire général, le directeur des services techniques, dans les grosses mairies, éventuellement en plus le chef de cabinet. Le matelas bureaucratique ainsi créé par la fusion entre élus et hauts fonctionnaires (concrétisé dans l’ENA qui fournit les deux types interchangeables) fonctionne surtout pour la réélection et la sauvegarde des intérêts de la hiérarchie, en fournissant naturellement des réponses obligées aux problèmes posés par la vie mais qui sont toutes passées au laminoir des intérêts immédiats des mandarins, inséparables de ceux du capitalisme. L’opacité est totale. L’information se borne à de la publicité gérée d’en haut. Parvenus au parlement, cette distance avec le citoyen ne cesse de s’accroître. La liaison ne s’effectue qu’à sens unique, avec peu de remontée des exigences de la base. L’aspect dominant est la répétition du même, la norme, peu importe qu’elle soit obsolète. Napoléon … avait essayé de réduire le rôle de la personnalité pour qu’elle s’annule dans la fonction, dans les automatismes, dans la logique autonome de la fonction bureaucratique. C’est wébérien ou kantien : On ne peut fonder un ordre sur les dispositions affectives de la personne, une morale ou une politique rationnelle sur des dispositions qui sont fondamentalement fluctuantes. Pour avoir de la régularité, de la répétition, il faut instaurer des automatismes, des fonctions bureaucratiques. (Pierre Bourdieu, Sur l’Etat, Seuil, 2011)

L’analogie avec la cancérisation présente un aspect polémique déplaisant. Cependant, il y a sans doute un parallèle à faire, prudemment, avec toutes les nuances indispensables au passage à la spécificité de la réalité sociale, avec l’apparition pathologique des cellules cancéreuses en biologie. La particularité de celles-ci c’est qu’elles suppriment toutes la fonction indispensable de sculpture du vivant par la mort grâce à laquelle l’organicité survit et se développe. Ces cellules parasites sont immortelles et proliférantes, elles étouffent les cellules saines et leur disparition/renouvellement bénéfique. L’autonomie bureaucratique possède certains traits de cette fonction organique : elle tend à étouffer le corps social, à bloquer le renouvellement des entités productrices et la vie du corps social. En organicité capitaliste, la graisse bureaucratique apparaît, suite notamment aux situations de monopoles et d’accumulation excessive de profit dans certaines entités, la différence c’est que l’organicité du marché peut réagir et se séparer des corps pathologiques, violemment certes, avec les conséquences inhumaines qu’on connaît.

Le seul recours (précieux) des populations en cas de trop forte exagération des corps bureaucratiques de l’Etat, est tous les cinq ou six ans le changement d’équipe. La maîtrise des techniques de réélection, inspirées du mensonge permanent de la publicité marchande (si le produit était bon, il n’aurait pas besoin du renfort de sourires de top modèle ou de bambin) est alors décisive. Comme dans les hypermarchés, le cochon de client paye lui-même le martelage destiné à fausser ses choix.

L’apogée de la nuisance bureaucratique contemporaine est atteinte dans la tâche historique essentielle des municipalités, l’édification de la ville, expression visible des nuisances profondes. Sous la domination totale de l’horreur économique, l’usine à gaz municipale produit de la ville fonctionnelle, uniquement destinée, sous la couleur de l’intérêt général, à faciliter les échanges marchands et la paix sociale qui les garantit. Il n’y a même plus comme après 1968, cette phalange vaillante qui avait réussi à bâtir quelques riches expérimentations dans une trentaine de villes. La médiocrité profiteuse et bureaucratique a éliminé totalement ces incongruités héritées de l’effervescence démocratique et critique de mai 1968. L’institution, dont l’enseignement, a totalement abandonné la recherche sur l’humanité de la ville, sur son rôle protecteur, hédoniste, artistique. La répétition de la norme mécanique, la prévarication en prime, recouvre l’urbanisation mondiale du même enfer anesthétique, anésthésié et an-affectif, en dépit des cohortes de savants docteurs sans cesse penchés sur malade pour lui apporter purges et clystères, en pure perte. Je ne m’étends pas sur ces pratiques contre lesquelles je me suis battu vingt ans durant en 93 avec quelques résultats construits qu’une meute de barbares s’applique aujourd’hui à détruire méthodiquement après avoir interdit leur diffusion dans l’enseignement. Lire : Une expérience d’écologie urbaine (Linteau),Faut-il brûler les HLM ? et : Architecture : joli mois de mai quand reviendras-tu ? chez L’Harmattan.

Tant que ce système ne sera pas révisé par la transparence démocratique depuis la base, depuis les quartiers, éclairée par la rationalité sensible, rien ne pourra vraiment bouger au royaume de la démocratie étiolée, viciée bureaucratiquement. Seule solution : des comités de quartier souverains, en osmose permanente avec leurs mandants, à partir desquels rebâtir un édifice démocratique, irrigué par les éléments rares de la culture vivante, experte, poétique. Ils traiteraient de la proximité mais interviendraient également à tous les échelons de la gestion de l’Etat, par l’action de leurs élus (même taux de représentation sur tout le territoire national, un élu pour deux cents électeurs), des quartiers définis suivant la carte électorale des bureaux de vote, maire révocable, amaigrissement systématique des appareils permanents, remplacés par des entités autogérées, concurrentes et interchangeables, etc.

Sans doute ne s’agit-il pas, à la manière des ultra-libéraux, de vouloir une fonction publique rendue exsangue par les normes inhumaines de la férocité capitaliste. Les exemples d’Orange ou de la Poste montrent à quels excès ces tentatives peuvent aboutir. Pour autant, la marge est grande entre les rendements moyens des niches crées par la tradition bureaucratique et la moyenne de l’exploitation privée. Peu d’études de gauche s’intéressent à ce phénomène depuis les critiques incisives du jeune Marx sur la corporation étatique ou celles de Bakounine, de Rosa Luxemburg, d’Henri Lefebvre, etc. Que Paris ait embauché 10 000 salariés de plus en deux mandats, La CU de Saint Denis à peu près autant, sans croissance significative des services rendus à la population, que telle ville moyenne soit passée en trente ans de 400 à 1000 salariés, que la région Aquitaine ait donné lieu à un ouvrage aussi remarquable et généralisable que : Complètement débordée ! (Noëlle Sheppard). Ceci témoigne à l’envi de ce laxisme. Quotidiennement la presse rapporte les exemples de disfonctionnements de multiples administrations sans que jamais on ne parle de mesures propres à y remédier. Chacun a été confronté au mur d’une administration massive et opaque, sans qu’il soit possible naturellement de généraliser en inventant des boucs émissaires faciles. Encore une fois, il s’agit de mettre en cause le système, non les individus qui y sont par force englués.

Le fait incontestable est que les budgets civils de la France sont gravement déficitaires et les dépenses sont forcément proportionnelles aux effectifs. Certes, un tiers environ des 52 % du PIB consommés par les services publics représentent l’utile péréquation sociale en faveur des plus démunis, encore faudrait-il en déduire leur coût de gestion qui pâtissent des mêmes défauts d’absence de marché (que des subventions, aucune recette propre !). Il est trop facile de rejeter ces remarques en les taxant de sarkozysme primaire, le problème n’est pas de réaliser le tout libéral à la Thatcher qui a fait fiasco mais de refuser la contrainte idéologique, corporatiste, qui bloque la solution de moyen terme à la fois au parasitisme du capital et à celui du phénomène bureaucratique. Les salariés fonctionnaires pourraient profiter de la libération de leur carcan hiérarchique et bureaucratique pour épanouir leurs facultés créatives au sein, non pas d’une économie capitaliste souvent tout aussi bureaucratisée et toujours inhumaine, mais d’une autogestion nationale où tous les « salariés-patrons » auraient le même statut, qu’ils travaillent directement ou indirectement pour le marché socialiste, c’est-à-dire pour la satisfaction des citoyens ! Ils y garderaient naturellement leur niveau de vie et protections sociales. Il faut homogénéiser le statut du salariat ! Echanger le statut de la fonction publique contre celui de l’actionnariat privé dans une nuit du 4 août révolutionnaire ! Rêve toujours !

Présidentielle

Nous sommes en pleine problématique de l’élection présidentielle. L’extrême gauche radicale de Mélenchon et des communistes entre dans les scores à deux chiffres, ce qui représente un grand espoir à terme pour des changements profonds. Leur Constituante se propose, ce qui est décisif, d’élargir par la loi le poids des salariés dans les gouvernances d’entreprise, ce qui serait la clé d’une véritable sortie de crise et une première et très précieuse étape vers l’autogestion généralisée. Malheureusement, le poids de la direction de la FSU dans l’élaboration du programme (avec un des ses anciens secrétaires parmi ses rédacteurs) alourdit et ruine le catalogue en multipliant les remèdes étatiques à toutes les exactions du capital, ce qui est une absurdité sans pareille : on remplacerait une tare par une autre ! Sans doute nous dira-t-on que sans espoir aucun d’être chargé de responsabilités gouvernementales et de mettre en œuvre ce programme, le Front de gauche ne peut qu’en rester à la dénonciation, à la revendication syndicale, à la pression sur la gauche mollement majoritaire qui sera bientôt au pouvoir. Certes. Mais cette attitude, comme celle qui multiplie les promesses d’amélioration immédiate de toutes les couches victimes du capital sans procéder jamais au moindre chiffrage de ces mesures comme au bon temps de Marchais, ne conduit-elle pas à maintenir l’étiage minoritaire du Front de gauche ? Elle ouvre grand la voie au « réalisme » de ceux qui auront à gouverner réellement, les socialistes mollement hollandisés, qui devront bien faire face aux monstrueux déficits (exportations, Etat, sécu, retraites, etc.), tout en relançant une expansion mythique qui n’est plus une exigence anthropologique dans les pays développés, bien plutôt leur ruine écologique assurée, quand le vrai problème est un meilleur partage du travail et des richesses. La tentation, dès le lendemain de l’élection, sera de retomber dans leurs chères ornières de la facilité, de la gestion loyale du capitalisme, annoncées par avance par le candidat, de capitulations sans phrases devant les exigences du marché et que ne manqueront pas de lui hurler à l’oreille ses commensaux européens ? Le Front ne devrait-il pas s’obliger à être vertueux pour deux, pour lui et pour la gauche molle, en fixant des priorités, en ne proposant que des réformes capables d’être financées, en fuyant comme le feu l’étatisation systématique, condamnée par l’histoire du dernier siècle, si douloureuse. Il ne s’agit pas là d’un gadget miracle pour gagner les élections ou glaner quelques voix de fonctionnaires mais du moyen nécessaire sinon suffisant pour devenir hégémonique à gauche, puis dans la nation, de produire une philosophie de la praxis, autrement dit une stratégie du socialisme autogestionnaire, selon le vœu de Gramsci, adaptée à notre situation dramatique (cheminant vers celle de la Grèce ?), sinon aussi fort sera l’espoir placé à l’extrême gauche, plus tragique la désillusion !

Les forces sociales du changement

L’autre question, autrement compliquée, c’est de savoir si la France dispose des forces sociales potentielles, capables de promouvoir un jour un tel programme autogestionnaire et de dépérissement de l’Etat. Le socle existe mieux que jamais : la suprématie numérique d’un salariat plus cultivé, face à une petite minorité d’oligarques dont le parasitisme éclate au grand jour. Il est cependant émietté en sous couches hétérogènes, tout comme l’oligarchie hyper-minoritaire est elle-même relayée par couche plus large de saupoudrage capitaliste ou rentier ou de cadres d’autorité qui ne partagent pas tous les choix des oligarques dont Sarkozy reflétait directement l’essence. D’où les difficultés croissantes avec les radicaux, les centristes, voire le FN, représentant ces couches de moyenne bourgeoisie, de rentiers ou de riches salariés enduits dans l’idéologie conservatrice, voire des couches humbles mais retardataires... L’union des plus défavorisés avec les salariés intellectuels est une obligation. Ce qui suppose des solutions réelles articulant le court et le moyen terme dans une plateforme unifiante, des propositions hardies autant que réalistes, des étapes vers l’autogestion. Et leur traduction par des intellectuels organiques en des termes qui répondent aux besoins du peuple et compréhensibles par lui, sans simplification ni démagogie superflues.

Nous sommes toujours victimes du chaos idéologique après l’échec du premier « socialisme »

La complexité la plus grande réside dans l’extrême dispersion idéologique, aussi bien dans les sphères de la théorie que dans celle des déterminations politiques pratiques. Une évidence s’impose : la régression générale provoquée par l’échec mondial de la première tentative d’invention d’un modèle de société socialiste capable de se substituer au capitalisme. Le fait que nulle part le totalitarisme stalinien ou post, fondés sur l’étatisme bureaucratique, n’ait pu même susciter la moindre transition vers un modèle socialiste acceptable à conduit, y compris dans les théoriciens proches du courant révolutionnaire, à liquider souvent les bases mêmes de la théorie fondée par Marx, enrichie par nombre de chercheurs, au sein ou à l’extérieur du corps de doctrines.

Ainsi de Castoriadis récusant, malgré des analyses souvent précieuses et une foi intuitive dans l’autogestion, les bases mêmes des théories économiques du rédacteur du Manifeste, (baisse tendancielle du taux de profit, etc.) avant que la crise de 2008 ne viennent le démentir en rappelant leur contenu de vérité tenace. Ou de Marcuse affinant remarquablement l’analyse des évolutions contemporaines du capitalisme, mais tombant dans un pessimisme compréhensible devant le stalinisme et l’apparente dissolution du prolétariat traditionnel aux USA et l’absence à ses yeux d’une couche sociale de relève, capable de porter l’effort collectif de la révolution. Que dire d’Althusser introduisant au forceps un dogmatisme structuraliste non mixable à la praxis marxiste et minorant l’autre pôle dialectique de l’individualité sensible ; de Bourdieu, critiquant le marxisme (en fait sa caricature stalinienne) tout en approfondissant son application concrète à des analyses sociologiques pertinentes en ce qu’elles lui doivent, outre sa propre compétence méthodique, à peu près tout ; de Sartre allant chercher chez les hyper réactionnaires Kirkegaard et Heidegger des solutions « ontologiques » et individualistes fumeuses propres à consolider son adhésion formelle au marxisme malgré son aversion pour sa réduction stalinienne ; plus près de nous de Badiou allant chercher lui chez Saint Paul et Mao une justification abstraite, métaphysique, de l’inéluctabilité de la chute du capital (!) ; de Onfray, reprenant avec brio l’essentiel des thèses matérialistes et sociales du maître tout en allant découvrir dans les aléas de sa biographie des raisons fortifiant une incompréhensible exécration. Ainsi même, curieusement, des ultimes tenants de l’autogestion, petite poignée de valeureux disciples - quand il y a 40 ans tous les partis de gauche l’avait mis à leur programme - aujourd’hui un peu perdus dans un découpage en pièces hétéroclites des éléments d’une doctrine de la totalité, gardiens jaloux du temple de la spontanéité, effrayés peut-être de la portée de leur théorie et n’osant jamais ni la radicaliser ni la confronter en mots d’ordre concrets aux tenants réactionnaires de l’étatisme endurci, pourtant son adversaire naturel, fût-il revêtu de défroques d’extrême gauche.

Il y aurait quelque chose d’hilarant, n’était la gravité du problème, dans l’invocation répétée de l’extrême gauche française au renforcement des appareils de l’Etat de domination de l’oligarchie : comment qualifier ces sectateurs du renforcement des moyens hégémonique de leur ennemi mortel, grâce auxquels il peut les mieux maintenir dans leur sujétion ! Panurges, grenouilles, Gribouilles ? A moins qu’ils ne fassent leur l’aporie bolchevique : s’emparer de l’Etat, le renforcer pour mieux le démanteler ensuite ? Il s’agirait, l’histoire l’a montré, d’un redoutable saut périlleux, d’un tête-à-queue mortel. L’étatisme n’engendre le moindre bonheur socialiste, seulement le césarisme et la pénurie. Mais tout se passe, en dépit des dénégations antitotalitaires comme si on n’avait rien assimilé des aberrations du siècle funeste. Malgré le Goulag, malgré le mitterrandisme ou les autres social-démocraties européennes, on procède en théorie comme si tout cela n’avait pas eu lieu et on poursuit les mêmes moulins à vent : si par malheur ils arrivaient au pouvoir, pauvre de nous ! Le plus probable étant le retour assuré de la droite, ricanant : on vous l’avait bien dit ! Une politique de gauche réelle aurait un urgent besoin à la fois de bon sens et de rationalité savante, sa ligne d’action unique devrait résider dans la conviction d’individus armés de conscience, disposant d’outils nouveau sous le fatras de sécrétions idéologiques obscurcies, pour utiliser les normes rassurantes des institutions républicaines acquises, pour procéder à leur nettoyage historique, aux nouvelles conquêtes démocratiques et rationnelles, éliminer l’oligarchie et commencer de changer la société en profondeur. Le début de réunification de fait d’un mouvement politique radicalement anti-oligarchique est un espoir formidable mais force est de clamer que, s’il ne se donne pas le courage de quitter les rivages de la pensée étatique, il est voué à un nouvel échec, plus cuisant encore que les précédents.

Jean-Pierre Lefebvre est l’auteur de Décidez vous-mêmes ! Autogestion et dépérissement de l’Etat. chez L’Harmattan (2012). 12 Euros


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Brèves

1er mars 2012 - BREF HOMMAGE A MENDES FRANCE, par François LEDRU

Chez les Ledru, bourgeois catho (comment puis-je être si différent d’eux ?), les gosses (...)

17 août 2009 - SIGNEZ LA PETITION ANTI-BONUS !

Les grands dirigeants du monde prétendent ne rien pouvoir faire dans leur pays contre le retour (...)

25 mai 2008 - NOUS SOMMES ELUS DU PEUPLE, PAS DE SARKOZY : POUR LA DEFENSE DU DROIT DE GREVE : DESOBEISSANCE CIVILE DES ELUS !

Le 15 mai 2008, le président de la République en titre a osé remettre en cause le droit de (...)
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